L’immense enjeu du petit coin | Les Echos
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Bill Gates en a fait l’un de ses combats centraux. L’ONU, elle, les a inscrites au catalogue de ses objectifs de développement durable. De nombreuses ONG, et pas des moindres, se sont emparées de ce sujet, central pour la dignité humaine mais aussi pour la croissance économique. Un seul chiffre pour en mesurer l’importance : 3,6 milliards de personnes dans le monde ne disposeraient pas d’installations convenables pour satisfaire leurs besoins naturels. Et la population mondiale possédant un abonnement au téléphone serait désormais plus importante que celle raccordée à un réseau d’eau potable ou d’assainissement. « Se préoccuper des toilettes publiques revient à s’inquiéter du monde », écrit Julien Damon.
C’est la raison pour laquelle l’auteur, grand spécialiste des questions urbaines et de pauvreté, par ailleurs éminent chroniqueur aux « Echos », a choisi de consacrer un livre au sujet. Une gageure dans un pays - le nôtre - où la question des toilettes publiques prête davantage le flanc à la gaudriole qu’à la réflexion. Lire le livre de Damon, c’est constater à quel point le monde anglo-saxon traite, lui, le problème avec sérieux et pragmatisme quand l’opinion, en France, reste peu informée des vrais enjeux que constituent les lieux d’aisances.
Besoins urbains
Mais commençons par le commencement. Dans un début savoureux consacré à l’histoire, Julien Damon rappelle que le problème est né de la densité urbaine. A l’époque d’un monde peu peuplé, où les hommes vivaient à la campagne, il n’y avait pas lieu de s’inquiéter outre mesure du fait qu’un être humain produit chaque jour en moyenne 1 litre d’urine et 200 grammes de matières fécales. Puis, la démographie aidant, le monde a dû passer de l’âge du pot à celui de la chasse d’eau comme il est passé du bronze au fer. Depuis les latrines communes romaines jusqu’aux vespasiennes du préfet Rambuteau à Paris, Julien Damon détaille avec force précision les multiples tentatives d’endiguer le flot toujours plus nourri de déjections humaines, à la fois dans la sphère privée et dans la sphère publique. Il faudra tout de même attendre la fin du XVIIIe siècle pour commencer à passer du « tout-à-la-rue au tout-à-l’égout », rappelle Damon. Qui rappelle qu’à l’abord du siècle des Lumières, en France, les rues, les jardins ou les parcs regorgent de déchets humains, faisant régner dans les villes une pestilence insoutenable pour nos narines contemporaines.
Heureusement, l’innovation, là comme ailleurs, apporte des solutions radicales. Chacun garde en mémoire l’apport décisif, dans notre pays, des sanisettes de Decaux dans l’espace public, aussi appelées sanitaires publics à entretien automatique (SPEA) qui rempliront tellement bien leur office que l’enjeu sanitaire passera au second plan derrière les préoccupations financières et électorales. Le modèle sera en tout cas copié jusqu’à New York et San Francisco. Sur le plan de la réglementation aussi, les temps changent. Elle obligera bientôt les promoteurs et constructeurs à équiper les logements en lieux d’aisances privés. Un changement décisif. Alors qu’en 1946, 80 % des habitations ne disposent pas de W-C intérieurs, ce ratio tombe à 43 % en 1968 à 20 % en 1978 et à 3 % en 1999. De même, nos villes améliorent grandement leur équipement en matière de toilettes publiques : on en compte 1 pour 3.000 habitants à Paris, 1 pour 5.300 dans les 17 plus grandes villes françaises et 1 pour… 48.000 à Marseille. Les W-C sont bel et bien un indicateur majeur de développement.
Inégalités massives
Ils sont aussi le creuset d’inégalités massives, rappelle Julien Damon. Outre la fracture Nord-Sud évoquée plus haut, les toilettes interrogent aussi les rapports hommes-femmes. Longtemps, les lieux d’aisances publics n’ont été réservés qu’aux hommes. Puis l’équilibre s’est progressivement rétabli sous le régime de la distinction des sexes. Insuffisant cependant pour résoudre le problème des files d’attente bien plus considérables devant les toilettes des femmes que les toilettes des hommes. La raison ? Pour des raisons évidentes et pratiques, le comportement des femmes n’est pas le même que celui des hommes dans les lieux d’aisances. Dès lors que faire ? Plusieurs solutions ont été explorées jusqu’à une forme de discrimination positive qui reviendrait à construire dans un même lieu davantage de toilettes pour femmes que pour hommes. Mais c’est compter sans les nouveaux débats qui traversent nos sociétés, amenant certains groupes féministes à revendiquer des « toilettes non genrées ».
Peut-être le salut viendra-t-il de la technologie. Car en la matière, les toilettes n’échappent pas à l’inflation des inventions, soigneusement répertoriées par l’auteur dans son vaste tour du monde. Au firmament de la high-tech, voici donc les futures toilettes connectées, bourrées de capteurs, analysant en temps réel de multiples données en faveur d’un apport décisif à la médecine préventive. Car en matière de toilettes, « une offre déficiente dégrade la dignité humaine. Une offre ajustée révèle le génie humain », écrit Julien Damon. On ne saurait mieux conclure un livre passionnant de bout en bout.
Toilettes publiques. Essai sur les commodités urbaines, Julien Damon.
Editions Presses de Sciences Po, 210 p., 16 euros.