marielle 🐱

« vivere vuol dire essere partigiani » Antonio Gramsci

  • « Pour les mobilisations :
    celui qui n’a pas peur est fou, celui qui a peur de la Peur est vaincu.
    Reste le courage. »

    Dissuasion par la peur et domestication de l’homme : au cƓur des rĂ©pressions contemporaines.
    ▻https://qg.media/blog/haroldbernat/dissuasion-par-la-peur-et-domestication-de-lhomme-au-coeur-des-repressions-con

    « Il y a des gens qui ont peur,

    ça c’est de leur faute,

    des gens qui ont peur et qui n’assument pas leur peur. »

    Jacques Brel

    Jean Baudrillard (1929-2007) nous avait pourtant donnĂ©, quelques mois aprĂšs le mouvement social de Mai 68, une petite clĂ© fort utile pour comprendre ce que signifiait dĂ©sormais la rĂ©pression dans les sociĂ©tĂ©s contemporaines. Dans un texte lucide, publiĂ© dans la revue Utopie en mai 69, Le ludique et le policier, il Ă©crit : « La rĂ©pression, en pays civilisĂ©, n’est plus une nĂ©gation, une agression, c’est une ambiance. C’est la quotidiennetĂ© pacifiĂ©e, oĂč s’efface la distinction entre le ludique et le policier. Autrement dit encore, la rĂ©pression gĂ©nĂ©ralisĂ©e, qui se traduit par l’intĂ©riorisation des contraires (intellectuels et sexuels) et oĂč l’instance rĂ©pressive devient maternelle, est le lieu d’une intense participation. » Devenir le complice consentant de sa propre rĂ©pression de façon ludique et forcĂ©ment bienveillante. Nous n’avons pas besoin d’un Ă©niĂšme mot anglais (le nudge) pour comprendre ce dispositif extrĂȘmement efficace de dissuasion. Cette rĂ©pression ne s’exerce pas sur des contenus manifestes potentiellement subversifs, elle les empĂȘche. Ces contenus n’auront plus besoin d’ĂȘtre censurĂ©s, ils n’existeront pas. De ce point de vue, les CRS ne sont que la forme spectaculaire et datĂ©e de cette rĂ©pression. Des dispositifs plus puissants, plus intimes, traversent les consciences et font courber l’échine avec une efficacitĂ© que n’aura jamais la matraque. Si les fondĂ©s de pouvoir du capital se permettent dĂ©sormais d’éborgner et de mutiler des manifestants sans que cela Ă©meuve plus que ça c’est que la dissuasion a dĂ©jĂ  fait son Ɠuvre sur un autre terrain. Une action plus invisible, sur un terrain autrement moins spĂ©culaire : l’intime. Son moyen : une ambiance rĂ©pressive qui dissuade en injectant quotidiennement une peur diffuse tout en rassurant les consciences ensoleillĂ©es. Un mĂ©lange de ludique et de policier, le marchĂ© de NoĂ«l, ses drones de surveillance, son plan Vigipirate et ses fouilles au corps. Bon vin chaud. Alertes gouvernementales, seuils en tous genres, niveaux de sĂ©curitĂ©, plans blancs ou Ă©carlates, nouvel ancien virus et huitiĂšme vague en attente de la quinziĂšme. Il est d’ailleurs important que l’on ne sache plus du tout de quoi on parle, cela participe de l’ambiance. La menace distillĂ©e en pastilles de couleur, vagues et seuils d’alerte est un spectre. Il est partout, vous n’y Ă©chapperait pas, y compris avec un surcroĂźt de discernement. Tout est construit pour que la place de la peur soit sans issues.

    Neutraliser pour que « Ă§a passe » comme le rappelait Edouard Philippe au mardi de l’ESSEC, ce haut lieu de la pensĂ©e critique et politique. Quoi ? Tout. Les rapports bidons des parasites de l’argent public, la corruption des familles, Kohler et Pannier-Runacher, la liste est longue, la litanie des affaires, les rĂ©formes qui masquent de plus en plus mal la guerre du capital contre le travail, la nullitĂ© intellectuelle et morale de fausses Ă©lites, les pornosophes. Tout. Cette nouvelle doctrine du maintien de l’ordre peut compter sur une ingĂ©nierie sociale parfaitement rouĂ©e. Des cabinets de conseils grassement payĂ©s par les deniers publics servent Ă  produire le niveau de rĂ©pression sociale compatible avec le caractĂšre anti-social de leurs Ă©moluments. La charge policiĂšre ou la nasse tĂ©moignent de l’échec relatif de cette doctrine quand le manifeste des corps rĂ©voltĂ©s tĂ©moigne bruyamment dans la rue des limites de la dissuasion des esprits. La matraque corrige en bout de course les ratĂ©s de l’ingĂ©nierie sociale et de la dissuasion mĂ©diatique. Rien de plus. Une infime minoritĂ© du corps politique aura d’ailleurs droit Ă  la matraque pour avoir dĂ©fendu les intĂ©rĂȘts d’une Ă©crasante majoritĂ©. Alors laissons un instant de cĂŽtĂ© le « folklore obsessionnel inspirĂ© par les CRS, l’objet de consommation n°1 de l’imaginaire rĂ©voltĂ© » (Le ludique et le policier, op. cit.) pour nous tourner vers cette ingĂ©nierie de la peur et de la dissuasion, stupĂ©fiante d’efficacitĂ©. La question est au fond trĂšs simple : comment ça marche la rĂ©pression sociale ? Et une autre, aussi simple que la premiĂšre mais pourtant redoutable Ă  penser : comment tenir les hommes sans raison ?

    TĂąchons de faire les bons liens entre la peur, l’intime, la dissuasion et la rĂ©sultante rĂ©pressive de ce travail des Ăąmes en haut rĂ©gime de capitalisme avancĂ© et de basses Ă©nergies politiques. Commençons par la peur. Les rĂ©gimes de peur diffuse, parfaitement compatibles avec les sociĂ©tĂ©s contemporaines, permettent d’organiser le parc humain. Si cette stratĂ©gie n’est pas nouvelle, elle est dĂ©jĂ  bien prĂ©sente dans le LĂ©viathan (1651) de Thomas Hobbes (1588-1679), elle a aujourd’hui des outils de dissuasion massive Ă  sa disposition. Le mĂ©dia de masse terrorise et il n’y a de terreur collective qu’à travers lui. Aucune distinction Ă  faire entre le dispositif de communication de masse et la peur qui traverse les masses. L’erreur est certainement d’avoir associĂ© la peur aux rĂ©gimes les plus manifestement violents, les plus Ă©videmment liberticides. La constante rĂ©surgence de l’imaginaire nazi, l’omniprĂ©sence de la figure d’Hitler dans les copies de philosophie en terminale atteste de ce fait : nos rĂ©gimes dĂ©mocratiques, les droits de l’homme en super hĂ©ros, sans que l’on se donne la peine d’y regarder de plus prĂšs, nous prĂ©servent fort heureusement de cette grande peur, du retour de la bĂȘte immonde. Tout est lĂ , nous prĂ©serve. Nous serions donc collectivement en sursis, toujours sous le coup de la menace, y compris et surtout en temps de paix. Autrement dit, la grande peur, appelons cette peur « la Peur », sert de menace pour distiller une inquiĂ©tude constante, au compte-gouttes : la peur de la Peur. La rhĂ©torique anti-totalitaire, car il s’agit avant tout d’un discours, aura servi pendant des dĂ©cennies Ă  masquer ce poison de la peur de la Peur parfaitement instrumentalisĂ© par des pouvoirs aujourd’hui financiers qui se mĂ©fient par-dessus tout de la libertĂ© politique. Qu’elle prenne la forme de la subjectivitĂ© rĂ©voltĂ©e ou de la souverainetĂ© des peuples, la libertĂ© politique doit ĂȘtre tenue en respect au nom de la paix des commerces, des services, des biens et du rĂšgne sans partage des banquiers, dits d’affaires pour le sĂ©rieux. Nous ne sommes pas Ă  la Poste Ă  vĂ©rifier le solde du compte courant. Un peu de sĂ©rieux avec François de Rugy, nouveau banquier d’affaire.

    Hobbes, dans le LĂ©viathan, ce livre aux fondements de la philosophie politique moderne, a fait de la peur l’élĂ©ment moteur de la sortie de l’état de nature. Ce serait la peur d’une vie brĂšve, violente, brutale et courte, misĂ©rable en un mot, qui aurait poussĂ© les hommes Ă  passer un contrat de soumission lĂ©gitime. La peur pour sortir de l’état de nature. C’est l’idĂ©e centrale du chapitre XIII sur l’état de misĂšre primordial des hommes dans le LĂ©viathan de Thomas Hobbes. Les partisans de cette thĂšse n’ont Ă©videmment nuls moyens rationnels et encore moins raisonnables de la fonder. Ils nous enseignent par contre leurs peurs qui s’étendra dĂ©sormais aux confins de l’univers des hommes, qui se cachera derriĂšre chaque commerce comme une menace toujours prĂ©sente, cette peur, leur peur qu’il faudra impĂ©rativement dompter. Pour dompter la peur, il faut dresser l’homme Ă  la logique de peur, exercer la peur. Dominer la peur par la raison, par un surcroĂźt de rĂ©flexion ? Non, trop risquĂ©, les ombres pourraient se dissiper en laissant le pouvoir nu. C’est la peur qui corrigera la Peur dans une circularitĂ© vertigineuse entre dispositifs pour la susciter et stratĂ©gies pour l’apaiser. On monte par la peur et l’on rĂ©gente en promettant de l’éliminer tout en la maintenant au sommet du narratif politique et de la construction du simulacre.

    Un immense dispositif de mise en scĂšne/conjuration de la peur fera office de philosophie politique ou d’opinion commune : il y a toujours pire, plus terrifiant, encore plus menaçant. Ayez peur, on vous protĂšge. Dans cette surenchĂšre, il est possible, sans grande rĂ©sistance, de repousser trĂšs loin les libertĂ©s civiles. De les effacer. Un SĂ©nateur ventripotent, macroniste pour l’étiquette qui rend possible la rĂ©Ă©lection des petits fours, François Patriat, vous explique que ce n’est pas le moment de parler augmentation de salaires car « nous sommes au bord d’une guerre thermonuclĂ©aire ». La sottise crasse qui mange bien, Ă  peu de frais pour lui, ne doit pas nous faire oublier ce qu’elle dit de l’ambiance et ça marche. Pour une peur grotesque, mille autres passeront inaperçues. D’autant plus redoutables qu’elles ne heurtent personne. Peur du terrorisme, du Virus, majuscule oblige, de la crise, peur du migrant, figure indiscernable vomie depuis les terres noires, peur du retour de la bĂȘte immonde, un classique. Hitler nous est contĂ©. Discours de lĂ©gitimation sans raisons, plutĂŽt pratique. Il fera justement autoritĂ©. Exploitation de la Peur comme une donnĂ©e naturelle, ce sur quoi la raison n’aurait aucune prise, ne doit avoir aucune prise. Mais il s’agit lĂ  d’un artifice, d’une ruse, d’une stratĂ©gie pour domestiquer les Ăąmes, tenir, parquer, dresser, contraindre. Les rĂšgles du parc humain supposent un terrain favorable. Il sera enrichi de belles peurs, nourri Ă  cet engrais-lĂ , l’engrais du pire des mondes possibles, catastrophique mais n’ayez crainte, nous allons vous sauver. Des dispositifs sont en place. Le meilleur des mondes possibles attendra. C’est de la mort subite dont nous parle Hobbes quand il Ă©voque l’homme, cet animal mortel. Survivre en donnant au LĂ©viathan de quoi nous guider. Que l’État nous amĂšne Ă  la mort n’est pas exclu si cette mort nous protĂšge collectivement de la grande Peur terminale. Il faudra y croire, nous n’avons pas le choix, tout le reste est bien trop terrifiant.

    Étrange fondement politique : fuir la peur Ă  n’importe quel prix. Cette fuite aura Ă©videmment un prix encore plus Ă©levĂ© Ă  savoir l’insĂ©curitĂ©, l’angoisse et le refus de ce qui fait de nous des hommes. Car la peur n’est pas simplement Ă  fuir dans une fuite sans fin qui nous rendra toujours plus faibles devant ceux qui nous « protĂšgent ». Elle est aussi une composante essentielle de notre libertĂ©. Ici nous retrouvons la question de l’intime, de ce qui fait de nous des ĂȘtres sensibles. Institutionnaliser la gestion des peurs revient Ă  amputer l’homme d’une de ses dimensions affectives, extirper la peur pour mieux aliĂ©ner les moyens de lui faire face. Pour affronter mes peurs, je dois en passer par le pouvoir qui aura le monopole de la peur lĂ©gitime : un gardien de l’ordre, par dĂ©finition, ne fait jamais peur, il vous Ă©vite d’avoir peur. Le visage en sang et un Ɠil en moins, il faudra s’en persuader. Qu’est-ce qui est digne de faire rĂ©ellement peur ? Ce que je ressens comme menaçant ou l’ennemi officiellement dĂ©signĂ© ? Vais-je me faire confiance et Ă©couter mes peurs ou vais-je suivre la peur mise en scĂšne, celle qu’on me propose comme la peur dont il faut avoir peur, la grande Peur ? Dans Conjurer la peur : Sienne, 1338. Essai sur la force politique des images (Seuil, 2013) Patrick Boucheron nous rappelle ce principe de l’art de gouverner : si tu ne peux faire croire, fais peur. « Le mot d’ordre de tous les dirigeants dans l’histoire du monde : faire peur, Ă  dĂ©faut de faire croire – sans jamais rien faire comprendre : assurĂ©ment le meilleur moyen pour se faire obĂ©ir ». Faire peur ne suffit pas, il faut d’abord administrer la peur, la manipuler et pour cela l’isoler des autres forces Ă©motionnelles qui lui sont attachĂ©es. Que reste-t-il du courage chez celui qui passe son temps Ă  fuir sa peur ? Que reste-t-il de volontĂ© chez cet homme qui prĂ©fĂšre ne rien comprendre que d’avoir peur ? La lĂąchetĂ© vient aussi avec la peur de la Peur. Avec elle l’ignorance et la soumission. Mais le constat est aujourd’hui sans appel : la peur de la Peur sert le maintien d’un ordre qui ne se pense plus. Avoir peur, c’est dĂ©jĂ  obĂ©ir. Sans raison. Le management autoritaire sait cela trĂšs bien. On ne sanctionne pas le fonctionnaire, on ne le mute pas « pour intĂ©rĂȘt de service » avec un dossier vide mais pour faire peur Ă  ceux qui auraient, dans leur coin, en dĂ©pit de la dĂ©politisation encouragĂ©e, une vellĂ©itĂ© de rĂ©volte forcĂ©ment illĂ©gitime puisqu’elle n’est pas « dans les clous »...