(…) Les principes philosophiques qui justifiaient la prohibition du porno ont également servi à redéfinir le consentement dans la législation américaine : l’assimilation du pouvoir à la violence et l’extension illimitée de l’impossibilité de dire non en raison des rapports de domination. Ainsi le féminisme hégémonique aux États-Unis a-t-il été l’inspirateur politique du concept de consentement positif ou affirmatif, une doctrine juridique que plusieurs États — parmi lesquels notamment le Wisconsin, le Vermont, le New Jersey ou la Californie — ont suivie jusqu’à ce jour. « En 2014, avec le soutien de militantes féministes, Jerry Brown, le gouverneur de Californie, a ratifié la loi SB 967, connue sous le nom de projet de loi “oui, c’est oui”, rappelle Srinivasan. Elle imposait à tous les établissements d’enseignement supérieur qui bénéficient de fonds de l’État (…) d’adopter un principe de “consentement affirmatif” pour juger si un acte sexuel est consenti ou non. » Cette doctrine ne concerne pas encore beaucoup d’États, mais elle a été largement adoptée dans les règlements internes des campus universitaires américains. En 1996, l’Antioch College, dans l’Ohio, a mis en œuvre un règlement toujours en vigueur qui exige que toute relation sexuelle fasse l’objet d’un « consentement verbal » préalable qui doit être réitéré « à chaque nouveau stade du rapport sexuel ». Il s’agit donc d’abandonner un cadre où le consentement dépend de la présence ou de l’absence d’un refus (qui ne se limite pas à une résistance physique, bien entendu) pour passer à une réglementation qui exige positivement — y compris de manière verbale — l’affirmation.
Dans une vidéo virale sur l’importance du consentement, l’actrice, présentatrice et mannequin Genelia Deshmukh l’affirme catégoriquement : « Non signifie non. Peut-être signifie non. Je ne sais pas signifie non. Et le silence aussi signifie non. » Comme l’exprime la formule « seul un oui est un oui », tout ce qui n’est pas un oui parfaitement clair est un non parfaitement clair. On retrouve cet esprit de clarification dans une campagne conduite en 2020 par Amnesty International qui posait les termes ainsi : « oui + oui = oui, oui + non = non, non + oui = non, oui + euh = non, oui + je ne sais pas = non ». La totalité du territoire de la sexualité se trouve ainsi partagée entre le champ de ce que nous voulons clairement et le champ de ce que nous ne voulons clairement pas.
Presse féminine, conseils de sexologues, contenus sur Instagram… On nous exhorte sans cesse à la clarté, à l’explicitation des désirs, à mettre des mots sur la sexualité, à l’accord consensuel, au pacte verbal. L’optimisme de cette position tient à la promesse qu’en contractualisant continuellement le sexe nous pourrons avoir non seulement une sexualité consentie, c’est-à-dire non violente, mais aussi désirée, épanouie, agréable et heureuse. Ainsi, paradoxalement, si dans l’ordre du péril sexuel il était impossible de dire ce que nous ne voulons pas, il y a une confiance totale en la possibilité de dire ce que nous voulons et de l’affirmer sans la moindre ambiguïté. S’il n’était auparavant pas possible de dire quoi que ce soit, il semble à présent possible de tout verbaliser. En un clin d’œil, nous passons du pessimisme qui consiste à penser que le sexe est inévitablement violent à la naïveté de croire que la jouissance et le plaisir sont garantis par le langage et le commun accord. Ne sommes-nous pas prises au piège de l’alternative entre ne rien attendre du consentement et en attendre peut-être trop ? Et comment notre société peut-elle affirmer dans le même temps l’un et l’autre ?
Depuis Sigmund Freud au moins, il nous faut tenir compte de la difficulté dans l’équation, et non des moindres, introduite par le psychisme. La scission interne au sujet — qui peut à la fois vouloir et ne pas vouloir, et ignorer ce qu’au fond il veut — met en grande difficulté cet individu souverain… que les lois considèrent comme le maître d’une volonté univoque et consciente d’elle-même. Si la psychanalyse a été et demeure si embarrassante pour le paradigme libéral, c’est parce que, comme le dit la philosophe Rosi Braidotti, « l’hypothèse de l’inconscient a infligé une blessure terrible au narcissisme de la vision classique du sujet ».
Il ne s’agit pas de remettre en cause ici que la coïncidence du consentement et du désir constitue un horizon désirable. Mais rien ni personne ne pourra nous sauver de la possibilité de ne pas choisir ce que nous désirons, ou de ne pas désirer ce que nous choisissons. C’est au sujet de tenter de résoudre cette divergence, et en aucun cas à une quelconque avant-garde féministe, ni bien entendu à l’État. On ne peut nous sauver de cela sans prétendre nous sauver de nous-mêmes, sans nous infantiliser, sans nier notre majorité. Comme l’écrit Butler : « Nous pouvons, comme l’ont tenté les (…) règles de conduite sexuelle de l’Antioch College, faire en sorte que chaque acte sexuel fasse l’objet d’une discussion préalable entre deux personnes et d’un consentement établi avant tout contact. Dans ces moments-là, la loi a envahi la rencontre sexuelle ; la loi a imbibé notre discours. » C’est précisément cette prétention à transformer le désir en une chose éclairée et loquace, cette volonté de l’inscrire dans le cadre du contrat, qui invite le droit pénal à outrepasser ses fonctions. Dépouiller le désir de son obscurité permet à la loi d’entrer là où elle ne doit jamais entrer : dans le champ de ce qui est désiré et de ce qui ne l’est pas.