• Eléments d’une critique de Heidegger . Textes et extraits réunis par Alexander Neumann.
    Walter Benjamin et Theodor W. Adorno
    http://journals.openedition.org/variations/2219

    1 Dès 1930, Walter Benjamin a l’intention de désintégrer Heidegger, sans se douter encore que le philosophe allait voter pour Hitler dès l’année suivante avant d’adhérer au parti nazi de 1933 à 1945 :

    Nous avons mis en place un projet consistant à désintégrer Heidegger (den Heidegger zu zertrümmern) à travers un cercle de lecture bien délimité qui devait être dirigé par Brecht et moi même au cours de l’été (1930). Malheureusement, Brecht, qui est assez mal en point, va partir en voyage prochainement, et je ne peux pas prendre en charge le projet tout seul.

    2 W. Benjamin, lettre à Gersholm Scholem (1930), in Briefe, Suhrkamp, 1993, p.512, nous traduisons.

    3 Dans les matériaux pour le Livre des passages, réunis pendant l’exil parisien de Benjamin, la perspective critique est ainsi nommée :

    Ce qui distingue les images des « essences » de la phénoménologie, c’est leur marque historique. (Heidegger cherche en vain à sauver l’histoire pour la phénoménologie, abstraitement avec la notion d’"historialité").1

    4 Il poursuit :

    La marque historique des images n’indique pas seulement qu’elles appartiennent à une époque déterminée, elle indique surtout qu’elles ne parviennent à la lisibilité qu’à une époque déterminée. Et le fait de parvenir « à la lisibilité » représente certes un point critique déterminé dans le moment qui les anime. Chaque présent est déterminé par les images qui sont synchrones avec lui (...). Avec lui, la vérité est chargée de temps jusqu’à en exploser. (...) Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou le présent éclaire le passé. Une image, au contraire est ce en quoi le l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes : l’image est dialectique à l’arrêt.

    5 Benjamin conclut :

    Seules les images dialectiques sont des images véritablement historiques, c’est à dire non-archaïques. L’image qui est lue (...) porte au plus haut degré la marque du moment critique, périlleux, qui est au fon de toute lecture."

    6 Plus loin, cette question :

    Le réveil serait-il la synthèse de la thèse de la conscience du rêve et de l’antithèse de la conscience éveillée ?

    7 W. Benjamin, Paris Capitale du 19ème siècle / Le livre des passages, Les éditions du Cerf, 1989, p.479.

    8 Adorno salue cette approche :

    En lieu et place de la philosophie transcendantale, une philosophie de l’expression, grâce à l’intervention de Benjamin à l’encontre de toute définition classificatoire des concepts. Sa proposition devance à bien des égards la philosophie du discours de Heidegger ; mais au fond les deux sont irréconciliables. Selon Benjamin, la recherche de la vérité envisage un noyau historique, qui réfute le concept même d’un être pur ontologiquement.

    9 Th. W. Adorno, 1965, Vermischte Schriften, I, Suhrkamp, p.181 (nous traduisons).

    10 La notice des éditions Suhrkamp, dédiée à la publication des cours francfortois d’Adorno qui servent d’espace d’élaboration à sa critique livresque de Heidegger, constate l’affinité entre les approches de Benjamin et Adorno :

    Le cours d’Adorno de 1960/61 tient lieu d’un livre sur Heidegger qu’Adorno n’a pas écrit et n’a pas voulu écrire. Il s’agit cependant de l’exécution tardive d’un projet que Walter Benjamin avait envisagé dès les années 1930, sans le faire aboutir : « désintégrer Heidegger » (den Heidegger zertrümmern). Adorno n’avait pas besoin d’être rappelé à ce plan de son ami ; comme lui il avait réagi en refusant l’ontologie fondamentale, bien avant le redoutable discours du rectorat de Heidegger (de 1934, ndlr).

    11 Adorno, Ontologie und Dialektik, Suhrkamp,2008.

    12En cours, Adorno dit :

    Mesdames et Messieurs, lors de la dernière séance, j’avais commencé à vous exposer la structure de l’ontologie fondamentale, dont toute la méthode ne sert qu’à fournir l’occasion à sa critique qu’il s’agit de lui opposer.

    13 Adorno, Ontologie und Dialektik (1960/61), Suhrkamp, 2008, p.124 (nous traduisons).

    14 La Dialectique négative, qui s’élabore dans ces cours, débute par ce constat :

    En Allemagne, les ontologies, particulièrement celle de Heidegger, continuent d’agir sans qu’effrayent les traces du passé politique. Tacitement, l’ontologie est comprise comme une disposition prête à sanctionner un ordre hétéronome dispensé à se justifier devant la conscience. Le fait qu’en haut lieu, de telles explications soient démenties comme méprise, glissement dans l’ontique, manque de radicalité de la question, a pour seul résultat de renforcer la majesté de l’appel : moins on peut la fixer en des contenus déterminés qui permettent à l’entendement indiscret d’accrocher, et plus l’ontologie parait fascinante. L’insaisissable devient l’inattaquable. Qui refuse de faire partie des suiveurs est un suspect, spirituellement sans pays natal

    15 Adorno, Le besoin ontologique in Dialectique négative (1966), Payot poche, 2003, p.79.

    16 Adorno précise que La dialectique négative comprend, intellectuellement, un autre livre qui entend désintégrer Heidegger, Le Jargon de l’authenticité. C’est la raison qui justifie que les deux textes soient publiés en un seul volume dans les écrits d’Adorno, chez Suhrkamp.

    L’auteur a conçu le Jargon de l’authenticité comme une partie de la Dialectique négative. S’il l’en a écarté, ce n’est pas seulement parce que son étendue était disproportionné au reste de l’ouvrage. Les éléments de physiognomie et de sociologie de la langue ne s’intégraient plus très bien au plan du livre. L’opposition à la division intellectuelle du travail veut qu’on la réfléchisse au lieu de l’ignorer. Le Jargon est bien philosophique dans son intention et dans sa thématique.

    17 Notice de l’auteur, in Jargon de l’authenticité (1964), Payot poche, 2009, p.41.

    18 Ici Adorno pénètre le jargon heideggérien, et ses implications idéologiques.

    Le paragraphe 50 de Etre et temps qui s’intitulé, sans que les caractère d’imprimerie en rougissent : ’Pré-esquisse de la structure ontologico-existentiale de la mort’, contient cette phrase : Beaucoup de choses peuvent néanmoins précéder le Dasein comme être-au-monde (en français dans le texte)". On a, un jour, attribué à un aphoristicien de bistro francfortois cette parole : « Celui qui regarde par la fenêtre se rend compte de beaucoup de choses. » C’est à ce niveau que Heidegger esquisse sa conception de l’authenticité, en tant qu’être-pour-la-mort.

    19 Adorno, Jargon de l’authenticité, Payot 2009, p.165

    20 Dans ce jargon, la mort n’intervient ici qu’en tant que discours abstrait, car Adorno précise :

    La réflexion sur la mort est dénigrée de façon anti-intellectualiste, au nom de quelque chose qui est présumée plus profond, et remplacée par « l’endurance », dans un geste de silence intérieur. (...) « Le sacrifice nous rendra libres », écrivit en 1938 un fonctionnaire national-socialiste, (...). Heidegger rejoint cette parole.

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