En disparaissant, David Lynch [1946-2025], comme Fellini ou Tati, deux cinéastes qu’il admirait beaucoup, nous a légué non seulement une œuvre, mais aussi et surtout un monde. Ce qui signifie qu’un ensemble d’images, de signes et d’affects s’est imprimé dans le cerveau de très nombreux cinéphiles mais aussi de simples amateurs de cinéma qui ont été, à un moment ou à un autre, touchés par la grâce de cet univers à la fois très cohérent et totalement proliférant.
Quand on évoque le monde de Lynch, tout le monde a plus ou moins une idée du sujet dont on parle. Mais cette idée se réduit le plus souvent à quelques figures du mystère et de l’étrange qui, si l’on n’y prend pas garde, virent très rapidement au cliché. Dans ce registre, le cinéaste est souvent assimilé à un artiste tout-puissant, une sorte de démiurge excentrique qui accumulerait les bizarreries et les visions plus ou moins incompréhensibles. Et, de ce point de vue, David Lynch est le cinéaste idéal, lui qui a toujours renvoyé les spectateurs et les spectatrices de ses films à leur propre interprétation, sans jamais donner la sienne.
Eu égard à l’énorme littérature herméneutique générée par Mulholland Drive [2001], Lost Highway [1997] ou les trois saisons de la série Twin Peaks [1990-1991, puis 2017], on peut affirmer qu’il est, à égalité avec Stanley Kubrick, le cinéaste le plus fantasmé de l’histoire du cinéma. Par ailleurs, David Lynch a souvent été assimilé à un artiste de la pure sensation, qui aurait congédié toute forme de signification. Certains allant même jusqu’à affirmer que la séduction de ce cinéma très sensoriel dissimulerait un vide sidéral, une absence totale de sens. Autrement dit, cette œuvre est perçue comme sursignifiante ou, à l’inverse, insignifiante, c’est-à-dire littéralement sans signification. On a parlé à son sujet de surréalisme, manière superficielle de désigner un monde autonome qui échappe à toute compréhension.
Elargissement de la notion de réalité
Même si j’ai été, moi aussi, traversé par la sensorialité de cet univers et par son caractère énigmatique, cette vision d’un cinéma totalement coupé de notre réalité m’a toujours un peu gêné. D’abord, il me semble que cette dimension sensorielle est d’abord, pour David Lynch, un moyen d’établir une connexion avec son spectateur. Les moyens mis en œuvre par le cinéaste, visuels, sonores et musicaux, sont une manière de le mettre en condition pour exciter sa perception, la rendre plus fine, plus aiguë, de mobiliser des flux perceptifs plus subtils, et de réveiller certaines zones un peu anesthésiées de notre cerveau.
Autrement dit, la sensorialité, chez Lynch, c’est une façon d’envisager la réalité comme une totalité, physique et mentale, consciente et inconsciente, en intégrant, par exemple, le fantasme et le rêve dans la représentation. Pas une négation, donc, mais un élargissement de la notion de réalité, avec comme instrument privilégié le cinéma en tant qu’art total.
Ensuite, si l’on y regarde de près, les sujets des films de David Lynch sont finalement assez simples et surtout pas coupés de notre réalité. Les angoisses d’un couple face à un bébé, vu comme un alien dont les pleurs sont insupportables, dans Eraserhead, son premier long-métrage [sorti en 1980 en France]. L’inceste et le féminicide, produits du refoulé puritain américain, dans Twin Peaks : Fire Walk with Me [1992]. La schizophrénie comme moyen d’échapper au crime (encore un féminicide !) dans Lost Highway. Une histoire d’amour entre deux femmes qui tourne mal et les fantasmes générés par Hollywood, lieu de pouvoir, dans Mulholland Drive.
Il y a même un côté pré-#MeToo dans le cinéma de Lynch, par sa façon de cartographier sans anesthésie les meurtres de femme, et même, dans Mulholland Drive, de montrer la domination des vieux producteurs qui plient l’industrie, et plus particulièrement les actrices, à leur pouvoir et à leurs fantasmes. Tout cela est mis en œuvre dans une forme très stylisée, mais cette stylisation, loin d’affaiblir le sujet, la renforce au contraire, car elle nous plonge dans la perception de situations vues de l’intérieur.
La fable idéale
Si David Lynch est un cinéaste visionnaire, ses visions sont donc loin d’être les fantasmes d’un esthète confortablement installé dans sa tour d’ivoire, ivre de la gratuité de son art. Au contraire, avec son œuvre ultime, Twin Peaks : The Return, sa vision a pris une dimension quasi politique. A travers la figure de l’agent Dale Cooper, diffractée en plusieurs incarnations, Lynch ausculte une Amérique en proie au mal. Mais ce mal n’est pas si abstrait qu’on pourrait le croire, car il se manifeste de manière très concrète, à travers, par exemple, la mort d’un enfant, violemment renversé par un jeune chauffard – une des scènes les plus traumatisantes de toute l’œuvre du cinéaste.
D’autre part, dans Twin Peaks : The Return, Lynch montre une Amérique appauvrie, en proie à une crise morale et économique très violente. Il y a dans cette œuvre inclassable, qui fait l’effet d’une véritable déflagration, une contamination du mal qui en est le véritable sujet profond. Dans l’épisode 8, d’une puissance assez stupéfiante, Lynch se paie même le luxe de désigner l’intrusion de la bombe H comme origine de cette contamination, qui coïncide évidemment avec la fin d’une certaine innocence. Twin Peaks : The Return a été diffusée en 2017, alors que Donald Trump avait déjà commencé son premier mandat.
Loin de moi l’idée de considérer ce chef-d’œuvre terminal comme une critique très directe du trumpisme, même si Lynch était un fervent partisan de Bernie Sanders. Mais la vision très sombre qui se dégage de ce troisième volet de Twin Peaks entre forcément en relation avec une Amérique en proie à des démons bien concrets, au point d’en faire la fable idéale pour les temps ô combien troubles que nous vivons. Si bien que, paradoxalement, Lynch apparaît comme un cinéaste profondément réaliste, au sens où Godard, dans Les Carabiniers, faisait dire à Brecht : « Le réalisme, ce n’est pas comment sont les choses vraies, mais comment sont vraiment les choses. »
Thierry Jousse est réalisateur, ancien rédacteur en chef des « Cahiers du cinéma » et producteur de l’émission « Ciné Tempo » sur France Musique. Il est l’auteur du livre David Lynch (Le Monde/Cahiers du cinéma, 2007).