David Harvey sur la Chine, le capitalisme, le Marxisme et les légumes | Mediapart | 18.04.23
Quel est votre sentiment sur l’état actuel du capitalisme ?
David Harvey : Je voudrais isoler quelques faits pour répondre à cette question. Le premier, c’est qu’il est très difficile de se représenter aujourd’hui ce que pourrait être le futur du capitalisme parce que la direction que prendra la Chine, qui est un acteur crucial, n’est pas claire.
Ma vision est que la Chine a permis au capitalisme, en 2007-2008, d’éviter une dépression comparable à celle des années 1930. Depuis ce moment et avant l’arrivée du Covid, la Chine a représenté environ un tiers de la croissance mondiale, ce qui est davantage que les États-Unis et l’Europe réunis. Donc il est impossible, dans les circonstances présentes, de prévoir la direction que prendra le capitalisme sans savoir celle que prendra la Chine.
Le deuxième élément qui me semble important est que, à l’intérieur du monde capitaliste, il y a eu de sérieux crashs financiers depuis 1980. À chaque crise, les banques centrales ont répondu en augmentant la liquidité. À présent, nous nous dirigeons vers la prochaine crise qui nécessitera encore plus de liquidités. Pour moi, nous sommes donc dans une situation dangereuse où le capital s’accumule sous l’effet de ces infusions de liquidités.
Tout cela ressemble à une chaîne de Ponzi mondiale [un montage financier frauduleux – ndlr] et les chaînes de Ponzi finissent souvent très mal. La difficulté dans ce cas, c’est qu’il n’existe pas de possibilité pour les États de permettre une crise financière si la finance occidentale est fondée sur une chaîne de Ponzi… Mais alors, la question est de savoir s’ils peuvent contenir cette crise et je ne suis pas sûr qu’ils le peuvent.
Le troisième élément qui est important pour moi est la question des transferts de technologie sur le plan international. Depuis les années 1950, les États-Unis n’ont pas freiné, et parfois même ont promu, les transferts de technologie vers le Japon, Taïwan ou la Corée du Sud. En faisant cela, ils cherchaient évidemment à contenir la Chine dans sa forme communiste et à l’encercler par un réseau de pays à revenus moyens à élevés.
Que s’est-il passé lorsque la Chine s’est ouverte ? Les capitaux du Japon, de la Corée du Sud ou de Taïwan se sont massivement investis en Chine, amenant avec eux les transferts de technologie passés. À présent, les États-Unis tentent de bloquer les transferts de technologie vers la Chine, ce qui à mon sens est une attitude stupide. En partie parce que c’est impossible, mais aussi parce que si l’on bloque le développement de la Chine, qui a systématiquement sauvé le capitalisme, on ne fait pas quelque chose de très positif pour le capitalisme.
Il y a beaucoup de divergences d’opinion aux États-Unis, mais s’il est une chose sur laquelle le Congrès est unifié avec la présidence Biden, c’est bien sa politique anti-chinoise. Si cette politique réussit, nous verrons, je pense, le monde tomber dans une croissance négative. Et cela conduira à de nombreuses oppositions, à des mécontentements, à de l’agitation et à des soulèvements. Nous voyons déjà beaucoup de ces événements se dérouler sous nos yeux.
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Étant donné qu’il est difficile de révolutionner la vie urbaine quotidienne et qu’il y a une conscience écologique de plus en plus aiguë, ne pensez-vous pas, comme Kristin Ross, que les révolutions partiront désormais des campagnes, des zones à défendre ?
Toute l’histoire du capital est parsemée de mouvements alternatifs de ce type. Ils ne sont ni absurdes ni inutiles. Ces mouvements peuvent être les germes de la construction d’une alternative réelle. Si je pouvais tout planifier, je m’assurerais qu’on sorte de la métropolisation, les gens travailleraient à distance de la métropole – c’est désormais possible –, les structures communales seraient écologiques, les gens auraient tous leur parcelle de terrain pour cultiver des légumes. C’est une réponse importante aux problèmes soulevés par l’agriculture capitaliste. Je vivais en Grande-Bretagne durant la Seconde Guerre mondiale, quand 50 % de la production alimentaire venait des potagers des gens ! Il y beaucoup de choses qui peuvent naître de ces alternatives. Là encore, ça va me causer des problèmes avec les marxistes orthodoxes, car parfois, je dis des choses qui me font passer pour un anarchiste ! (Rires)
En fait, vous êtes plus Kropotkine que Marx !
Oui, et Élisée Reclus ! Je les aime bien. J’aime beaucoup la réplique d’Henri Lefebvre quand on lui demandait pourquoi il était marxiste et pas anarchiste : « Je suis marxiste pour qu’un jour on puisse tous vivre comme des anarchistes ! » C’est une très bonne réponse ! Je suis un anarchiste ancien modèle, j’aime lire Murray Bookchin, Kropotkine, Élisée Reclus, ça mérite d’être incorporé, et amélioré, à nos considérations. Cela fait sans doute de moi une sorte d’hérétique.
Vous avec beaucoup fait pour aider la pensée marxiste à survivre au rouleau compresseur néolibéral. Vous avez récemment publié A Companion to Marx’s Grundrisse (Verso, 2022, non traduit). Pourquoi est-il toujours important pour vous de lire Marx et de parler de sa pensée ?
Vous pourriez dire que je suis un peu obsessionnel ! La première raison, c’est que je ne supporte pas le courant hégémonique de l’économie contemporaine. C’est tellement erroné ! Je pense que Marx a construit une manière de comprendre le capital et l’économie qui est bien plus précise et pertinente que celle des économistes bourgeois. Je veux les défier. Ce n’est pas facile, car ils ont l’argent, ils ont les médias, ils ont la « crédibilité ». Mais prenons des exemples.
David Ricardo [économiste britannique, 1772-1823 – ndlr] avait une théorie de la valeur liée au travail. Beaucoup de gens qui travaillent sur cette tradition regardent la situation et disent : si le travail est la source de toute valeur, comment se fait-il que le travail soit si peu rémunéré ? C’est une question morale évidente ! C’est de là que vient le « socialisme ricardien » dans les années 1840, qui a donné naissance au socialisme de John Stuart Mill [économiste britannique, 1806-1873 – ndlr]. Celui-ci affirme qu’on ne peut rien faire au niveau de la production, mais qu’on peut redistribuer autant que possible la valeur aux gens qui la produisent. Thomas Piketty, Elizabeth Warren et Bernie Sanders s’inscrivent dans cette tradition.
Marx n’aimait pas cette tradition parce qu’elle ne prend pas en compte la production. Mais elle pose une question morale fondamentale, qui est devenue très puissante dans le mouvement chartiste, dans les années 1840 [un mouvement ouvrier qui s’est développé au Royaume-Uni au milieu du XIXe siècle, après l’adoption de la « Charte du peuple » – ndlr].
Puis, des économistes marginaux ont dit : il ne faut plus penser la valeur seulement à partir du travail, mais en additionnant la valeur de la propriété, du capital et du travail. L’importance de ces trois facteurs de la production vient de leur rareté relative : si les capitalistes ont peur de manquer, ils sont légitimes à recevoir bien plus que le travail, qui est abondant. Les grands patrons de Manchester étaient ravis de cette nouvelle théorie économique car elle éradique la question morale, et la théorie de John Stuart Mill n’a survécu qu’à travers certaines formes de social-démocratie à partir de 1945.
Aujourd’hui, le capital repose toujours sur cette théorie de la valeur ! Elle légitime des taux de rentabilité plus élevés pour le capital, à tel point qu’il y a des capitaux excédentaires. Il devrait donc y avoir un rééquilibrage en faveur du travail, mais bien sûr ce n’est pas ce qui se produit. Si vous dites à un économiste, dans n’importe quelle faculté, de prendre cette théorie de la valeur au sérieux, il vous rira au nez ! C’est ridicule.
C’est pourquoi il faut revenir à cette question morale. Car, une fois que vous l’avez posée, les gens commencent à s’interroger et, dès lors, il est possible de passer à la prochaine étape qui est de poser la question de la destruction de la production capitaliste. C’est pour cette raison que Marx me donne une alternative. Il pense que le capital n’est pas quelque chose, comme le pensent les économistes bourgeois, mais que c’est un processus dans lequel il prend différentes formes. Il a cette incroyable flexibilité.
D’autre part, Marx m’est très utile pour comprendre des phénomènes d’urbanisation. Marx explique par exemple que les capitalistes investissent dans des activités improductives à dessein, pour éviter le surplus de production créé par leurs investissements. Regardez l’urbanisation contemporaine dans les États du Golfe, c’est assez éloquent ! Les capitalistes investissent dans des activités improductives, à des taux énormes, pour faire du profit. Ils le font en partie pour des raisons écologiques car la pression sur l’environnement serait autrement catastrophique.
Mon objectif est de diffuser une théorie marxiste qui soit compréhensible, d’être pédagogue, pour que les syndicats et les mouvements sociaux puissent s’en saisir. En un sens, c’est la raison pour laquelle l’hégémonie marxiste s’est effondrée dans les années 1980 : trop sophistiquée, elle n’avait pas de camp de base réel pour expliquer ce qui se passait dans la vie quotidienne. Je pense que cette erreur est en cours de réparation.