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Ces chansons ont bercé son enfance, passée à Salluit, un petit village arctique de quelque cinq cents habitants au début des années 1980, situé au #Nunavik, dans le Grand Nord canadien. « Ça venait me chercher là, raconte-t-elle en enfonçant son poing au creux de son estomac, il a fallu que je fouille en moi, que je fasse un travail archéologique émotionnel pour comprendre ce qui déclenchait une telle mélancolie. » Ce qui vient la prendre aux tripes, c’est « l’emmêlement » des sentiments que ces refrains entendus pendant sa jeunesse provoquent. La légèreté de l’enfance superposée au désarroi qui imprégnait les membres de sa petite communauté.
La politique « assimilationniste », menée par le #Canada pendant plus d’un siècle, a fait des ravages au sein des #peuples_autochtones. Les aînés, sédentarisés de force après avoir vécu en nomades, s’adonnent à la boisson. Les enfants envoyés en pensionnat loin de chez eux pour en faire de « bons petits Canadiens », avec la promesse faite aux parents qu’ils deviendraient avocats ou médecins – « mais je n’en connais aucun qui soit devenu docteur », lâche Elisapie –, reviennent dans leur village, privés de leur identité et coupés de leur culture.
Le taux de suicides au Nunavik reste plus de dix fois supérieur à la moyenne québécoise. Chaque famille doit vivre avec ses deuils et ses traumatismes. La chanteuse se souvient de sa tante au visage bleui par les coups, ou de ses cousines contraintes de se réfugier chez elle quand la violence de l’alcool envahissait leur maison. Mais elle raconte aussi le miracle de la musique, quand ses oncles, musiciens, faisaient chanter toute la famille sur Going to California, de Jimmy Plant, ou sur Wild Horses, des Rolling Stones. « Ils trouvaient dans le rock’n’roll le moyen d’exprimer leur fureur, cette musique venue d’ailleurs leur disait qu’ils avaient le droit d’être tristes ou en colère. »
I Want to Break Free, de Queen, résonnait dans la salle des fêtes du village pour dire les désirs de liberté contrariés des hommes, les filles rêvaient sur la banquise en écoutant Heart of Glass, de Blondie. En traduisant chaque chanson en #inuktitut, la langue inuite, Elisapie s’amuse de « l’appropriation culturelle » à rebours, entreprise avec cet insolite album de reprises : ces mots de « Blancs » rendus à son peuple, chantés de sa voix chaude et puissante sur un tempo plus lent que celui des versions originales, sentent le vent, la tourbe et l’immensité du Grand Nord. Ils disent la modernité de la culture inuite, capable de se réinventer. Tous les artistes sollicités, à l’exception d’ABBA, ont donné leur accord : « C’est peut-être le fun pour eux de comprendre que même les p’tits gars du Nord ont dansé sur leur musique. »
▻https://www.youtube.com/watch?v=4FODaK7Rz4k
A fleur de peau
Installée à Montréal depuis plus de vingt ans, la chanteuse, attachée à ses racines inuites, reste à fleur de peau dès que l’on évoque le sort des peuples autochtones. L’indemnisation record de 23,4 milliards de dollars canadiens (16 milliards d’euros), accordée aux autochtones le 24 octobre par la justice canadienne, en compensation des discriminations perpétrées par le système de protection de l’enfance, la réjouit. « Il nous faudra sans doute plus d’une génération pour parvenir à effacer les traumatismes du passé, mais les droits qu’on nous reconnaît aujourd’hui, les ressources qu’on nous accorde enfin, je prends tout ! », s’exclame-t-elle.
Malgré le succès de son album Inuktitut, remarqué par le magazine de musique américain Rolling Stone et toujours en tête des ventes au Québec début novembre, Elisapie se défend d’être une « ambassadrice » autochtone. « Trop lourd à porter », estime-t-elle. D’autant qu’une actualité l’a laissée sous le choc. L’icône de sa jeunesse, la chanteuse Buffy Sainte-Marie, 82 ans, amie de Bob Dylan et Joan Baez, vient d’être accusée d’« imposture ethnique » dans une enquête diffusée le 27 octobre sur la chaîne de télévision canadienne CBC.
Celle qui a émergé dans les années 1960 pour porter le combat des « Indiens » aurait menti sur ses origines : elle ne serait pas de la tribu des Cris canadiens, comme elle l’a toujours prétendu, mais aurait en réalité des parents blancs américains. « C’est elle qui m’a montré qu’on pouvait être une artiste autochtone contemporaine engagée. Son mensonge m’oblige à me dépouiller de tout ce qui me définissait jusque-là », se désole Elisapie. Une nouvelle blessure sur laquelle elle posera peut-être un jour sa musique et ses propres mots.