O.A

Un peu ici, un peu ailleurs

  • Où il est question des JO de 2024, du groupe SOS, de Médecins du Monde, d’appel d’offres, de mise en concurrence, de social business, de mutation du monde associatif, de financiarisation, de nudge, de marchandisation, de quantification mais surtout de ce qui est en œuvre dans le monde associatif depuis une bonne vingtaine d’années : une déshumanisation au profit d’indicateurs comptables…

    Sortie du 1er rapport de l’observatoire citoyen de la marchandisation des associations (Février 2023)

    « Marchandisation et financiarisation des associations », titre le premier rapport de l’Observatoire citoyen de la marchandisation des associations (OCMA). Cet observatoire, impulsé par le Collectif des associations citoyennes, porté par une quinzaine d’associations et de réseaux et une dizaine de chercheuses/chercheurs, a été créé le 11 septembre dernier.

    Son premier rapport vise à étayer un constat : les associations sont de plus en plus poussées vers le marché.
    Appels d’offre, appels à projet, brident l’initiative associative.

    L’arrivée depuis les années 2010 de la notion d’investissement à impact social transforme l’association en produit d’investissement financier. 

    L’entrée dans l’économie sociale et solidaire des entrepreneurs sociaux détourne cette économie de sa capacité à porter une critique du système économique néolibéral, à sortir d’un modèle de croissance qui nous met en péril face aux enjeux écologiques et sociaux.

    Au-delà de ce constat, la volonté de l’observatoire est de pousser plus loin son décryptage en ouvrant un espace de croisement entre acteurs associatifs et chercheurs/chercheuses pour penser la place des initiatives citoyennes et renforcer leur capacité à proposer des alternatives, dans ce contexte

    http://www.associations-citoyennes.net/?p=16741

    le rapport (86 pages)

    http://www.associations-citoyennes.net/wp-content/uploads/2023/02/RapportMarchandisation-web-17f%C3%A9v2023.pdf

    Extraits :

    La fin du compromis fordien (Page 17)

    Il faut définir quel fut le contrat social antérieur pour mieux saisir les conditions de la rupture introduite actuellement. En effet, tout au long du 20ème siècle, dans les pays industrialisés en mesure de fabriquer les produits de consommation de masse dont avaient besoin les populations, il fut convenu de payer suffisamment les salariés pour qu’ils puissent acquérir ces produits. C’est ce qu’on appelle le compromis fordien (Henry Ford souhaitant que ses employés puissent acheter eux-mêmes les voitures qu’ils produisaient). Bien sûr, ce contrat social, qui venait à restreindre au sein du capitalisme le volume de la captation de la plus-value par les investisseurs financiers, existait aussi par la concurrence idéologique que lui imposait le socialisme, dont il fallait se démarquer des promesses de lendemains radieux en offrant l’accès dès aujourd’hui au consumérisme. De manière corollaire, le compromis fordien s’interdit à l’époque de se faire de l’argent sur les actions envers les pauvres et les malades et sanctuarisa alors le secteur de la solidarité contre toute marchandisation. Bien sûr, ne serait-ce que dans le secteur de l’action sociale, une partie marchande existait déjà. Il suffit de ne penser par exemple qu’aux crèches et aux maisons de retraite privées. Mais jusqu’ici, il restait conçu que cette marchandisation ne pouvait s’exercer que sur la portion solvable du secteur. Il semblait que, par définition et par décence, le marché ne pouvait pas s’attaquer à certains domaines, notamment ceux de la protection de l’enfance et de la précarité. Depuis la chute du mur de Berlin (1989) et des régimes communistes qui s’ensuivit, le capitalisme ne possède plus d’adversaire idéologique. Il peut alors revenir à l’une de ses tendances les plus profondes, la maximalisation immédiate de ses profits. Fin alors du compromis fordien (abrogation par exemple de l’indexation des salaires sur l’inflation) et glissement de plus en plus fort du capitalisme industriel vers le capitalisme financier et spéculatif. Ce dernier, dopé en plus par la faiblesse des taux d’emprunt, dispose désormais d’une force d’investissement énorme. Face à la faiblesse progressive du pouvoir d’achat des salariés, ce qui limite l’accès à la consommation des biens, ce nouveau capitalisme se lance à la recherche effrénée de nouveaux marchés. Pour en trouver, il lorgne désormais sur les domaines auparavant préservés de la santé, du social, de la culture et de l’humanitaire.

    Eric Denoyelle du collectif pour une éthique en travail social

    L’appel à projet vu du terrain (Page 18)

    « Ce système oriente les choix associatifs qui ne décident plus des thématiques sur lesquelles elles estiment nécessaire de travailler en fonction des observations de terrain. Ce sont les financeurs qui décident de ce qu’ils vont financer. Nous passons un temps fou à aller chercher ces financements, à faire des bilans à mi-étape, des bilans à la fin. Les associations doivent embaucher spécialement des personnes entièrement dédiées à cette mission, c’est ce qu’on appelle le fundraising ; les fundraisers sont là pour chercher de l’argent. Au sein du MRJC, mouvement géré uniquement par des jeunes de moins de 30 ans, nous n’avons pas toujours les compétences techniques pour remplir ces dossiers hyper-complexes. Par ailleurs, ces appels à projet courent sur six mois, un an maximum. Nous montons une action, nous cherchons des jeunes et puis au bout de six mois, il n’y a plus d’argent donc nous devons passer sur un autre projet, dire au revoir aux jeunes du projet précédent et en rechercher d’autres... Nous n’avons plus de possibilité de travailler sur le long terme, mais sur une succession de projets à court terme. Enfin, l’appel à projet n’est qu’une petite partie de notre travail. Au MRJC nous avons, par exemple, une vie démocratique importante, c’est aussi une manière de travailler l’émancipation. Aujourd’hui personne ne finance cette vie démocratique. Personne ne finance, par exemple, nos assemblées générales qui rassemblent des centaines de jeunes de toute la France pendant cinq jours. Nous devons trouver d’autres moyens pour financer ces temps riches mais qui n’intéressent aucun financeur. Ces obstacles découragent l’engagement. Nous devenons des sortes de prestataires au service des financeurs qui nous indiquent sur quels projets nous devons travailler. Enfin, dans ces appels à projet, nous pouvons nous retrouver en concurrence non seulement avec les autres associations mais aussi avec des entreprises ou des startups qui s’inscrivent sur le même projet tout en ayant de meilleures compétences pour y répondre puisque leurs cadres sortent des écoles de commerce ».

    Maël Pousset du MRJC lors du lancement de l’Observatoire à la fête de l’Huma le 11 sept 2022.

    Les associations soumises à la concurrence (Page 20)

    De nombreux exemples éclairent cette réalité comme l’appel d’offre lancé début 2021 pour une plateforme d’écoute à destination des femmes victimes de violence alors qu’existe depuis 1992 un réseau de 73 associations réunies dans la fédération nationale solidarité femme qui gère le numéro 3919 destiné à cette écoute. Cet appel a donc ouvert un marché concurrentiel là où la coopération fonction- nait depuis longtemps et qu’elle aurait pu être soutenue, voire développée pour répondre aux besoins. Devant le tollé général, l’Etat a reculé mais sans cette réaction, l’installation d’un nouvel opérateur et la perte de 30 ans d’expériences accumulées par l’organisation en place auraient pu être acté. « L’épisode est caractéristique d’une évolution sensible du positionnement administratif français : les associations ne sont plus là pour œuvrer pour l’intérêt général, elles ne le sont même plus pour pallier les carences du marché ; lorsque ce dernier n’existe pas, faute de perspective de rentabilité immé­diate, il est devenu impératif de le créer artificiellement, sans s’interroger sur l’impact que la concurrence pourrait avoir sur la qualité du service rendu aux femmes », soulignait le Haut Conseil à la vie associative.
    En réalité, ce genre de situation se produit déjà et, en l’absence de réaction, des associations historiques sont écartées d’un secteur au profit d’opérateurs plus puissants et dont l’offre parait plus intéressante pour les pouvoirs publics. Dans le Maine-et-Loire, en 2017, des associations historiques de la protection de l’enfance ont ainsi été toutes écartées à la suite du lancement d’un nouvel appel à projet par le département. Ce dernier a remis en cause toutes les conventions passées. De grosses associations comme SOS village d’enfants et les Apprentis d’Auteuil, jusqu’alors peu présentes sur ce territoire, ont récupéré « le marché », leur proposition pouvait pour certaines être bonnes, mais les travailleurs sociaux sur le terrain expliquaient que cela remettait à plat tout leur travail de réseau, de création de partenariat, de connaissance mutuelle, de culture professionnelle, toute leur histoire et expérience accumulée...

    La marchandisation vue des associations culturelles (Page 21)

    « Nous sommes dans le secteur culturel dans un contexte de concentration gigantesque dans les médias, la musique, l’édition. Du côté des pouvoirs publics, on pousse toujours plus les institutions culturelles à faire plus de recettes marchandes, à augmenter les prix, à chercher du mécénat ce qui représente aussi des impôts en moins puisque l’entreprise qui donne peut défalquer jusqu’à plus des deux-tiers sur ses impôts. Sur notre secteur, nous faisons une enquête tous les dix ans sur le secteur associatif employeur. Nous observons que le mode de contractualisation classique entre la puissance publique et les associations du secteur culturel, c’est la subvention qui interdit la commande publique, respecte le projet, c’est le mode naturel de partenariat et de co-construction. Depuis 10 ans, nous sommes passés de 50% de subventions à 30% de subventions et les recettes marchandes augmentent de plus en plus. La différence est énorme entre un projet marchand et un projet non- marchand, ce ne sont pas du tout les mêmes projets, ils ne s’adressent pas du tout aux mêmes personnes, les projets associatifs sont phagocytés en fonction des politiques publiques locales. C’est une perte de liberté et de démocratie. Il faut toutefois faire une différence entre les associations. Dans le secteur culturel, il y avait 250 000 associations culturelles il y a dix ans ; il en existe 350 000 aujourd’hui. Parmi elles, 40 000 sont employeuses, ce sont elles qui sont concernées par les phénomènes dont je parle. C’est donc paradoxal puisqu’en même temps qu’il y a ce rouleau compresseur libéral, il subsiste une grande dynamique d’émancipation des citoyens et citoyennes qui passent par d’autres moyens d’expression que le modèle porté par les grands mouvements d’éducation populaire, eux aussi laminés, entre autres, par ces phénomènes de marchandisation ».
    Luc de Larminat de l’association Opale, membre de l’USC, lors du lancement de l’Observatoire à la fête de l’Huma le 11 septembre 2022

    La montée de la notion d’entrepreneuriat social (Page 32)

    « Capitalisme inclusif » de Nicolas Hazard, « capitalisme d’intérêt général » de Jean-Marc Borello auxquels pourraient s’ajouter le « capitalisme citoyen » d’Olivia Grégoire ou encore le « nouveau capitalisme » pour Muhammad Yunus, chantre du business social, ces entrepreneurs sociaux organisent un nouvel écosystème qui se revendique de l’économie sociale et solidaire mais en réalité lui retire sa sève : une critique radicale du capitalisme et une approche de l’économie dégagée de l’idéologie néolibérale. A l’inverse, leur modèle s’inscrit dans une critique modérée qui ne le remet pas en cause et au contraire permet de récupérer tout un mouvement profond de la société civile vers une autre économie.

    Chronologie législative et réglementaire (Pages 33, 34, 35)

    Les associations, nouveau marché financier.

    « Les contrats à impact social » (38 à 54)

    – Médecins du Monde, un CIS sans fin
    – Les apprentis d’Auteuil, Un CIS opaque
    – Wimoov, un CIS à la loupe (groupe SOS)

    Les entreprises à missions (Pages 59 à 62)

    Muhammad Yunus veut faire de Paris le « hub » du social business en Europe. « Soutien indéfectible » de la candidature de Paris pour les jeux olympiques, explique le président du centre parisien Yunus. « Il considère que les jeux peuvent être un formidable levier pour l’inclusion sociale, le développement des territoires ». (Page 62)

    Postface (Page 73 à 86)

    Partout la vision d’un monde matériel, numérique et quantitatif, s’est ainsi introduite, d’abord masquée puis de plus en plus autoritaire et assumée. Partout les technologies informatiques et le recours aux chiffres y sont désormais utilisés au service de la gouvernance des choses comme des hommes, qu’ils soient bénévoles, professionnels ou bénéficiaires, entraînant une autre représentation des rapports interhumains, des rapports sociaux et de l’organisation collective.

    Dans ces conditions, foin de l’esprit de service public pour la mise en œuvre de la solidarité nationale, fut- elle confiée depuis très longtemps à des associations de droit privé, qui souvent avaient été innovantes et responsables, avant même l’État et les services publics. Partout, il faut désormais « moderniser » l’action sociale et le travail social, c’est-à-dire rationaliser les fonctionnements. Fini le savoir-être, le savoir-faire ou le plus global « savoir-s’y-prendre », désormais s’impose le « savoir-produire ». Partout travailsocial.fr doit laisser place à travailsocial.com.
    Extrait Page 75. Michel Chauvière. Directeur de recherche émérite au CNRS, CERSA, université Paris 2.

    Le CIS (Contrat à Impact Social) et la disparition de la personne (Pages 79-80)

    Le CIS ne s’intéresse pas à la personne en tant qu’être humain libre et digne. Les mots même de « dignité » et de « liberté » n’apparaissent pas dans les préoccupations du rapport Lavenir alors que l’on nous vante la dimension sociale du CIS !
    La personne est seulement dévorée par la fonction que lui assigne la politique sociale du CIS ! Elle est réduite à l’état de « chômeurs », de « malades », « d’invalides », « d’employés ayant trouvé un travail », de « détenteurs de micro-crédit », de « bénéciaires du RSA » ou de « locataires qui ont obtenu un logement ».
    La personne n’apparaît jamais comme un être d’humanité avec une attention portée à sa dignité et aux mille manières de déployer ses libertés en relation avec les autres. La personne humaine est l’inconnue du CIS. Dès lors, elle n’existe pas comme interlocuteur valable dans la négociation du CIS. Elle n’a rien à dire de sa dignité et de sa liberté.
    On peut ressentir l’ampleur de la disparition de la personne en prenant une situation vécue (et vantée dans un autre rapport sur le CIS) : le projet AILSI porté par Médecin du Monde. Il s’agit de personnes sortant de prison qui se sont vues diagnostiquées des difficultés psychologiques. Elles doivent être accompagnées pour trouver un logement et s’insérer dans la vie après la prison.
    Compris, ainsi, on imagine bien la nécessité d’une politique publique pour soutenir la personne au quotidien.
    Il lui faut lever tous les obstacles qui pèsent sur elle et réduisent sa liberté de faire des choix autonomes. Il faut, aussi, lui permettre de retrouver des signes d’estime et d’être mieux reconnue par les autres malgré son passé. Il va bien falloir être attentif, à chaque instant, à ce qu’elle fait, mais, aussi, à ce qu’elle ressent, ce qu’elle pense, ce qu’elle rêve, ce qu’elle imagine d’elle et des autres. La personne, dans son vécu social, est globalité et donc complexité. La quête de l’intérêt général ne peut pas prétendre le nier.
    Or, le contrat d’impact social est dans le déni complet. Il isole une petite parcelle de la vie de la personne si lourdement accompagnée ! Le dispositif n’a d’yeux que pour un indicateur : l’absence de récidive au bout de 18 mois. C’est tout ! Remboursement et profit assurés si la personne ne retourne pas en prison 18 mois après en être sortie.
    Autrement dit, si la personne accompagnée divorce, perd la garde de ses enfants, ne trouve qu’un travail sordide ou se noie dans l’alcool, le CIS n’est pas du tout concerné, faute d’indicateurs négociés et chiffrés. La personne aura sa vie gâchée, sans liberté, peu de reconnaissance de sa dignité, une faible autonomie mais la politique publique y sera indifférente. Si la personne se suicide, ce sera quand même un succès puisqu’il n’y aura pas eu de récidive ! La politique pourtant qualifiée de « sociale » aura été efficace au vu du seul indicateur qu’elle prend en compte dans le CIS. Voilà bien une étrange « innovation sociale ».
    Sans compter que si la personne récidive dès le 19ème mois, le CIS s’en moque ; sa réussite aura été totale et les remboursements avec profis assurés. Du coup, on se doute que les financeurs privés ont été vigilants pour ne pas placer l’indicateur à 36 ou 72 mois, évitant ainsi de prendre trop de risques !
    Cruel destin pour le « bon » gestionnaire de ce dispositif public qui fait tout pour réduire la personne à un chiffre et ignorer ce qui fait sens et valeur, dignité et liberté, pour elle.

    Jean-Michel Lucas. Membre fondateur du laboratoire de transition vers les droits culturels.

    Le travailleur social qui accompagne la personne n’ignore rien de la complexité de la relation. Le métier est fait de temps d’écoute, d’attention, de « care », et autres manières de cheminer dans le labyrinthe des faits et des pensées. Le métier connaît la nécessité de s’adresser à la personne dans sa globalité, non seulement de ce qu’elle est mais aussi de ce qu’elle voudrait ou aimerait être. C’est dire l’incertitude qui pèse sur la compréhension de l’autre. Pourtant, le métier, sous son meilleur jour, a l’ambition de permettre à la personne de déployer ses libertés réelles de faire des choix, d’accéder à toujours plus de reconnaissance de sa dignité, de parcourir, petit à petit, des chemins d’émancipation ; espérer plus d’autonomie, sans jamais être certain d’y parvenir.

    Jean-Michel Lucas. Membre fondateur du laboratoire de transition vers les droits culturels.

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