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« … en deçà d’un monde qui ne sait plus nourrir que son propre cancer, retrouver les chances inconnues de la fureur » (André Breton)

  • Bernard Noël au micro d’Alain Veinstein, en 2010, dans l’émission « Du jour au lendemain », à l’occasion de la parution du tome 1 de ses oeuvres rassemblées chez P. O. L. : « Les Plumes d’Éros » — recueil de textes sur l’amour (composés sur plus de 50 ans). https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/bernard-noel-les-plumes-d-eros-est-une-tranche-d-oeuvres-et-une-tranche- #Bernard_Noël #représentation #aliénation #fiction #écriture

    … est frappant le fait que, dès qu’il y a expression — ce que nous faisons quand nous écrivons, quand nous signons, et quand nous parlons après tout —, il y a transfert de l’intimité vers l’extérieur, mais pas séparation — c’est cela qui est extraordinaire. S’il y avait séparation, évidemment, ce serait détachement, alors qu’il y a en permanence communication entre le dedans et le dehors. Et transfert de l’un vers l’autre. Et c’est d’ailleurs ce qui rend dangereux le monde dans lequel nous vivons, parce qu’il n’y a pas de solution de continuité entre « le visuel » et le mental, « le visuel » peut occuper le mental. C’est ce que fait la télévision par exemple. Et « le visuel » qui occupe le mental l’occupe au sens le plus vieux du terme, le plus violent, le plus militaire du terme. De telle sorte que le lieu de la pensée est remplacée par le lieu de la représentation, qui va manipuler le pensée…
    -- On n’a plus nos yeux pour voir…
    -- On n’a plus nos yeux pour voir, parce que nos yeux sont occupés par le flux. C’est pour ça qu’il faut que l’image bouge.
    […]
    -- C’est par les yeux que passe l’amour. Un jour quelqu’un m’a donné une leçon : il m’a expliqué qu’au fond il y avait deux manières de faire l’amour : les yeux ouverts ou les yeux fermés. Les yeux ouverts, c’est un jeu ; les yeux fermés, c’est une fusion — le but, disons.
    […]
    -- Il y a un texte de 1986, intitulé Le Nu, dans lequel vous dites que la beauté n’est pas dans le monde, mais dans les yeux.
    -- Oui, c’est ce que je pense pense profondément : ce sont les yeux qui font que les choses sont belles. Nous n’avons pas les yeux vides, nos yeux sont aussi notre culture. Notre culture, elle est là : immédiate. Les yeux au fond possède un langage qui fait que le monde nous est représenté d’une certaine façon. Quand je pense à la beauté, évidemment, je pense toujours maintenant à Mallarmé qui dit que « nous sommes les formes éphémères de la matière, mais ayant eu la capacité sublime d’inventer la beauté ». Evidemment la beauté est un mensonge, mais lui parle de « glorieux mensonge ». Cette expression me plait beaucoup. Nos illusions sont de « glorieux mensonges ». Ça nous rend maîtres de nos illusions.
    -- Un « glorieux mensonge », c’est une fiction ?
    -- Oui, une fiction. Mais une fiction réalisée. C’est cela qui est étrange aussi. Puisque la fiction, lorsqu’elle est menée jusqu’au bout, avec obstination, finalement elle devient une réalité. C’est une chose qui m’a surpris, en écrivant des récits — des récits qui n’ont aucun soucis de réalisme bien sûr —, comment des récits peuvent avoir des effets de réalité. Les effets de réalité sont finalement une possibilité de l’écriture, à condition de la pratiquer avec un parfait détachement, de la pratiquer que pour elle-même. [Ce] qui veut dire la pratiquer avec assez d’abandon pour perdre la maitrise qu’elle semblera avoir. Ce qui m’étonne c’est qu’après coup elle a l’air d’avoir été maîtrisée alors qu’elle ne l’était absolument pas. Par exemple, tous ces récits sont écrits — une vielle expression à laquelle je n’avait pensé — « au fil de la plume ». Sans maîtrise, sans plan.
    -- En s’abandonnant à Éros.
    -- En s’abandonnant à Éros, peut-être, oui. […] Le Dieu qui reste. Ou du moins celui qui reste, quand tous les autres ont été déplumés, si je puis dire.

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