• Israël : les secrets de l’opération militaire qui a utilisé des armes biologiques en 1948
    Selon deux historiens israéliens, la Haganah, ancêtre de l’armée israélienne, a utilisé des armes biologiques pendant la guerre d’indépendance, pour empoisonner les puits des villages palestiniens. Trois quarts de siècle plus tard, l’État continue de le dissimuler et n’a toujours pas signé la convention internationale qui l’interdit.

    René Backmann | 31 octobre 2022 | Mediapart
    https://www.mediapart.fr/journal/international/311022/israel-les-secrets-de-l-operation-militaire-qui-utilise-des-armes-biologiq

    (...) L’article d’Abou Sitta révélait surtout le rôle central de David Ben Gourion et de plusieurs figures majeures de l’histoire d’Israël dans la création de l’unité « scientifique » de la Haganah chargée de concevoir ou de se procurer des armes biologiques. Et il le décrivait à la fois comme le stratège et le commandant en chef de la campagne d’empoisonnement des eaux. Celui qui désignait les cibles, choisissait les exécutants, donnait les ordres et recevait les comptes-rendus des opérations. Ce qui aurait dû provoquer au moins un débat en Israël. Cinquante-cinq ans après les faits, trente ans après la mort de l’intéressé.
    Aucune place au doute

    Mais l’auteur des recherches était palestinien, de surcroît membre du Conseil national, le « parlement » de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Et il militait activement pour le « droit au retour des réfugiés », clé à ses yeux d’une paix durable. Ce qui apparemment ne lui conférait pas une crédibilité suffisante pour que ses révélations soient prises au sérieux. Celles que vient de publier la revue historique universitaire britannique Middle Eastern Studies seront plus difficiles à ignorer.

    Les auteurs sont en effet deux des plus célèbres historiens israéliens : Benny Morris, 74 ans, pionnier du groupe des « nouveaux historiens », et Benjamin Kedar, 84 ans, membre de l’Académie des sciences et humanités, lauréat du prix Israël 2020. Les deux sont indiscutablement sionistes. Leur biographie, leurs recherches et leurs écrits les mettent à l’abri de l’accusation d’antisémitisme. Les documents qu’ils ont découverts et sur lesquels s’appuie leur long article, publié le 19 septembre, ne laissent plus aucune place au doute.

    Sous le nom de code « Jette ton pain » (JTP), tiré du livre 11 de l’Ecclésiaste (« Jette ton pain sur la surface des eaux, car avec le temps tu le retrouveras »), la Haganah s’est livrée en 1948, au cours de la guerre d’indépendance d’Israël, à une vaste opération secrète destinée à empoisonner l’eau de plusieurs villages palestiniens. L’opération était de beaucoup plus grande envergure que ce que croyaient savoir jusqu’à présent experts militaires et historiens. Et autour de Ben Gourion, elle impliquait des figures militaires et politiques majeures de l’histoire israélienne.

    « Nous avons découvert beaucoup d’informations nouvelles, reconstitué le déroulement de l’opération, d’étape en étape, trouvé qui l’autorisait, l’organisait et la contrôlait, et comment elle s’est déroulée dans plusieurs zones, racontent les auteurs. Grâce à la connaissance de son nom de code, “JTP”, qui nous avait été confié par l’historien Uri Milstein, nous avons pu éplucher des centaines de dossiers de l’armée et du ministère de la défense. Les censeurs du gouvernement, apparemment, ne connaissaient pas le nom de code et nous ont laissés travailler sans comprendre ce que nous cherchions dans les rapports d’opérations des unités sur le terrain. »

    Et de poursuivre : « En plus, nous avons découvert dans des archives privées une lettre capitale de Ben Gourion datée du 14 mai 1948, et avons interrogé deux personnages clés, l’ancien président Ephraïm Katzir, à l’époque microphysicien et responsable de l’unité scientifique de la Haganah, et l’archéologue Shmarya Guttman, ancien officier de renseignement de l’armée. Enfin, nous avons mis la main sur un mémoire de Rafi Kotzer, commandant d’une unité d’élite dont le nom revient souvent dans les rapports d’opérations. »

    Benny Morris et Benjamin Kedar concluent : « Mis côte à côte, ces documents révèlent que les opérations de Saint-Jean-d’Acre et de Gaza n’étaient que la partie émergée, visible, d’une campagne prolongée, conçue à l’origine pour empêcher les miliciens arabes de revenir dans leurs villages à partir desquels ils harcelaient les colonies juives et les axes de communication. Et conçue aussi pour gêner les armées arabes qui ont envahi la Palestine le 15 mai 1948. »

    Selon les deux historiens, la décision de lancer l’opération « JTP » a été prise dans la nuit du 31 mars, lors de la réunion d’urgence convoquée par Ben Gourion, chef du Yishouv (la communauté juive de Palestine) et de facto ministre de la défense. Aux responsables militaires de la Haganah, il a annoncé que les armées des pays arabes voisins – Égypte, Irak, Syrie, Jordanie – s’apprêtaient à passer à l’offensive et que pour les 650 000 Juifs du Yishouv, la situation s’annonçait très inquiétante, sinon désespérée.

    D’autant que plusieurs convois de la Haganah avaient été attaqués et détruits dans des embuscades entre Tel Aviv et Jérusalem. Il fallait donc trouver une stratégie pour préserver les conquêtes territoriales de la Haganah, c’est-à-dire pour empêcher les combattants palestiniens et leurs alliés arabes de revenir dans les villages qu’ils avaient dû abandonner.

    La méthode utilisée jusque-là pour rendre inhabitables les villages conquis – démolition des maisons au bulldozer et destruction des puits – avait montré ses limites. La solution était donc d’empoisonner les puits, les canalisations et les réservoirs d’eau des villages palestiniens assiégés ou occupés. À aucun moment, semble-t-il, ne s’est posée la question de savoir si cette stratégie violait le protocole de Genève de 1925 interdisant l’usage des armes bactériologiques. (...)