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« … en deçà d’un monde qui ne sait plus nourrir que son propre cancer, retrouver les chances inconnues de la fureur » (André Breton)

  • D’une « passante fragmentaire et fugitive »...

    La voiture de Mme de Villeparisis allait vite. À peine avais-je le temps de voir la fillette qui venait dans notre direction ; et pourtant – comme la beauté des êtres n’est pas comme celle des choses, et que nous sentons qu’elle est celle d’une créature unique, consciente et volontaire – dès que son individualité, âme vague, volonté inconnue de moi, se peignait en une petite image prodigieusement réduite, mais complète, au fond de son regard distrait, aussitôt, mystérieuse réplique des pollens tout préparés pour les pistils, je sentais saillir en moi l’embryon aussi vague, aussi minuscule, du désir de ne pas laisser passer cette fille sans que sa pensée prît conscience de ma personne, sans que j’empêchasse ses désirs d’aller à quelqu’un d’autre, sans que je vinsse me fixer dans sa rêverie et saisir son cœur. Cependant notre voiture s’éloignait, la belle fille était déjà derrière nous et comme elle ne possédait de moi aucune des notions qui constituent une personne, ses yeux, qui m’avaient à peine vu, m’avaient déjà oublié. Était-ce parce que je ne l’avais qu’entr’aperçue que je l’avais trouvée si belle ? Peut-être. D’abord l’impossibilité de s’arrêter auprès d’une femme, le risque de ne pas la retrouver un autre jour lui donnent brusquement le même charme qu’à un pays la maladie ou la pauvreté qui nous empêchent de le visiter, ou qu’aux jours si ternes qui nous restaient à vivre le combat où nous succomberons sans doute. De sorte que s’il n’y avait pas l’habitude, la vie devrait paraître délicieuse à des êtres qui seraient à chaque heure menacés de mourir, – c’est-à-dire à tous les hommes. Puis si l’imagination est entraînée par le désir de ce que nous ne pouvons posséder, son essor n’est pas limité par une réalité complètement perçue dans ces rencontres où les charmes de la passante sont généralement en relation directe avec la rapidité du passage. Pour peu que la nuit tombe et que la voiture aille vite, à la campagne, dans une ville, il n’y a pas un torse féminin, mutilé comme un marbre antique par la vitesse qui nous entraîne et le crépuscule qui le noie, qui ne tire sur notre cœur, à chaque coin de route, du fond de chaque boutique, les flèches de la Beauté, de la Beauté dont on serait parfois tenté de se demander si elle est en ce monde autre chose que la partie de complément qu’ajoute à une passante fragmentaire et fugitive notre imagination surexcitée par le regret.

    [...]

    Cette année-là, à Balbec, au moment de ces rencontres, j’assurais à ma grand-mère, à Mme de Villeparisis qu’à cause d’un grand mal de tête il valait mieux que je rentrasse seul à pied. Elles refusaient de me laisser descendre. Et j’ajoutais la belle fille (bien plus difficile à retrouver que ne l’est un monument, car elle était anonyme et mobile) à la collection
    de toutes celles que je me promettais de voir de près. Une pourtant se trouva repasser sous mes yeux, dans des conditions telles que je crus que je pourrais la connaître comme je voudrais. C’était une laitière qui vint d’une ferme apporter un supplément de crème à l’hôtel. Je pensai qu’elle m’avait aussi reconnu et elle me regardait, en effet, avec une attention qui n’était peut-être causée que par l’étonnement que lui causait la mienne. Or le lendemain, jour où je m’étais reposé toute la matinée, quand Françoise vint ouvrir les rideaux vers midi, elle me remit une lettre qui avait été déposée pour moi à l’hôtel. Je ne connaissais personne à Balbec. Je ne doutai pas que la lettre ne fût de la laitière. Hélas, elle n’était que de Bergotte qui, de passage, avait essayé de me voir, mais ayant su que je dormais m’avait laissé un mot charmant pour lequel le liftman avait fait une enveloppe que j’avais crue écrite par la laitière. J’étais affreusement déçu, et l’idée qu’il était plus difficile et plus flatteur d’avoir une lettre de Bergotte, ne me consolait en rien qu’elle ne fût pas de la laitière. Cette fille-là même, je ne la retrouvai pas plus que celles que j’apercevais seulement de la voiture de Mme de Villeparisis. La vue et la perte de toutes accroissaient l’état d’agitation où je vivais et je trouvais quelque sagesse aux philosophes qui nous recommandent de borner nos désirs (si toutefois ils veulent parler du désir des êtres, car c’est le seul qui puisse laisser de l’anxiété, s’appliquant à de l’inconnu conscient. Supposer que la philosophie veut parler du désir des richesses serait trop absurde). Pourtant j’étais disposé à juger cette sagesse incomplète, car je me disais que ces rencontres me faisaient trouver encore plus beau un monde qui fait ainsi croître sur toutes les routes campagnardes des fleurs à la fois singulières et communes, trésors fugitifs de la journée, aubaines de la promenade, dont des circonstances contingentes qui ne se reproduiraient peut-être pas toujours m’avaient seules empêché de profiter, et qui donnent un goût nouveau à la vie.

    Marcel Proust. À l’ombre des jeunes filles en fleurs (pp. 680-682, Pléiade t. 1/2, 2022)

    #beauté #désir