• Sur le site de l’hebdomadaire Marianne en date du 7 octobre 2012, un débat entre Alain Badiou et Jean-Claude Milner dont voici le résumé de leur position-notamment sur le conflit entre les Palestiniens et l’Etat d’Israël.

    http://www.marianne.net/Badiou-et-Milner-les-meilleurs-ennemis_a223161.html

    et

    http://www.marianne.net/Badiou-et-Milner-les-meilleurs-ennemis_a223161_2.html

    Jean-Claude Milner :

    Je reprends volontiers la formule d’Alain Badiou : le XXe siècle a eu lieu. Mais ce qui a eu lieu, pour moi, c’est d’abord la découverte progressive que le nom ouvrier avait cessé de diviser. Il avait été le diviseur par excellence au XIXe siècle. Il cesse de l’être. Pourquoi ? A cause de la guerre de 1914. Les ouvriers, dans les nations industrielles, acceptent la mobilisation et l’union dans la guerre. Lénine porte sur ce point le juste diagnostic, mais il se trompe en pensant qu’il pourra ranimer la force de division du nom ouvrier, en passant par l’édification d’un Etat ouvrier. Le nom ouvrier, loin de diviser, va réunir ; il devient l’un des multiples synonymes de la cohérence sociale.

    Si le XXe siècle a eu lieu, c’est pour une seconde raison : le nom juif est redevenu un nom politique. C’est-à-dire un nom diviseur. Il l’avait été déjà. Je pense à l’affaire Dreyfus, qui d’un certain point de vue a appris la politique à une génération.

    Hitler a rouvert la question de la capacité de la politique à empêcher la mise à mort de l’adversaire. Il l’a rouverte principalement à propos du nom juif. Il a fait céder la politique ; la fin de la guerre a rétabli la politique, mais elle n’a pas refermé la question. Le nom juif est encore aujourd’hui le diviseur majeur, celui qui convoque la politique à sa limite.

    Cet ensemble de propositions affirmatives me conduit à émettre des critiques. 1) Je considère qu’Alain Badiou a sous-estimé la force imaginaire de l’antijudaïsme, aussi bien en France que hors de France. 2) Symétriquement, je considère qu’il a surestimé la portée politique du nom palestinien.

    Je m’explique. Selon moi, le nom palestinien ne divise qu’en apparence. Au contraire, il crée du consensus : au sein des honnêtes gens (je m’y inclus), qui considèrent tous que les Palestiniens sont dans le malheur ; au sein de ce qu’on appelle encore le « tiers-monde » ; de plus en plus au sein de la gauche euro-atlantique (Europe occidentale et Amérique). En tant qu’il divise en apparence, le nom palestinien promeut une apparence de politique. La question politique réelle apparaît avec le nom qui divise réellement : le nom juif.

    Alain Badiou :

    C’est bien à une mode intellectuelle que se rattachent des thèses comme « le nom ouvrier est mort, le retour du nom juif est notre événement ». Cette vision du siècle n’est-elle pas le fruit quelque peu sec d’un petit groupe de l’intelligentsia française entre 1974 et aujourd’hui ? N’est-ce pas Benny Lévy et ceux qui l’ont suivi, au nombre desquels Jean-Claude Milner, qui, déçus que les proclamations matamoresques de la Gauche prolétarienne ne les aient pas portés au pouvoir, se sont mis à critiquer férocement la « vision politique du monde » et le « progressisme », à jeter aux orties le mot « ouvrier », et bien d’autres avec lui, à faire de « juif » un nom hyperbolique, et de farouchement propalestiniens qu’ils étaient se sont, avec la même certitude d’être la fine fleur du temps, convertis au sionisme le plus intransigeant ? De tels revirements ont l’avantage de transformer un échec patent en lucidité supérieure, et d’être toujours dans le vent.

    Mais voyons les termes précis du litige. Pour commencer par les critiques les plus factuelles, je tiens à redire une fois de plus que je n’ai aucunement sous-estimé ou dénié l’existence, y compris aujourd’hui, y compris dans notre pays, de l’antisémitisme. Je renvoie à mes textes et aux actions auxquelles j’ai participé sur ce point. Mais ce que Jean-Claude Milner, lui, sous-estime de façon quasi monstrueuse, en fait nie, purement et simplement, c’est la puissance presque consensuelle, en France, en Europe sans doute, de l’hostilité aux Arabes et aux Africains noirs, sous le nom convenu d’« immigrés ». Je lui demande raison de cette dissymétrie. En ce qui concerne précisément les agissements de l’Etat d’Israël, ceux-là ne sont pas plus identifiables aux « juifs » que ne l’étaient ceux de Pétain ou de Sarkozy aux « Français », et même moins encore.

    Ensuite, au bas mot, dans ce conflit, le rapport entre les morts violentes de Palestiniens sous les coups des Israéliens et les morts d’Israéliens juifs sous les coups des Palestiniens est de cent pour un. Ceux qui ont dû fuir, abandonner leur terre, assister à la destruction de leurs maisons, être enfermés dans des ghettos et dans des camps, passer des heures pour aller d’un village à un autre, franchir des murs, ce sont les Palestiniens. On s’étonne que le sensible Milner ne soit pas, cette fois, du côté des corps parlants qu’on tue, qu’on humilie ou qu’on enferme. Dans de telles conditions, la question est de savoir par quels chemins passe la seule solution juste : un Etat moderne, c’est-à-dire un Etat dont la substructure n’est pas identitaire, mais historique. Un Etat qui solde cette guerre civile atroce en réunissant les deux parties.

    Ces remarques factuelles nous préparent à dire ceci : il est tout bonnement faux qu’un mot de la politique soit important (soit un « nom », admettons cette convention) à proportion de ce qu’il divise. Autant dire qu’en Amérique aujourd’hui le vrai nom de la politique est le « mariage gay ». Quant à chez nous, il serait plus justifié aujourd’hui que Jean-Claude Milner tienne pour des noms éminents les noms « Arabe » ou « Noir », pour ne rien dire d’« islam » et « islamisme », lesquels à l’évidence infiniment plus que le prédicat « juif », lequel est devenu consensuel au point que Marine Le Pen elle-même n’ose plus y toucher, à la différence de son papa. C’est que ledit papa avait des faiblesses pour les seules politiques que l’on connaisse dans lesquelles le mot identitaire « juif » divise absolument, nommément les fascismes, plus singulièrement le nazisme. On peut même dire que le mot « juif » n’a été un nom politique éminent, selon les critères de Milner, et donc au vu de ses pouvoirs de division, que dans le nazisme et ses succursales. Mais peut-être Milner considère-t-il désormais que toute politique s’apparente au nazisme ? Je reviendrai sur ce qui conduit sa pensée à un antipolitisme radical. Un nom est politique, dirais-je quant à moi, s’il inscrit une idée du bien, dans l’ordre de l’action collective, du mouvement historique réfléchi dans une organisation de cette action. En ce sens, du reste, il n’y a aujourd’hui que deux mots politiques fondamentaux (deux noms) : la démocratie, qui prétend unifier le monde de la vie collective sous la loi extérieure du capitalisme concurrentiel, et le communisme, qui prétend l’unifier sous la loi immanente de la libre association.

    Mais Jean-Claude Milner, comme Glucksmann, ne pense qu’à partir du mal. Il est comme ce parlementaire, M. de Mun, à qui Jaurès lançait : « Vous aimez les ouvriers, monsieur de Mun, vous les aimez saignants ! ». Sa pensée s’alimente aux désastres. Il nous l’a dit : la seule chose qu’on puisse, qu’on doive espérer, c’est de mettre fin aux massacres, c’est de condamner les mises à mort. En matière de pensée « politique », Jean-Claude Milner a grandement besoin de victimes, d’ouvriers saignants, de peuples martyrs.

    Malheureusement, les massacres trouvent leurs racines non dans l’abstraction de « la mise à mort des êtres parlants », mais dans des politiques précises, dont on sait qu’elles ne sont combattues efficacement que par d’autres politiques. S’opposer aux massacres n’a aucune consistance si cette opposition n’est pas nourrie par l’idée d’une politique absolument différente, idée qui seule peut proposer une forme d’existence collective dans laquelle le recours au massacre est exclu.

    Je crois qu’au bout du compte la thèse de Milner, c’est que la politique n’existe pas, ou même qu’elle est toujours nuisible, et que la seule chose qui compte est la morale de la survie des corps.

    Voici par contraste ma position résumée : ce qui a commencé au XIXe siècle, c’est le mot « communisme ». Il a expérimenté au XXe sa possible surpuissance, sous la forme d’une fusion entre politique (communiste) et Etat (de dictature populaire). Il faut revenir à la séparation des deux, ce qui exige une sorte de recommencement politique. Toute autre orientation, singulièrement le moralisme de la survie des corps, revient à entériner la domination, sous le mot clé « démocratie », du capitalisme déchaîné dont nous expérimentons le déploiement planétaire, prenant ainsi l’entière mesure de son infamie. Communisme ou barbarie. Jean-Claude Milner confirme, en tant que « professeur par l’exemple négatif », que nous en sommes bien là.

    Le mot de la fin est accordée à Jean-Claude Milner. Pour lui, les Palestiniens se font tuer pour que « les Etats voisins se maintiennent ». On pourrait lui poser la question suivante : "Pourquoi ces Etats ont fait la guerre à Israël en 1947-1948, durant l’expédition de Suez en 1956, la guerre des six jours en 1967, la guerre d’octobre 1973,l’annexion du Golan syrien en décembre 1981 (alors qu’aucune menace n’était perceptible), l’invasion du Lban en 1982, la guerre du Liban de juillet 2006, la guerre de Gaza décembre 2008-janvier 2009 et la toute dernière encore contre Gaza en novembre 2012 ?

    Dans tous les cas y compris en 1947-1949 Israël avait mené des guerres de type préventive. Le problème avec Jean-Claude Milner c’est que le référent « Etats-voisins » n’est pas clairement désigné. Il n’y a aucune référence au projet colonial qu’est le sionisme qui nie purement un simplement (négationnisme) le peuple palestinien et son passé en rasant toute trace et tout vestige historique.

    Je rappelle la décision de Ysrael Katz, ministre israélien des Transports, de juillet 2009 de judaïser tous les noms arabes des villages palestiniens occupés des panneaux indicateurs pour garder uniquement les termes hébreu.

    Jean-Claude Milner

    [...]

    Je ne veux pas m’attarder sur l’éventuelle superposition entre le refus d’un tel Etat et un antijudaïsme. Cette superposition existe, mais je ne ferai pas l’injure à Badiou de la lui imputer. Que la naissance de cet Etat ait été immédiatement suivie d’une guerre, qui le niera ? Cette guerre dure encore. Qu’elle provoque des morts nombreuses, qui en doute ? Il ne peut en être autrement. Les Palestiniens qui meurent sont persuadés qu’ils meurent à cause de l’existence d’Israël. Qu’ils en soient persuadés, c’est indubitable. Mais rien ne prouve qu’ils aient raison.

    Aujourd’hui, les Palestiniens se font tuer pour que les régimes en place, dans les Etats voisins, se maintiennent. C’est pourquoi je juge que la division induite par les Palestiniens ramène à un consensus, dont la majorité automatique de l’ONU est une expression parmi d’autres. Le nouveau pouvoir en Egypte annonce – vrai ou faux – qu’il se chargera lui-même de la destruction ; du même coup, le nom palestinien est effacé. Preuve que les Palestiniens ne meurent pas pour eux-mêmes. Ils meurent pour que leurs prétendus alliés et leurs prétendus chefs continuent d’être indifférents à leur sort.

    Puisqu’on me demande un certificat de sensibilité, j’avouerai que cet état de choses me touche parce qu’il est de part en part habité par le mensonge. Ce mensonge qui fait que le Palestinien se murmure, en mourant, qu’Israël l’a tué. Non, ce qui tue le Palestinien, c’est ce mensonge même. Parallèlement, l’Israélien s’imagine souvent qu’il meurt à cause des Palestiniens. C’est évidemment faux. Il meurt parce qu’il est identifié à un juif et parce que certains puissants ont besoin qu’un juif ne sache jamais si sa survie est assurée.

    Face à cela, Badiou appelle de ses vœux un Etat moderne dont la substructure ne soit pas identitaire mais historique. A mes yeux, la proposition a le même statut de fiction rationnelle que l’hypothèse communiste. Elle n’a de sens que si on accorde à Badiou la totalité de son système. Ce que je ne fais pas. Qui peut imaginer que puisse subsister un tel îlot d’exception dans une zone faite d’Etats dont la substructure est identitaire, où l’historique et l’identitaire entrent en constante intersection ?

    Qui peut imaginer que quoi que ce soit puisse se stabiliser entre Israéliens et Palestiniens, alors que la Syrie, l’Egypte, l’Iran, l’Irak et j’en passe sont pris dans les rets de l’instabilité ? Nulle part dans le monde on ne peut faire mieux que des bricolages ; dans cette zone du monde, les bricolages ne peuvent pas aller au-delà de l’armistice. Est-ce une allégeance à une doctrine du mal ? J’admets que je tiens le cours du monde pour voué au désordre indéfini, mais la mise en équation du désordre et du mal, c’est du platonisme. Or, je ne suis pas platonicien.