• Déboîter le corps social

    Dominer c’est martyriser, tailler, couper dans la chair et les graisses depuis toujours. Mais pour percevoir l’inventivité clinique de l’appareil d’État macronien, il faut se rendre sur le boulevard pour comprendre comment se déploie en ce moment sur des populations entières un art médical instruit des derniers progrès d’une chirurgie orthopédique des âmes. Ce savoir anatomique concerne tous les membres du corps social : avec ses os, tendons, jointures, articulations, et surtout... ses nerfs. Le projet de Macron c’est de déboîter tout un peuple. Écraser « ceux qui ne sont rien », "emmerder jusqu’au bout" la France entière et se venger des Gilet Jaunes sont maintenant les uniques obsessions du tyran loin de toute préoccupation d’ordre politique. À revers de ce supplice raffiné, l’implication des corps disloqués fait la solidarité des chairs impatientes. Emmerdons l’emmerdeur... jusqu’au bout.

    GREY BLOC

    La manifestation précédant celle du samedi 11 mars avait été un magnifique feu d’artifice sur l’avenue Daumesnil avec ses guirlandes de poubelles incendiées pour fêter la grève des éboueurs. C’est pour cela que pour la manifestation suivante, celle du mercredi 15 mars, le plus tout à fait nouveau préfet de police Laurent Nuñez avait fait annoncer par son grand ami, le directeur du très droitard Le Parisien, la présence de 1400 « casseurs » pour une occasion inespérée de venger l’affront.

    Et l’on allait voir ce qu’on allait voir, parce que Laurent Nuñez est au maintien de l’ordre ce que Chanel est à la haute-couture française : une exigence de raffinement jamais démentie. Laurent Nuñez, ce n’est pas ce rustre de Lallemant, ce kéké de sous-préfecture qui se prend pour Goebbels quand il chevauche sa Harley. Laurent Nuñez c’est la manière espagnole, à l’opposé d’une brutalité trop manifestement germanique (énorme bourde au pays de l’Occupation).

    Laurent Nuñez, c’est le doigté du flamenco, l’esprit de finesse du jésuite Baltasar Gracián allié à la rouerie du courtisan du siècle d’or. Nuñez-le débonnaire, à la bedaine stoïque de Sancho Panza est là pour faire oublier le futur projet d’« immigration-remigration » du triste sieur Darmanin. Avez-vous remarqué qu’invité au bal, l’ingénieux hidalgo de Tourcoing aiguise en ce moment sa petite moustache franquiste ? Conduite par ce triste attelage, la manifestation du 15 mars fit symptôme en terme d’exotisme et du point de vue de l’art des castagnettes.

    Arrivé sur place : « Surprise, surprise ! ». Les 1400 « casseurs » annoncés en Guests Stars du Parisien ne font pas cortège de tête. Que se passe-t-il ? La réalité c’est qu’à la place du Black Bloc, un immense GREY Bloc, cortège aux tempes grisonnantes, a remplacé la matière noire en tête de manif. Quel est ce prodige ? De pauvres cassos auraient-ils remplacé les authentiques « casseurs » ?

    Tout cette chair sent la douleur : l’épaule fatiguée côtoie les lombaires usées, la jambe qui flagelle négocie avec l’épicondylite du coude. Les doigts craquellent aux jointures non loin des poignets engourdis. L’arthrite du genou s’enflamme.

    Le Grey Bloc c’est un système de vases communicants : des milliers de gens en ont marre de la foire du Trône et des flonflon de l’arrière, ils sont venus chercher autre chose à l’avant, histoire de refaire corps ensemble quand la carcasse flanche. On avait promis de bloquer le pays, mais sans jamais appeler à la grève générale c’est peut-être ce qui rassembla ces corps cassés pour refaire solidarité.

    Pour la préfecture c’est une tuile, les invités VIP ne sont pas venus à la fête. Qu’allait on faire des pétards, des cotillons, des pandores frisés, lustrés, enrubannés, tout costumés pour la parade ? La maréchaussée arrive très excitée par la promesse d’une vengeance-spectacle. L’effroyable et vivante mêlée qui la nargue depuis des années doit mériter le Waterloo de ce jour. Mais là, que faire avec cette bande de bras cassés, cour des miracles en goguette qui traîne ses jointures usées sur le boulevard ?
    Port Royal, Port Royal, morne plaine

    Il est un fait que c’est en cet endroit funeste que le buffet a été servi, tout proche de l’entrée des urgences de l’hôpital Cochin, là où le boulevard du Port-Royal s’élargit. Les urgences de Cochin c’est le mur des fédérés de la Génération 2018, avec ses quatre-vingts Gilets Jaunes admis aux urgences chaque soir de manifestation.

    Mais ce jour ci, point de Black Bloc ni de Gilets d’or. La plus haute technologie policière a donc été convoquée pour rien. Fiasco. La maréchaussée trépigne. Rage, rage, pleurs de rage. Port Royal, Port Royal, morne plaine.

    Que faire ? Où trouver « casseur » à casser ? Impossible de battre retraite sans avoir déboîté du Black Bloc. Dans la tête du préfet c’est la danse mauresque l’obsession des « casseurs » tourne et retourne à toute vitesse. On avait bien précisé qu’à seize heures tapantes, c’était l’heure du goûter gendarmesque. C’est pourquoi, lui d’habitude si stoïque, si modéré, si distingué, si Todo su control, le voilà devenu Don Quichotte hallucinant des moulins à vents. Autant de bras battant des ailes dans sa cervelle en tourmente.

    C’est pourquoi à cette heure funeste le pauvre Grey Bloc fut pris à partie. Sur ordre du préfet, la maréchaussée se jette sur les crinières poivre et sel en une immense clameur : « -Faute de grive mangeons du merle ! ». Sous l’effet d’une gigantesque tenaille très clairement préméditée, des centaines de boucliers fondent sur une foule de paisibles préretraités. Innocentes victimes que l’idée de fuir ne traverse même pas.

    Est-ce par effet d’une fascination pour l’objet de leur perpétuel désir que les pandores chargent le retraité en essaim, façon Black Bloc ? Mais là où le Bloc charge en essaim c’est pour taper quelque banque - comme pique une abeille pour rappeler qu’elle existe - ; alors qu’ici, c’est l’attaque des frelons asiatiques, espèces invasives venues d’ailleurs, hordes qui ne connaissent d’autre loi que la leur.

    En un immense bourdonnement toute une colonie de frelons se précipite sur moi sans raison. Ils sont plus d’une centaine, la masse compacte et affamée se jette sur moi. Arthrose, arthrite, seul au milieu du boulevard, vont-il voir que je boîte ? Quand il s’approche, l’insecte aveugle est guidé par l’odeur du sang, seuls le guide les aboiements de sa hiérarchie. Les uniformes-carapaces font méga-thorax, mais derrière les hublots, je vois leur yeux-lucarnes comme dans un bocal. À moins qu’il ne porte talonnettes, l’insecte me dépasse d’une bonne toise. C’est lorsque je me retourne que le plat d’un bouclier s’abat lâchement sur l’épaule. Plat contre omoplate, l’effet de masse des corps blindés, caparaçonnés, soudés est tel que l’onde de choc destructrice se propage à toute vitesse dans mes organes. Omoplate, humérus et clavicule divorcent. Ma ceinture scapulaire ne tient plus mon corps Impression d’être fauché par une voiture sur le boulevard.

    Sensation de démembrement étrange.

    Ensuite, sensation de vol, puis effroyable choc : l’asphalte du sol me retombe lourdement sur le dos. Des médics m’entourent. L’intensité de la douleur me submerge. Je perds connaissance. Mes deux bras ne peuvent plus bouger, me voilà devenu pingouin. Je rampe jusqu’aux urgences sur le boulevard-banquise. Je cherche le « Service des fauchés sur le pavé ». Quelle est la nouvelle méthode du gouvernement Macron ? Planquer les blessés dans les statistiques des piétons écrasés ? J’y pense très fort tellement cela ressemble à un accident de la circulation.

    Je suis maintenant sur un lit, dans une chambre d’isolement. On me demande si je fume. La chicha me réconfortera m’assure-t-on. Un aide-soignant me tend une pipe. Je peux lire : « Penthrox ». Selon le dictionnaire Vidal :

    « Un nouvel antalgique non opioïde indiqué dans le soulagement d’urgence des douleurs sévères associées à un traumatisme chez des patients adultes conscients. Son utilisation est limitée à un usage professionnel, notamment au sein des services d’accueil des urgences, SAMU et SMUR. »

    Face aux violences d’État, les labos ont travaillé, tout est prévu. Ils font circuler dans les services un médicament qu’on utilisait dans les années 2000 en maternité. C’est devenu la chicha du manifestant, le produit phare du moment. Ce shoot à l’avantage de permettre une réduction de n’importe quelle fracture à chaud sans anesthésie.

    Caressante extase, au gré des fumées grises, une nuit sans rêve me submerge comme un brouillard.
    Balistique des corps

    La nuit donne à penser. À la réflexion, cent corps soudés comme de lourds wagons d’un convoi de marchandises visent un transfert de masse maximale (on n’arrête pas facilement un train). Toute cette pantomime n’était pas faite de gestes gesticulés, hasardeux. C’est de toute évidence une technique, précise, méditée, longuement répétée : martyriser est un métier. Le cohérence du dispositif vise à maximiser l’onde de choc pour faire le plus de dégâts possibles en interne.

    Le calcul balistique est simple : on charge à deux-cent sur un piéton-cible afin créer une onde de choc maximale. L’impact cause un choc piéton identique au capot d’une voiture lancée sur un corps humain à pleine vitesse. À cette différence près que le bouclier pare-buffles des condés démultiplie la force du coup porté en percussion frontale.

    Pour une course à une vitesse entre 10 et 15 km/h, avec un tel transfert de masse, les blessures graves sont inévitables. Les plus fréquentes sont des contusions, des déboîtements, des fractures de l’omoplate, de l’épaule et du bras, sans compter de multiples lésions invisibles en interne. S’ajoute la probabilité d’un traumatisme crânien en réception dorsale.

    Tout cela sent le bloc opératoire. Des médecins ont-il appris aux forces de l’ordre la manière d’opérer ? C’est donc cela le secret du docteur Nuñez, ce chirurgien orthopédique boulevardier ? On crée à grande échelle des traumatismes qui ressemblent à des accidents de la route, mais sans ouvrir les chairs ni faire couler le sang, et sans barbaque sur la chaussée. Voilà la trouvaille !

    C’est ainsi qu’on réchauffe d’anciennes recettes tout en faisant une mise à jour de l’appareil technique des violences d’État. D’un côté on retourne aux classiques : le coup de bottin de commissariat ce sont les films policiers des années cinquante, ils ne laissent aucune trace sur la victime. De l’autre on industrialise la besogne sur des foules entières en recrutant des milliers d’exécutants pour rendre le geste efficace à grande échelle.

    Le sang qui coule, le steak haché qui s’exhibe sur les écrans au vingt heures pendant le repas du soir, cela fait toujours mauvais genre à l’international, surtout devant les expert de l’ONU. Après ça, comment vendre le « pays des droits de l’homme », cette plus value des sacs de marque qu’achètent les touristes chinois ? C’est la raison pour laquelle, plutôt que de faire un exemple spectaculaire, mille contusions invisibles propagent une onde de choc beaucoup plus large sur les populations, ce qui permet aussi d’occuper les légions de gendarmes que ce gouvernement a embauché depuis les Gilets Jaunes.

    La nouvelle tactique c’est le coup de Bottin collectif informé des derniers progrès de la chirurgie orthopédique. Flash ball ou Tonfa, les armes utilisées contre les Gilets jaunes produisaient des blessures individualisantes et fabriquaient autant de martyrs identifiables dont tout le monde sait les noms. Ici, la peine est collective, la nouvelle arme de guerre c’est la collision sur le boulevard. Percutez tant que vous pouvez, il en restera toujours quelque chose.
    Fractures sociales (Châtiments sans peine)

    Comme un coup de crosse, la tonfa du temps des Gilets Jaunes ouvre le crâne des sourcils à la nuque, c’est une technique de guerre à part entière. Il s’agit d’inonder de son sang un adversaire afin de l’immobiliser dans son élan, ce qui démoralise simultanément ses camarades. L’objectif c’est l’écœurement : pendant l’hiver 2018, combien de médics ont vomi dans les douches les soirs de manifestations ?

    Ici rien de tel. Les « contusions », dans le milieu médical tout le monde sait ce que cela veut dire : rien de précis . Quand il s’agit de déboîter les membres, de contusionner des corps, de traumatiser en interne sans faire couler le sang ni ouvrir les chairs, l’agression doit être invisible à la caméra et ne laisser aucune trace sur les réseaux. Mais ce n’est pas le seul avantage de cette technique. Les chocs frontaux opérés à coup de boucliers permettent d’établir un catalogue raisonné de châtiments corporels infligés directement sur la victime. Le choix des victimes a lieu au juger, c’est à dire sans jugement.

    Pour preuve de la banalisation de ces pratiques, un policier propose sur une vidéo récente, face à la caméra, de casser le bras d’un manifestant qui ne facilite pas son arrestation.

    On est là largement en dehors du droit puisque c’est la police qui se fait juge d’une peine immédiate. Aucun tribunal d’aucun État de droit, aucune société dite « civilisée » ne peut prescrire ce genre de peine.

    Petit catalogue des châtiments :

    -- La moindre « contusion » c’est entre une et deux semaines de soins, cela peut aller jusqu’à six mois.
    -- Une clavicule cassée c’est 6 semaines d’immobilisation.
    -- Un humérus fracturé c’est 6 semaines d’immobilisation et deux mois de convalescence.
    -- Une omoplate cassée, c’est 6 à 9 semaines de soins.
    -- Une épaule cassée c’est deux ans de soins.
    -- Une atteinte de la coiffe des rotateurs c’est la condamnation à perpétuité.
    (L’atteinte est répertoriée comme invalidité de guerre sur les sites d’anciens combattants).

    L’objectif c’est la « rééducation ». Les frais de rééducation nécessitent plusieurs semaines, voire des mois de réadaptation, cela donne le temps de réfléchir. Les ostéopathes ne sont pas remboursés, tout cela se fera donc aux frais des victimes, c’est une nouvelle peine d’amende à part entière. La méthode est simple, discrète, efficace et permet d’appliquer directement peines et châtiments sans passer par d’interminables procédures ou juridictions complexes.

    À cela s ’ajoute que les services d’urgence, qui n’ont pas de temps à perdre, vous déclarent en bonne santé aussitôt passé le cap de la radio (qui ne voit que les fractures). Sans perte de connaissance, les blessés sont directement renvoyés chez eux, sans IRM, échographie ni Scanner. Pour ce qui est des lésions plus graves, il est demandé une « réévaluation par le médecin traitant si persistance des douleurs ». Là vous passez en appel et la plupart du temps c’est sans réduction de peine, mais plutôt pour un allongement de la durée de la sanction. Et là je ne parle pas des souffrances psychiques, des gens qui suite au choc de l’agression, tétanisés par la peur, voient leur existence bouleversée par les cauchemars ou la paranoïa.

    Quand la douleur est machinique, la sanction est automatique. Le but est de produire de manière invisible et immédiate une immobilisation de toute opposition. Pourquoi s’emmerder plus longtemps avec de la paperasse et des juges ? Pourquoi prendre la peine de fignoler un dossier de convocation judiciaire :

    « Le dénommé X est accusé d’avoir le 12/04 à Paris (XVI ème arrondissement), en tout cas sur le territoire national et depuis temps n’emportant pas prescription, seul et sans arme, opposé une résistance violente en portant des coups de pieds alors qu’il était au sol pour ne pas de laisser interpeller, causant notamment une fracture de la main chez l’un des agents interpellateurs X et Y (ITT 30 jours) dépositaire de l’autorité »

    Qui lit encore cela ? Au diable la paperasse ! La police c’est la justice, la justice c’est la police, pourquoi séparer les pouvoirs ? C’est là la simple logique des fusions-acquisitions : deux entreprises fusionnent pour regrouper deux entités commerciales et maximiser leurs gains. La politique de « Contusion-Confusion » c’est gagnant-gagnant pour tous les partenaires. C’est ainsi que l’État se transforme en auto-entreprise et en État policier.

    Le problème c’est qu’à aucun moment l’on ne se demande si de fil en aiguille, on n’en vient pas à créer une machine monstrueuse, vaste logiciel de gestion des corps menés à l’abattoir par un appareil d’État à la dérive. Quand à l’exhibition systématique de la troupe, piétinant la foule comme on marche sur Rome, c’est clairement la marque des régimes fascistes
    Le supplice de Damiens 2.0

    À l’époque où des Gilets Jaunes hagards erraient pendant plusieurs heures sur le boulevard, à la recherche d’un service d’urgences, leur œil dans une main, un sac dans l’autre, cela a marqué les esprits. Quand un œil éclatait et que cela faisait le bruit d’un œuf qu’on écrase, cela ne s’oublie pas. Quand on vise l’os malaire d’un visage et que la mâchoire s’enfonce, non seulement le choc post-traumatique est inévitable mais c’est la boucherie. Le problème c’est que cela donne une mauvaise image du « pays des Lumières », et de son despote éclairé.

    Si l’on se rappelle les gilets jaunes. À partir de l’acte III, Macron a dit à sa police « -Faites ce que vous voulez ». Ils se sont exécutés, et mécaniquement ces gens ont fait ce qu’ils ont voulu. Que voulez-vous qu’il se passe quand on distribue des viseurs holographiques à de jeunes chiens fous tout en sanctionnant disciplinairement ceux qui ne veulent pas aller au ball-trap ?

    Je rappelle pour ceux qui ne sont pas informés qu’un viseur holographique EOTech permet de tirer sur une cible en mouvement sans obligation de parallaxe. Ce viseur a été inventé pour l’invasion de l’Irak en 1990. Ce viseur a été ensuite monté sur des fusils LBD et utilisé systématiquement par les forces de l’ordre pendant l’hiver 2018. Celui-ci est livré en option, « afin discriminer les parties du corps à impacter » explique pudiquement le fabricant. Un simple point rouge permet effectivement d’ajuster le tir sur n’importe quel orbite de manière très précise. Inutile d’aligner laborieusement une mire et le guidon d’une arme. Avec ce confort de tir, à vingt mètres, n’importe qui se prend pour un tireur d’élite. Et comme c’est valorisant de faire partie de l’ « élite », certains ont osé parler de « bavures » à l’époque des Gilets Jaunes. Ce qui a fait ricaner certains dans les comicos.

    Les Gilets jaunes c’est le retour au Moyen-âge. Ce qui compte dans la justice médiévale, ainsi que l’indique l’évangile de Luc, c’est : « Malheur à l’homme par qui le scandale arrive ! Mieux vaut qu’on lui attache une grosse meule autour du cou et qu’on le jette dans la mer » » (Lc, 17,1-2). Ceci signifie que du point de vue du droit canonique, peu importe que le curé de Montaillou, -village Occitan- soit pédophile, violeur, adultère ou le dernier des meurtriers, tout cela relève finalement du for interne, c’est à dire de la conscience personnelle du point de vue des pratiques de confessionnal. Du point de vue de la vulgate canonique, ce qui compte avant tout, c’est de vénérer publiquement la très Sainte Trinité.

    Le pêcheur public c’est celui qui est susceptible de contaminer une communauté toute entière. Il donne le mauvais exemple et abîme la récolte comme une pomme pourrie contamine tout un panier. Dès que le scandale devient public, il faut donc l’éradiquer. C’est la raison pour laquelle, dans l’Ancien Régime, en régime de contamination virale, le scandale comme la justice sont affaire de spectacle. Quand on jette le présumé coupable à l’eau, une grosse pierre attachée au cou comme le propose l’évangéliste Luc, la justice c’est l’inverse du baptême. Le baptême intègre dans la communauté, la grosse pierre participe à un rite d’exclusion, d’excommunication, de désintégration puisqu’il faut savoir qu’à l’origine le baptême n’est pas un sacrement mais une épreuve de justice ordalique.

    Un exemple de cette justice-spectacle de l’Ancien-Régime c’est le supplice très célèbre de Robert François Damiens, condamné pour « parricide commis sur la personne du Roi Louis XV ». Il est racontée dans l’Histoire de Robert François Damiens, contenant les particularités de son parricide et de son supplice (1757) :

    « On amena dans l’enceinte quatre chevaux jeunes et vigoureux qui avaient été achetés la veille quatre cent trente-deux livres […] ils avaient obtenu la permission de dépecer le condamné. Voici comment ils s’y prirent. Les chevaux furent encore excités et lancés. Alors, quand les membres de Damiens furent tendus à point, les deux bourreaux coupèrent les nerfs aux jointures des cuisses. Cela ne se fit pas sans peine. Le sang jaillit en abondance. « Oh ! hurla Damiens ; ayez-pitié de moi, Seigneur ! Jésus, secourez-moi ! » Les couteaux fouillaient sa chair, ne s’arrêtant que devant les os. « Voyons maintenant », dit le bourreau. Les chevaux tirèrent. Cette fois une cuisse se détacha, la cuisse gauche. […] Damiens regarda encore cette douloureuse séparation , Il n’y avait plus de résistance de sa part. Après de nouvelles secousses des chevaux, l’autre cuisse partit. Restaient les bras. Les deux bourreaux recommencèrent le jeu de leurs couteaux à l’endroit des épaules et aux aisselles. On aurait dit deux bouchers travaillant dans la même viande. La cruauté a son ivresse, et ils étaient arrivés à cette ivresse-là. Ils n’épargnaient aucun nerf, aucun tendon. « Grâce ! grâce ! » criait toujours Damiens. Le bras droit tomba. Damiens ne perdit pas encore connaissance. « Ses cris continuaient, mais avec moins de bruit,et la tête continuait à aller. » Enfin, les chevaux emportèrent le dernier bras. Il n’y eut plus sur la table basse qu’un tronc qui vivait encore et une tête dont les cheveux venaient de blanchir tout à coup. Il vivait ! Pendant qu’on détachait les chevaux et qu’on ramassait ses quatre membres, les confesseurs se précipitèrent vers lui. Mais Henri Samson les arrêta en leur disant que Damiens venait de rendre le dernier soupir. La vérité est que je voyais encore l’estomac agité et la mâchoire inférieure aller et venir comme s’il parlait. Ce tronc respirait ! Ses yeux se tournèrent encore vers eux. On ne dit pas si la foule battit des mains une seconde fois.Ce qu’il y a de certain, c’est que, pendant une heure et demie que dura ce supplice, personne ne songea à quitter sa place, ni aux fenêtres ni sur le pavé. Un bûcher avait été préparé à quelque distance de l’échafaud, avec des fagots et de la paille. On y jeta d’abord les quatre membres du supplicié, et ensuite le tronc. Les débris palpitants furent recouverts d’autres fagots. On mit le feu au tout ! »

    On voit bien dans ce récit qu’il s’agit de démembrer quelqu’un pour lui arracher une malédiction qui déborde le corps social. Un individu est extrait de la société pour purifier le corps social tout entier, de la même manière qu’on pratique une saignée pour épurer le flux sanguin d’un malade dans le théâtre de Molière. Mais l’efficace du rituel n’est rendu possible qu’à la condition que ce démembrement ait lieu aux yeux de tous. La guérison du grand corps malade ne s’opère que par transsubstantiation [1]

    [1] En théologie dogmatique catholique, la...
    du sang versé dans un rituel qui implique toute la communauté. C’est pourquoi la justice médiévale est un spectacle, le rituel ne fonctionne pas s’il n’est pas accompli aux yeux de tous. Rappelons que les gens allaient encore avec leurs enfants assister aux exécutions capitales jusqu’au début de le seconde guerre mondiale.

    Aujourd’hui quand on veut déboîter tout un peuple, les corps sont démembrés à l’abri des regards, c’est à dire au plus intime des corps, c’est la raison pour laquelle la nouvelle technique du maintien de l’ordre n’assume plus la visibilisation des violences d’État. Pour preuve, le preux cavalier Macron ne plastronne plus :

    « Oyez, Oyez, boursemolles, ribaudes et puterelles, traversez ruisseau pour trouver boulot, en mon château me venez chercher ! ».

    L’époque a changé, la bête attaque maintenant systématiquement de dos. On le voit bien avec cette réforme des retraites qu’un gouvernement abject tente de faire passer par une loi sur la sécurité sociale. Le nouveau supplice de Damiens c’est la colonie pénitentiaire de Kafka. Dans ce récit une machine inscrit la peine dans l’intimité du corps du supplicié, ici cette intimité est largement distribuée tout en étant privatisé : miracle de la bio-logistique des corps !

    C’est au hasard des engagements d’un corps qu’un individu prend parfois la mesure que l’onde de choc qui le traverse fragmente le corps social tout entier. À cette heure, deux épaules immobilisées me laissent deux doigts libres pour taper ce texte sous analgésiques. Ce texte donc un texte écrit à l’horizontal : si le mouvement de lutte contre la réforme des retraites ne laisse personne indifférent c’est parce qu’il attaque les corps ; nous sommes tous mortels et du point de vue de notre finitude, les existences sont toutes égales. C’est la raison pour laquelle des plus jeunes aux plus vieux, le spectacle de l’ignominie présidentielle brûle d’une telle flagrance.

    Et foin des grands discours, c’est l’implication des corps disloqués qui fait la solidarité de nos chairs impatientes.

    [1] En théologie dogmatique catholique, la transsubstantiation est la doctrine selon laquelle au cours de l’eucharistie, au moment de la consécration, les espèces du pain et du vin deviennent le Corps réel et le Sang réel du Christ tout en conservant leurs caractéristiques physiques et leurs apparences originales.

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