Des autoroutes italiennes aux pistes marocaines ou sentiers français, de nombreuses routes modernes reposent sur des tracés imaginés il y a deux mille ans par les ingénieurs romains. Avec Itiner-e, des chercheurs cartographient ces voies oubliées, près de 300 000 kilomètres de « vias » antiques, pour offrir un regard inédit sur le cœur et l’organisation de l’Empire romain.
Elles ont fait battre le cœur de l’Empire romain pendant des siècles. D’immenses voies pavées sillonnant l’Europe, l’Afrique du Nord et le Proche-Orient, reliant légions, commerçants et messagers impériaux. Deux millénaires plus tard, ces routes reprennent désormais vie grâce à un projet scientifique : Itiner-e, sorte – comme la carte ORBIS avant lui – de « Google Maps de l’Antiquité » qui combine archives historiques et technologies modernes pour cartographier le réseau routier de la Rome antique.
Publié dans la revue Scientific Data le 6 novembre 2025, le projet Itiner-e est le fruit de quatre années de travail, mené par une équipe d’archéologues et d’historiens issus de seize institutions européennes. Il propose la carte la plus complète et la plus précise jamais réalisée du réseau routier antique, rassemblant des milliers de sources anciennes et modernes pour offrir une vision inédite de l’Empire à son apogée, vers l’an 150 apr. J.-C.
Des routes qui ont transformé le monde
Le résultat est stupéfiant : près de 300 000 kilomètres de routes ont été recensés, presque le double de ce qui était connu jusqu’ici. Elles traversaient autrefois près de 40 pays modernes, des côtes atlantiques de la Bretagne romaine aux déserts d’Arabie, en passant par les montagnes d’Anatolie et les plaines de Tunisie. « Ce réseau massif et intégré a été un véritable tournant historique, s’enthousiasme auprès de LiveScience Tom Brughmans, archéologue à l’université d’Aarhus (Danemark) et coordinateur du projet. Cela signifiait que, pour la première fois, une peste [la peste antonine, 165-190 apr. J.-C.], un essor économique ou une nouvelle religion pouvait devenir ’continentale’ et transformer le monde. »
En cartographiant les anciennes routes qui ont transporté la peste antonine, nous obtenons une étude de cas vieille de 2 000 ans sur les impacts sociétaux à long terme des pandémies. – Tom Brughmans
Pour reconstruire ce gigantesque réseau, les scientifiques ont croisé sources historiques – l’Itinéraire d’Antonin (IIIe siècle apr. J.-C.), document listant les routes et les distances entre villes de l’Empire ou encore la Table de Peutinger (XIIe siècle apr. J.-C.), fac-similé d’une carte les figurant également – avec des outils modernes : photographies aériennes, imagerie satellite, cartes topographiques anciennes et systèmes d’information géographique (SIG).
Chaque tronçon de route a été géoréférencé et documenté avec des métadonnées précisant sa longueur, son altitude moyenne, ses sources et son degré de certitude. Car tout n’est pas gravé dans la pierre : seuls 2,7 % des trajets sont connus avec certitude.
Chemins secondaires, héritage durable
Le reste repose sur des indices archéologiques et historiques, souvent comparés aux tracés des routes modernes – preuve que le réseau antique a souvent servi de squelette aux infrastructures actuelles. En Grande-Bretagne, une étude publiée en juillet 2025 et reposant sur la carte de Gough, a montré que de nombreuses voies romaines ont été utilisées plus d’un millénaire après la chute de l’Empire, durant le Moyen Âge. Ces exemples historiques illustrent parfaitement le constat de Tom Brughmans et de l’équipe Itiner-e :
Les deux cents années de recherche sur les routes romaines se sont largement concentrées sur ces autoroutes, pour ainsi dire, au détriment des routes sans nom, les « chemins de campagne ».
Grâce à leur approche et notamment, des images satellites prises avant la construction des barrages, ils ont pu découvrir d’anciennes routes, aujourd’hui ensevelies sous des lacs artificiels. Ou encore, vérifier des itinéraires mentionnés dans des documents historiques, souvent ignorés jusqu’ici. Le nouveau jeu de données comprend ainsi près de 200 000 kilomètres de voies secondaires. Cependant, certaines lacunes subsistent dans la carte, en raison d’un manque de données ou encore, de la difficulté – même pour des experts – de reconnaître certaines catégories de chemins romains dans les vestiges archéologiques.
300 000 kilomètres… et ce n’est qu’un début
Le projet constitue ainsi, également, un appel à l’action pour la recherche : ses auteurs espèrent que d’autres équipes viendront enrichir cette base vivante, en y ajoutant de nouveaux résultats de fouilles et trouvailles régionales. « Trois cent mille kilomètres, ce n’est vraiment que la partie émergée de l’iceberg, déclare Tom Brughmans, à nos confrères de ScienceAlert cette fois-ci. Nous espérons stimuler de futures recherches pour améliorer la connaissance ouverte de la localisation de toutes les routes romaines. »
Déjà, la plateforme Itiner-e est en libre accès, offrant la possibilité de visualiser, télécharger et citer chacun des 14 769 segments de route grâce à un identifiant unique. Et pour les plus curieux, elle permet aussi de constater que, contrairement à l’adage, tous les chemins… ne mènent pas à Rome.
Certes, les principaux carrefours du réseau se situaient dans la plaine du Pô et le corridor alpin, au nord de l’Italie. Mais la position de la cité, au centre d’une péninsule, en faisait en réalité une impasse pour le réseau terrestre. Ce n’est qu’en intégrant les routes maritimes et fluviales qu’elle redevient véritablement le cœur stratégique de l’Empire.