• Sens dessus dessous
    https://lundi.am/Sens-dessus-dessous

    À défaut d’avoir mis la France à l’envers (tout juste une voiture, c’était rue des Boulets), le (non-)mouvement contre la réforme des retraites a retourné quelques convictions, peut-être aussi quelques cerveaux. À première vue c’est à n’y rien comprendre. Rembobinons : cinq ans plus tôt, « on » constatait l’apparente perte de contrôle des syndicats sur leur propre folklore (le 1er mai lui-même leur échappait), un an plus tard on se demandait, avec gravité, si l’Élysée pouvait être pris d’assaut (en gilet de sécurité), voire s’il était légitime de mobiliser des blindés pour l’empêcher. Deux ans après encore, on se questionnait en long, en large et en podcasts, sur le monde d’après, à quel point il serait si fliqué ou si différent. Aujourd’hui, hiver 2023, « on » se réjouit de voir fleurir les poussettes en manifs, on se demande si un porte-parole syndical ne ferait pas un bon président, on écoute l’un de ses collègues féliciter le préfet de police, on ose comparer l’assemblée nationale à une zone à défendre. Les Gilets Jaunes sont portés disparus, ou plutôt dissous dans un nouveau sujet éditorial, la « France des sous-préfectures », voire celle « des barbecues ». L’« ultra-gauche » se révèle plus indétectable qu’un ballon chinois, seule la presse régionale croit voir encore sa main derrière les actions les plus insignifiantes.

    (...) "On l’a fait !", le million, puis les deux millions. Plus que lors du précédent mouvement des retraites. Un chiffre qui rassure, comme s’il suivait un traumatisme, comme s’il fallait prouver qu’on puisse encore faire société - après qu’elle fut menacée, celle-ci, par la plèbe, puis par une pandémie. Un chiffre qui est appuyé par un autre, celui des signataires de la grande pétition, et encore par un autre, le pourcentage des français opposés à la réforme, voire favorables au blocage du pays. Face à ces gros-gros chiffres, le gouvernement devrait s’incliner, ou tout du moins ouvrir le dialogue avec la rue, pardon avec ses représentants, en fait avec les leaders syndicaux. Ce serait une victoire pour nos droits sociaux, mais plus encore pour la démocratie.

    Vu la manière dont cette protestation est menée, on peut se demander s’il ne s’agit pas moins d’un mouvement contre les retraites que pour la démocratie. Après avoir été écrasés, les corps intermédiaires réclament leurs droits. « La vraie démocratie, elle est ici. ».

    (...) Pour enfoncer le clou, les principales directions syndicales avaient accouru aux pieds de Macron pour lancer un appel au calme conjoint après les émeutes du 1er décembre 2018. La CGT, constatant qu’une partie de ses militants était aussi sur les ronds-points, avait quant à elle tenté peu avant Noël de faire diversion avec ce qui s’avèrera être la manifestation la plus ridicule de l’année. Elle confirmait ainsi préférer se couvrir de ridicule que soutenir ce qui lui échappait, qu’importe l’orientation de sa base.

    (...) D’ailleurs, qu’est ce qu’une retraite ? Assurément un temps d’après la fameuse "vie active" (quel drôle de nom quand même). Un petit paradis – plus ou moins vert et plus ou moins pour tout le monde selon que l’on est plutôt droitier ou plutôt social -, mais surtout un petit paradis terrestre gagné après une existence de... travail. L’effort toujours, le mérite encore, la récompense laborieuse enfin. Comme s’il ne suffisait pas de trimer pour un salaire, il faudrait encore le faire pour être peinard quand on sera vieux. "Un jour ma retraite viendra..." comme le disait sur une pancarte de janvier 2023 une Blanche-Neige décatie.

    Au final, autant se dire : qu’est ce que la retraite sinon une remise à plus tard de la question de l’arrêt du travail ?
    (Au fond, rappelons-le : qu’est ce que la Gauche sinon une remise à jamais de la possibilité révolutionnaire ?)
    Nous nous en tiendrons là. (...)

    AMORCE

    Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise pratique en soi, sur ce point rien de nouveau (jeter une pierre peut servir une lapidation). Ce qui ne veut pas dire que toutes les pratiques de lutte sont équivalentes. De la même manière, la puissance d’un geste n’est pas garantie par le contexte. Quand bien même c’est bien à ce dernier qu’il doit être adéquat. Enfin, il faut laisser à sa juste place le sujet d’une action - un acte puissant n’est-ce pas un acte réappropriable donc par définition à l’auteur soluble ? Pour le dire autrement : ce qui fait dire que le mouvement des Gilets Jaunes était insurrectionnel, ce n’est pas parce que ses pratiques étaient "innovantes" (du barbecue à l’émeute, rien de nouveau), ni parce qu’elles étaient le fait de "la France périphérique", ni parce qu’il était la première grogne d’un monde post-pétrole. Peut être la conjonction de tout ça, mais plus encore, parce que, partant de cette conjonction, le mouvement a produit à plusieurs reprise des décalages (le diable est dans les détails), voire des dépassements. Le premier ayant été de sortir de Facebook, le second d’occuper des ronds-points, le troisième de manifester sur la place de l’Étoile (le plus fameux d’entre eux), le quatrième de quitter le jeu de la représentation, et ainsi de suite.

    Pour revenir à la situation présente : ce que nous voulons dire c’est que tout est déjà là. Les deux millions de manifestants, Macron, l’expérience de l’émeute comme du blocage, les complicités ainsi que la sécheresse, le dégoût du travail et la fin de la politique, les bureaucrates têtes-à-claques, qui n’en peuvent plus d’attendre de s’en prendre. On propose donc d’écarter un temps, disons le 7 mars, tout penchant pour la nostalgie, la résignation ou le cynisme, et d’y aller. Pas pour tout réinventer, pas pour rejouer le même spectacle, pas pour attendre on ne sait quel surgissement. Pour ouvrir une brèche, créer un appel d’air. Contre l’apathie, les services d’ordre, contre la police. Contre la mascarade démocratique, les farandoles protestataires, contre le travail.

    edit où, d’évidence, il s’agit de ne pas gâcher un « mouvement social » donc de creuser le refus qu’il porte, manifeste
    #écart #retraites,

    • vitesse. les textes politiques bien écrits et non dénués l’humour (sans trop d’ironie) sont rares, voilà pourquoi non content de le signaler ici j’en recommande la lecture. certes, il y aurait à pointer les élisions de ce texte qui se veut un texte d’intervention et à ses coups de pieds de l’âne (contre la RDR, par exemple), de son aristocratique refus « du social ». Je m’en abstiens ici pour l’heure.

      (et merde, il semblerait qu’il faille être rentier pour écrire un texte politique enlevé, sale époque pour les prolotes et les cassos)

      et, en contrepoint, renvoie sur la question à une des expressions les moins vide, en provenance d’une gauche keynésienne, républicaine et... luxembourgiste (!)
      https://seenthis.net/messages/991502

      poke @cabou

    • Oui, Ok pour les lectures en contrepoint, dès lors que cela permette d’avancer ;-)

      Là ,c’est vrai qu’on a deux textes très différents.

      J’avoue que j’ai parfois un peu de mal avec le ton et la posture très « ultragauche grandiloquente » de Lundi matin (qu’on ne retrouve pas bizarrement dans leurs vidéos), quand il ne s’agit pas du propos lui-même qui peut s’avérer très problématique (par exemple, tel que tu l’indiques, leur position conspirationniste et validiste sur la diffusion du COVID).

      Une fois qu’on a bien dégraissé tout ça, ce texte ne manque pas de pertinence sur l’analyse de la situation et les carences des uns et des autres (même si cela reste quand même insuffisant). La fin du texte - en gros, on évite de recommencer la rengaine et on « amorce » la rupture - si, tel devait être son message essentiel, alors j’approuve complètement, même si je pense qu’il n’était pas forcement nécessaire de monter sur ses grands chevaux pour le dire.

      L’autre texte dont les auteurs me sont totalement inconnus, me fait penser un peu aux pages du Monde diplo de ce mois de février, avec le texte d’Annie Ernaux et un autre sur la référence à 95.

      On n’y apprend pas forcément grand-chose mais il permet de rappeler que chaque période historique crée ses propres conditions particulières d’émergence du social et qu’actuellement nous n’avons pas le choix de passer un cap qualitatif qui évite la répétition (une autre façon de dire ce qui est raconté dans Lundi matin) . Il est important de signifier aujourd’hui, par exemple, qu’il ne peut pas y avoir de « grève par procuration ». D’autre part, on lit qu’un processus révolutionnaire - il ne faut pas avoir peur du mot, surtout quand on prend Rosa Luxemburg comme référence - doit nécessairement être un processus de masse (qui n’est pas synonyme de majoritaire) ce dernier ouvrant vers des perspectives plus larges que celles de son commencement (comme les GJ, par exemple).

      Oui !!

      Je serais beaucoup moins optimiste qu’eux concernant les conséquences forcément « fondatrice » qui succéderait à ce présent mouvement, y compris en cas de défaite. Mais ça c’est mon côté matérialiste non-croyant.