L’Espagne dispose de 38 sites d’élevage de visons pour une production annuelle d’environ 750 000 peaux. La plupart de ces élevages se trouve en Galice (31). Les autres sont au Pays basque, en Castille, à Leon, à Valence et une en Aragon. Cette dernière a beaucoup fait parler d’elle justement au mois de juin.
. D’abord à cause de sa taille : 100 000 visons. L’une des plus grosses du pays. Elle est située à La Puebla de Valverde à 2km de Teruel, chef-lieu qui compte à peine 500 habitants. Elle s’est retrouvée au centre de tous les regards, le 22 mai, quand sept travailleurs agricoles employés dans l’exploitation ont été déclarés cas Covid.
A cette date, l’exemple hollandais a déjà pu montrer que les éleveurs malades contaminent facilement leurs visons et qu’en retour, ceux-ci peuvent contaminer d’autres humains qui s’en occupent. La ferme est donc mise à l’isolement et suscite d’autant plus d’inquiétude que le gros des maisons de la bourgade voisine n’est qu’à 6 km, tandis qu’au Pays-Bas le périmètre de sécurité sanitaire fixé à 8km s’était avéré insuffisant pour empêcher une propagation de proche en proche. Un suivi vétérinaire pointilleux est organisé, il est décidé que quelques animaux seront testés régulièrement, semaine après semaine. Le 28 mai, sur un petit échantillon aléatoire de 7 visons, aucun n’est malade et les animaux du cheptel n’ont pas de symptôme. Le 8 juin, sur 20 visons testés, un est malade (soit 5%). Le 22 juin, l’échantillon est porté à 30 spécimens et on dénombre 5 tests positifs (soit 17%). Le 7 juillet, sur un nouvel échantillon de 90 visons, on comptabilise 78 positifs (soit 86%). L’ordre est alors donné d’abattre les 92 700 visons et de détruire leurs cadavres dans une usine de déchets MRS (matériel à risque spécifique).
Si Joaquin Olona, le ministre de l’agriculture espagnol, s’applique à louvoyer quand il est interrogé sur le sens des diffusions homme-vison ou vison-homme et exprime essentiellement la certitude d’une contamination communautaire entre animaux, il admet néanmoins qu’il y a ‘’deux cas qui peuvent être liés’’ … La parole de Juan José Badiola, directeur du centre des maladies émergentes de Saragosse, est cependant plus directe : « Nous vivons un cas similaire à ce qui s’est passé aux Pays-Bas […] Dans le cas de Puebla de Valverde, au début, il n’y a peut-être pas eu infection (de l’animal à l’homme), mais maintenant il y a deux (personnes) ‘’infectées’’ et cela attire déjà l’attention ».
Or pour constater ce ‘’saut d’espèce’’, il a forcément fallu que les échantillons viraux de ces éleveurs espagnols soient séquencés. Le séquençage est une opération longue et coûteuse, donc rare, mais c’est ainsi qu’on a procédé un mois plus tôt, aux Pays-Bas, pour administrer une preuve scientifiquement incontestable du passage zoonotique.
. Les travailleurs agricoles y portaient un virus muté uniquement présent chez les visons et absent dans le reste de la population humaine. Ce qui signifiait que les premiers l’avaient forcément reçu des seconds.
Cet élément est décisif, car l’étude publiée par l’équipe de Bâle mentionne que la souche 201.EU.1 qui est apparue en Aragon à la fin juin et s’est propagée au reste de l’Europe a été découverte par un séquençage effectué le 20 juin sur sept travailleurs agricoles. Autrement dit, le lieu, le nombre, la typologie des travailleurs et la date coïncident parfaitement. Un petit doute subsiste, les chercheurs suisses n’ayant pas nommément explicité dans leur travail qu’il s’agissait des employés de la ferme de La Puebla Del Valverde. Mais tout semble indiquer que le 201.EU.1 est bien une variante née dans cette ferme. Un autre point questionne fortement : à la date de l’abattage (le 17 juillet), la province d’Aragon est celle où l’épidémie humaine de coronavirus est – et de très loin – la plus élevée du pays. A la fois pour le nombre de tests positifs recensés et pour celui des admissions hospitalières.
La pandémie italienne entre visons et ballon rond
Pour comprendre et analyser le processus de diffusion de l’épidémie, l’Italie est un cas qui n’a pas d’équivalent. Le reste de l’Europe a regardé la pandémie s’installer en son sein et enflammer d’abord la Lombardie avec un mélange d’incrédulité et de perplexité. Et pour cause, le coronavirus a frappé là où on ne l’attendait pas. Alors que tout semblait avoir commencé dans une mégalopole en Chine, voilà maintenant qu’en Italie ce sont des villageois qui sont touchés les premiers dans une zone rurale située à une soixantaine de km de Milan. Lorsque le premier futur cas référencé est hospitalisé suite à une pneumonie atypique qui flambe en dépit des antibiotiques administrés et qu’il demande au médecin qui l’ausculte s’il peut avoir attrapé le coronavirus… celui-ci lui répond que « le coronavirus ne sait même pas où Codogno se trouve ». Le premier cas en question s’appelle Mattia Maestri, et l’anesthésiste-réanimatrice qui a posé le diagnostic se nomme Annalisa Malara.
. L’un et l’autre vont devenir célèbres dans tout le pays. Lui, parce le récit médiatique de son séjour en réanimation émeut l’ensemble de la population, d’autant plus qu’il s’agit d’un jeune cadre très sportif dont l’épouse attend un enfant. Elle, parce qu’elle a pensé à faire un prélèvement de Mattia en dépit des protocoles recommandant de ne pas y recourir pour un patient n’ayant pas voyagé en Chine et qui n’est ni vieux, ni porteur d’autres pathologies susceptibles de le rendre vulnérable. Annalisa Malara a envoyé son échantillon à l’hôpital Sacco de Milan le 20 février à 12h30, depuis son hôpital de campagne de Codogno, dans la province de Crémone. Elle le raconte dans un livre d’éthique médicale paru dans la foulée : Le 20 février à 12h30, le cas numéro un. Pour les suivants, il faudra attendre les jours d’après.
Cette information est primordiale, car la variante D614G qui s’est propagée dans toute l’Europe – et notamment en France – à l’occasion de ce qu’on a appelé la ‘’première vague’’, et qui a même totalement supplanté la souche originelle venue d’Asie, a été séquencée pour la première fois en Italie le 20 février 2020.
. Il n’y eu qu’un seul et unique test positif le 20 février 2020. La date permet donc de déduire que la première mutation séquencée D614G, c’est celle trouvée dans l’échantillon de Mattia Maestri. En revanche, quoi que Mattia Maestri ait bien été porteur de la variante D614G, il n’a pas pour autant été vraiment le 1er cas italien atteint par le coronavirus, contrairement à ce que la presse transalpine a longtemps relayé. Il a bien fallu quelqu’un pour le contaminer.
Une enquête rétrospective des chercheurs et médecins italiens, parue fin mars, suggère que le virus circulait déjà localement à très bas bruit depuis plusieurs semaines et que des premiers cas auraient pu être considérés comme « suspects » dès la deuxième quinzaine de janvier.
. La quête du patient zéro a, néanmoins, occupé pendant de nombreuses semaines les autorités sanitaires et les médias italiens. Par ailleurs, dès la mise en évidence de la présence du coronavirus dans le sang de Mattia, la Lombardie a été placée sous haute surveillance et les responsables locaux ainsi que le gouvernement ont pris d’importantes mesures de restriction des déplacements, voire même de confinement, tandis que les premières victimes et les malades commençaient à affluer.
Ce qui est incontestable, c’est que l’Italie est bien le premier foyer infectieux d’Europe et le pays le plus touché à l’hiver 2020, que la Lombardie est bien le centre de l’épidémie italienne et la région du pays la plus sinistrée par le coronavirus. Enfin qu’en Lombardie les trois localités les plus douloureusement frappées sont de manière évidente : Lodi, Bergame et Crémone. On a beaucoup écrit qu’un match de football de Champion’s league entre l’Atalanta Bergame et Valence disputé devant 60 000 spectateurs à Milan le 19 février avait pu contribuer à l’accélération de la propagation dans la région. Mais même avant le 19 février, la caractérisation épidémiologique produite par l’étude des professeurs Danilo Cereda et Marcelo Tirana10ne laisse aucune place au doute : les zones les plus touchées étaient alors – dans cet ordre – Lodi (132 cas), Bergame (91 cas), Cremone (59 cas) … et dans une moindre mesure Brescia (38 cas). Cela donne envie de cartographier le triangle fatidique pour mieux visualiser la situation (Cf. carte infra). Au 5 mars, 72% des cas de coronavirus italiens provenaient d’une de ces trois provinces.
A l’aide des chiffres de l’institut statistique italien (Istat), on observe que c’est justement dans ce triangle que sont survenus les cas de décès les plus précoces et les niveaux de surmortalité les plus flagrants et les plus spectaculaires du pays
. A Offanengo, sumortalité relative de mars 2020 comparée à mars 2019 : +3900%, à Ravanego juste à côté +1000%. Non loin de là, à Capralba, +1000%. Dans les villages immédiatement autour de Capralba : à Vailate, +1000%. Et à Pandino : au minimum +1500% (3 cas en mars 2019 versus 48 cas en mars 2020). Dans la ville la plus proche qui s’appelle Crema : + 322% (41 en mars 2019 versus 174 en mars 2020). Or, fait troublant, il reste moins de 10 élevages de visons en Italie mais 5 sont en Lombardie. Et ceux de Lombardie sont particulièrement mal situés si on souhaite éviter de se poser des questions sur leur rôle potentiel dans l’embrasement épidémique : à Offanengo, à Crema (Caperganica) et à Capralba. En particulier, celui de Capralba, qui est de très loin le plus important d’Italie, renferme 30 000 visons. Son propriétaire n’est autre que le président de l’association des éleveurs italiens. Comble de malchance, la liste des 7 premiers décès italiens recensés (tous avant le 24 février) fait état de 2 décès survenus à une quinzaine de km de Crema, plus un à Crema même… et un autre dans le village contigu au hameau où se trouve la ferme de Capralba (au lieu-dit Trescore Cremasco, même pas à 2km de distance).
L’élevage de visons en Italie a commencé dans les années 50. Il a connu son heure de gloire. La production de fourrure animale, emblème de luxe ostentatoire, a été stimulée par les commandes des marques de renom de la mode italienne comme Gucci ou Versace. Chaque année, le salon international de Milan continue de se tenir à la fin février même si depuis une quinzaine d’années, le marché est en recul, à mesure qu’en Chine, il prend son essor. L’Italie, comme les Etats-Unis ou le Danemark y écoulent opportunément leurs surplus destinés à la classe de nouveaux riches qui y émerge peu à peu. Il n’empêche que les fermes à fourrure italiennes, régulièrement contestées par les défenseurs du bien-être animal, ferment les unes après les autres depuis cinq ou six ans. Elles sont à peine dix désormais et produisent moins de 100 000 peaux au total, mais la qualité y est encore estimée comme supérieure à celle offerte par l’empire du milieu.
Giovanni Boccu, le patron de la ferme à visons de Capralba actif depuis les années 80, est considéré comme un producteur au-dessus du lot. Il peut se prévaloir d’arriver à fournir une peau parmi les 50 meilleures du monde. Il dépense de l’énergie à la fois en lobbying, en amélioration de son acceptabilité locale (via des journées portes-ouvertes) et à tenter d’essaimer d’autres élevages pour ne pas se retrouver trop isolé à défendre le bien-fondé de son secteur agricole. Notons que pour obtenir une peau de qualité, un travail minutieux de sélection est nécessaire. D’une ferme à l’autre, d’un pays à l’autre, on échange de précieux mâles reproducteurs (ou étalons). L’objectif est paradoxal : éviter une trop forte consanguinité qui fragilise la santé des animaux tout en perpétuant la pureté de la lignée. Giovanni Boccu exporte 72% de sa production, dont la moitié dans la zone asiatique. Il travaille avec sa femme, ses trois fils, quatre employés fixes et des intérimaires, surtout présents en mars pour les accouplements et fin novembre pour l’abattage et le dépeçage. Les intérimaires ont ceci de particulier qu’ils peuvent opérer sur plusieurs exploitations de visons à la fois ou compléter leurs embauches occasionnelles par d’autres emplois saisonniers. Au Danemark, pendant la contamination massive des fermes à fourrure, aucun service administratif n’est parvenu à les identifier et encore moins à obtenir qu’ils se testent. En Italie, on n’a pas vraiment fait d’effort non plus.
C’est ce que déplore tout particulièrement le Lav, une des principales associations de protection animale italienne, qui n’a pas manqué de signaler la conjonction de fermes à visons présentes en Lombardie et la violence ahurissante de l’épidémie dans cette région, à la fin de l’hiver et au début du printemps. Après plusieurs mois de demandes insistantes auprès de la compétence régionale et du ministère de la santé, une pétition lancée puis une plainte déposée… elle a obtenu l’information, début novembre, qu’une ferme infectée par le coronavirus avait été détectée au mois d’août, sans plus de précision. La décision d’extermination massive des visons danois a dû hâter les choses, il a finalement été révélé le 12 novembre qu’il s’agissait de celle de Capralba. A l’heure actuelle, les autorités italiennes continuent d’esquiver la portée d’une telle découverte et affirment que la quantité du prélèvement positif récolté en août n’est pas suffisante pour procéder à un séquençage (qui seul permettrait d’en savoir plus). Elles se disent par ailleurs actuellement très occupées à repérer chez des visons du centre et du sud de l’Italie (uniquement)… des signes cliniques exclusivement (alors même que les visons contaminés n’ont, la plupart du temps, aucun symptôme). Précisant même que si elles doivent aller jusqu’à tester des animaux, « pour les résultats cela prendra au moins 15 jours ». Ça tombe mal pour le calendrier : dans 15 jours on sera en pleine période d’abattage pour la récolte des peaux. Une fois les visons supprimés, les preuves matérielles de ce qui s’est passé – éventuelle souche D614G comprise – auront été détruites. Et de précieuses clefs de compréhension avec elles. Questions parmi d’autres : près de quelle rivière ont été déversées les eaux usées et dans quels champs a-t-on répandu le fumier contaminé de Capralba ?
Rappel du bilan : le 26 mai dernier, à la fin de la première vague, la Lombardie comptait déjà 16 000 morts par Covid, soit la moitié des décès de toute l’Italie.
Une santé publique réduite à peau de chagrin :
L’Italie n’est pas la seule à s’efforcer de gagner du temps. Les Etats-Unis n’ont aucune intention d’abattre les animaux avant l’heure de les dépecer, même pas dans des fermes où ils sont si malades qu’ils succombent du virus. En Suède, on se contente d’isoler les dix élevages contaminés. Au Danemark, il y a eu rétention de données cruciales pendant des mois. En Pologne, laquelle compte la bagatelle de 600 fermes pour 6 millions de mustélidés – dont celle de Gorecski qui concentre à elle seule 500 000 visons élevés dans des conditions particulièrement atroces pour les animaux comme pour les employés ukrainiens– on n’a pas fait le moindre test. Pour les petits pays producteurs comme la Grèce, la Belgique et la France, le flou persiste. Il semble qu’au prix d’un dernier effort, presque tout le monde pourra vendre ses peaux, même parfois celles issues de sites ou d’animaux infectés. Le conseil des ministres européens de l’agriculture a pourtant débattu du sujet ce lundi 16 novembre : une loi générale d’interdiction verra-t-elle le jour pour l’an prochain ? En attendant, il reste que des variantes de coronavirus mutés par l’intermédiaire des visons contaminés se diffusent à travers le monde. Si nul ne peut affirmer avec certitude qu’elles ont une dangerosité particulière ou qu’elles peuvent réellement altérer l’efficacité d’un vaccin, tout indique que les élevages intensifs en Europe ont joué un rôle dans la propagation globale. On ignore encore également si les élevages intensifs en Chine, qui sont de loin les plus nombreux, ont contribué à l’émergence pandémique. Cependant, tout amène à conclure que les autorités compétentes ont, a minima, laissé subsister en pleine connaissance de cause du risque que cela comportait, d’immenses réservoirs à virus à travers toute l’Europe – comme aux États-Unis – pour éviter de porter atteinte à un marché de quelques dizaines de milliards de dollars.