Réforme des retraites : « Un gouvernement avisé doit se garder de mépriser la démocratie sociale »
Tribune par Alain Supiot Juriste, professeur émérite au Collège de France
La stratégie du gouvernement, qui oppose la légitimité des urnes à la rue dans le conflit social sur la réforme des retraites, est fallacieuse, prévient l’universitaire et juriste Alain Supiot, dans une tribune au « Monde ». L’action collective des travailleurs, constitutive d’une citoyenneté sociale, est complémentaire de la vie démocratique et lui est essentielle.
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Le fast thinking, le « prêt-à-penser », peut être aussi néfaste à l’intelligence que le fast-food à la santé. Parmi les plats les moins recommandables qui nous sont servis ces jours-ci dans les médias figure l’opposition entre la démocratie et la rue. Resservi ad nauseam, ce prêt-à-penser justifie par avance le happy end de la réforme des retraites, qui ne pourrait être que la victoire du bien démocratique sur le mal anarchique. Or non seulement cette présentation des choses méconnaît la nature de notre démocratie, mais encore elle contribue à la priver de l’une des jambes qui lui permet de marcher : sa jambe sociale.
La « société » visée par la Déclaration de 1789 était idéalement conçue comme un corps homogène, composé d’hommes libres et égaux (même si cet idéal fut aussitôt trahi par la privation des femmes du droit de vote, puis par la restauration de l’esclavage dans les colonies et par l’exclusion des pauvres du corps électoral par le suffrage censitaire).
Ainsi comprise comme une collection d’individus tous semblables, la société politique ne pouvait admettre d’autre représentation que celle qui était issue des élections, d’où l’anéantissement de tous les corps intermédiaires par la loi Le Chapelier et le décret d’Allarde en 1791. Selon l’ironique observation de Tocqueville, « la notion de gouvernement se simplifie : le nombre seul fait la loi et le droit. Toute la politique se réduit à une question d’arithmétique ».
La démocratie sociale est un remède aux insuffisances de cette conception purement quantitative de la représentation politique. Elle est née du choc de la révolution industrielle et du constat que la société n’est pas le corps politique homogène rêvé en 1789, mais une « espèce de tout », selon l’expression employée dès le XVIIe siècle par Vauban pour poser les bases de la statistique en tant que science des Etats. Un tout, et non pas un tas d’individus.
Cette société, dont les enquêtes statistiques et la sociologie naissante révélèrent au XIXe siècle l’hétérogénéité et les dysfonctionnements, ne peut se maintenir sans une foi partagée dans une certaine idée de la justice. C’est cette exigence de justice qui conduisit, au XIXe siècle, les pays européens, confrontés à la « question sociale » des ravages humains de la révolution industrielle, à poser les premières pierres d’un « droit social » visant à protéger leurs populations les plus fragiles, à commencer par les femmes et les enfants des ouvriers.
« Nouveau management public »
Au tournant des XIX et XXe siècles, ce champ nouveau du « social » a été étudié en France par quelques grands juristes (Saleilles, Hauriou, Duguit) et sociologues (Fouillée, Durkheim). Aux Etats-Unis, c’est surtout John Dewey (1859-1952) qui a dénoncé les impasses méthodologiques auxquelles aboutit l’assimilation de la société à une collection d’individus, alors que ceux-ci se trouvent soumis au pouvoir oppressif des grandes sociétés de capitaux, auxquelles la loi a conféré une existence juridique et une puissance économique illimitée en même temps qu’une responsabilité limitée.
puis Paywall...
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