• Dr Alice Tryphon (pseudo dans le 99 de la revue Pratiques)

    Faire deux gardes de 24 heures en un grand week-end de trois jours, c’est saisissant. Quand on ne travaille plus en unité d’hospitalisation, mais seulement en ambulatoire, cette immersion totale vous fait sauter à la gueule à quel point l’institution est malade et les soins devenus impossibles. Ça m’est arrivé.
    Bien sûr, croiser toute souffrance humaine, c’est fatigant, voire éprouvant. Mais ça, c’est mon travail. Je suis là pour cela, formée pour cela, j’ai appris le métier et l’apprends encore. C’est un métier passionnant.
    L’activité clinique d’un psychiatre de garde dans un hôpital spécialisé consiste à faire les admissions et à prendre en charge les urgences intra-muros. Dans un cas comme dans l’autre, on est dans le dur de la souffrance psychique : tentatives de suicides, graves ou moins graves, décompensations délirantes, angoisses qui peuvent amener de l’agitation, parfois une agression, dépression, alcoolisme… se traduisant par des symptômes suffisamment bruyants ou envahissants pour que la personne soit hospitalisée. Il s’agit de rencontrer le patient pour l’interroger sur le fait qu’il se passe quelque chose pour lui. Ces rencontres sont des moments ponctuels dans le parcours d’un patient, mais importantes.
    Mais encore faut-il être disponible pour cela. Or l’institution est devenue tellement folle que tout revient à essayer de tenir le choc et ne pas perdre la tête soi-même. Non seulement les procédures légales envahissent le quotidien (trois heures passées devant l’ordinateur à renouveler les « décisions d’isolement ») sans bénéfice pour les patients, le matériel ne fonctionne pas, mais surtout les relations entre les individus, administratifs, soignants et soignés sont extrêmement dégradées. Les uns exercent leurs petits pouvoirs sur les autres, y compris à l’intérieur de chacun de ces groupes et les disqualifications s’empilent. L’administrateur de garde qui prend une décision d’admission à ma place, sans considération clinique, mettant les soignants en grande difficulté pour l’accueil du patient. Les psychiatres des urgences qui mentent sur l’état clinique des patients pour les faire admettre quoi qu’il en coûte. Des infirmiers qui ne veillent plus aux conditions minimales de sécurité des patients, mais seulement au respect de leur propre tranquillité. Des personnels qui ne supportent plus les patients.

    Jean Oury avait dit : « Qu’est-ce que je fous là ? ». Question essentielle qui revient à interroger la place que l’on occupe auprès d’un patient psychotique souffrant.
    Mais là, c’est à un autre niveau que cela se joue. Qu’est-ce je fous là, dans ce merdier, dans ce système qui ne soigne plus, qui ne réfléchit plus, avec des professionnels dans le passage à l’acte ? Des personnels qui confondent leurs missions, qui jouent de leur pouvoir, qui viennent tout juste gagner leur paye…
    Des professionnels qui démissionnent, qui sont sans cesse ailleurs, souvent dans leur portable, ou dans leurs pensées, pas auprès ni du côté des patients.
    Tout cela est beaucoup plus fatigant à se coltiner que la folie des patients et est très inquiétant en raison du renoncement de beaucoup à occuper une fonction soignante.

    Alors que faire face à cela ? Des rapports ? Écrire à la direction ? Aux chefs de pôle concernés ? Pfff… Même la messagerie interne ne fonctionnait plus ce jour-là !
    Surtout s’en remettre à nos capacités à créer les conditions des soins. S’asseoir autour d’une table, administratifs, personnels et patients et questionner l’institution, la réinventer dans l’unique but de soigner ces derniers. « Soigner l’hôpital » pour pouvoir « soigner les malades ». Herman Simon, psychiatre allemand, l’a dit en 1929. D’autres l’ont mis en pratique : Bonnafé, Tosquelles, Daumézon, Oury et bien d’autres îlots ici et là continuent d’y travailler… Ça s’appelle la psychothérapie institutionnelle.
    C’est possible, ça dépend de nous.