• Incroyable : il y aurait des Écolos aux Pays-bas !

    Vous êtes bien assis ? Attention à la révélation : il existe, aux Pays-Bas, d’autres figures politiques que l’affreux, le menaçant Geert Wilders. Il existe même, vous ne rêvez pas, un mouvement écologiste. Il est dirigé par Jesse Klaver, 30 ans, père marocain, mère à moitié indonésienne. Et (je vous jure que je n’invente rien) c’est même le principal vainqueur des élections d’hier : il devrait passer de 4 à 16 sièges au parlement (Wilders, pour sa part, gagne 5 sièges, mais espérait nettement mieux).
    C’est ballot, parce que ce parti est le seul dont les envoyés spéciaux français, à quelques exceptions près, n’avaient pas décelé l’existence. Au hasard, prenez le journal de Pujadas (vous savez bien, ce spécialiste de l’investigation, qui a gagné ses galons dans les bars de Sevran). Trois soirs durant, son envoyé spécial, Valéry Lerouge, a sillonné le royaume, pour tenter de répondre aux questions de son chef : « pourquoi le populisme est-il si haut dans ce pays prospère ? La question de l’identité a été au coeur de la campagne ». Et le brave journaliste, parcourant les marchés (avec les bistrots, les marchés sont le terrain favori de l’investigation sur France 2) de tenter de répondre : « ils sont nombreux, à ressentir un ras le bol de l’immigration ».
    C’était fait, c’était plié. Pujadas, deux jours avant le vote (alors que Lerouge explique que Wilders « a perdu un peu de terrain ces derniers jours ») : « si l’extrême-droite l’emporte, est-elle en mesure de gouverner le pays ? » Et la veille encore : « on s’attend à une poussée de Geert Wilders ». Et Lerouge, docile, de commencer son reportage par l’image de Wilders sortant de l’isoloir : « tous les regards sont tournés vers Wilders aujourd’hui ».
    En fait de « poussée », donc, c’est une poussée de Groenlinks, parti de Klaver, que Libé décrit comme « europhile, opposé à l’évasion fiscale, favorable à l’accueil des réfugiés, au multiculturalisme, aux énergies renouvelables ». Et opposé à l’austérité, ajoute, dans La Tribune, l’excellent Romaric Godin, le seul journaliste français à souligner aussi la déroute du parti de Jeroen Dijseelbloem, le président de l’Eurogroupe et, à ce titre, bourreau de la Grèce toutes ces dernières années, lequel passe de 38 à 9 sièges. Le temps pour France 2 de préparer pour ce soir un reportage sur Groenlinks, et ils pourront enfin consacrer leurs faibles forces à interroger les consommatrices régulières du Jockey club de Sevran. A ce propos, le patron de l’établissement était ce matin sur RMC chez Bourdin, pour annoncer sa décision de porter plainte contre France 2. Bourdin devrait certainement pouvoir communiquer son numéro de portable à ses confrères de France 2.

    http://www.arretsurimages.net/chroniques/2017-03-16/Incroyable-il-y-aurait-des-ecolos-aux-pays-bas-id9668

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  • #JusticePourTheo : Un policier d’Aulnay-sous-Bois dénonce les dérives de ses collègues.

    La réalité comme souvent dépasse toute fiction : "Mediapart publie le témoignage exclusif d’un policier du commissariat d’Aulnay-sous-Bois. Selon lui, certains de ses collègues étaient habitués aux dérapages qui ont conduit à « l’affaire Théo ». Notamment les quatre agents mis en examen pour les violences et le viol subis par le jeune homme. Des anciens leur avaient recommandé à plusieurs reprises « d’y aller moins fort ».

    La voix est claire, ne tremble pas. Les mots n’hésitent pas lorsqu’il s’agit de porter des accusations sur ses collègues. « Si le viol est avéré, il faut qu’ils prennent 20 ans ferme ! Que les jeunes n’aient pas l’impression que les policiers bénéficient de passe-droit. Qu’on puisse repartir dans la rue faire notre métier sereinement. » Serge est un vieux poulet. Son prénom est d’emprunt. On ne donnera pas son grade, ni son ancienneté dans la police, ni même celle au sein du commissariat d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis).
    Il fait partie de la centaine de policiers qui composent l’effectif dans l’œil du cyclone depuis que « l’affaire Théo » a éclaté. Du nom de ce jeune homme de 22 ans grièvement blessé lors d’un contrôle d’identité ayant dégénéré, le jeudi 2 février, à proximité d’un point de vente de stupéfiants dans le quartier de la Rose-des-Vents, également appelé« la cité des 3 000 ».
    Les quatre membres de la brigade spécialisée de terrain (BST) ayant procédé à son interpellation ont été mis en examen pour violences volontaires entraînant une incapacité totale de travail supérieure à huit jours, avec la circonstance aggravante qu’ils sont dépositaires de l’autorité publique, ont agi avec arme, et en réunion. L’un d’eux est également mis en examen pour viol. Il est l’auteur des coups de matraque télescopique à l’origine de la grave blessure à l’anus dont souffre Théo.
    Au-delà de ce fait divers dramatique, les pratiques des policiers d’Aulnay sont depuis passées au crible par l’IGPN qui a entendu des dizaines d’entre eux.
    « J’ai honte de travailler à Aulnay », attaque d’emblée Serge. On se rencontre tard le soir, dans un bâtiment ouvert aux quatre vents à quelques kilomètres d’Aulnay. De loin, on pourrait nous prendre pour des clients du point de deal de la cité des 3 000 en train de fumer leur premier joint. On ne fume pas, on ne boit pas, on parle police.
    Par des connaissances communes, Serge a fait savoir à un collègue de Mediapart qu’il avait envie de se confier. Qu’il avait besoin de s’épancher. « On est tous écœurés, dégoûtés par ce qui s’est passé, poursuit-il. Même si, entre nous, on n’en parle pas. Il règne un silence de mort dans les couloirs du commissariat. »
    Une semaine plus tôt, un membre d’une brigade anticriminalité (BAC) d’une autre ville de Seine-Saint-Denis nous avait confié : « Dans la rue, on se fait insulter. On nous traite de “violeurs”, c’est dur... » L’affaire Théo rejaillit sur tous les policiers et distille son poison. « L’image de la police est durablement ternie », regrette un officier ayant passé sa carrière à enquêter sur les trafics de drogue dans les cités.
    À Aulnay-sous-Bois, Serge décrit des effectifs qui tournent en rond, une activité policière à l’arrêt. « On a eu l’interdiction de faire des rondes dans la cité des 3 000 ainsi que dans les autres secteurs les plus sensibles de la commune. » Au lendemain des faits, spontanément, des policiers avaient écourté leurs congés. « Il fallait contrôler la ville, éviter qu’elle ne s’embrase, se souvient l’agent témoignant sous pseudo. Ceux qui travaillent dans les bureaux ont aussi renfilé la tenue [réglementaire pour patrouiller] le soir. Ils ont fait double journée. Au final, on était plus de volontaires qu’il n’y avait de besoin. La ville est restée assez calme… » Le premier week-end, une voiture a été brûlée, des abribus dégradés et l’éclairage public saboté. Puis la violence s’est déportée sur d’autres villes du département, laissant les policiers d’Aulnay désœuvrés. À ressasser.
    « Nos collègues avaient le droit d’interpeller Théo, ils avaient un motif légitime, croit savoir Serge. Mais pas le reste… » L’agent raconte la mare de sang – découverte une fois la housse enlevée – qui avait imprégné la mousse de la banquette arrière du véhicule de la BST. Sans émotion apparente, Serge évoque les auteurs présumés du viol et des violences. Des propos pourtant lourds de conséquences. « L’équipe qui est mise en cause dans cette histoire, cela fait des années qu’elle fait ça… J’ai vu et entendu des officiers de police judiciaire passer leur temps à leur dire d’y aller moins fort. C’étaient vraiment des habitués. Dès qu’ils sortaient du commissariat et qu’il n’y avait plus d’autorité derrière eux, ils s’imaginaient être les maîtres dans la rue. Ils faisaient ce qu’ils voulaient, quoi ! Le plus vieux, il n’avait que sept ans de police. On les a un peu lâchés dans la nature… »
    Le vieux poulet décrit un groupe accro à l’adrénaline, à la castagne. « Ils aiment se battre, casser des gens. C’étaient toujours les premiers à se ruer dans les cellules lorsqu’un gardé à vue pétait un plomb ou se rebellait. L’un d’eux, un brigadier, était particulièrement violent. Je l’ai vu avoir des gestes déplacés au poste, menacer des hommes menottés au banc : ‘‘Toi, on va t’éclater !” Et, à chaque fois que des jeunes se plaignaient, c’était cette équipe-là. »
    Dans un témoignage publié par l’Obs, Mohamed K. a raconté avoir été passé à tabac par ce même groupe, une semaine avant son ami Théo. « Ils me frappent, coups de pied, coups de poing au visage, dans le ventre, dans le dos, je saigne parce qu’ils m’ouvrent le crâne, je leur dis que je suis essoufflé, ils me traitent de ‘‘sale Noir”, de ‘‘salope’’, ils me crachent dessus. [...] Un des policiers me braque à bout portant avec son Taser, et me dit ‘‘laisse-toi faire ou je te tase !’’ [...] Les agents me menottent, me balayent au sol, m’écrasent la tête, me donnent des coups de genou dans les yeux, je voyais mon sang au sol, j’essayais de ramper. »
    Jusqu’au témoignage de Serge, seuls les jeunes des 3 000 présentaient les quatre hommes de la BST comme des auteurs récurrents de violences. Trois sources policières différentes nous avaient assuré que ce n’étaient pas des va-t-en-guerre. Sur France Info, MeFrédéric Gabet a décrit son client, l’auteur du coup de matraque, comme « un garçon paisible, calme, qui n’a jamais eu affaire à la justice », « totalement dépassé par ce qui lui arrive », qui « constate chaque jour qu’il est décrit comme un monstre, c’est compliqué pour lui ». Par mail, Me Pascal Rouiller souligne que son client « avait intégré la BST depuis 4 mois seulement à l’époque des faits ».
    « La tenue » privilégiée
    Le 26-28, avenue Louis-Barrault héberge le commissariat le plus atypique qu’il nous ait été donné de contempler. Logé en plein cœur d’une zone pavillonnaire, il se compose de deux bâtiments. Donnant sur une rue en sens unique, le premier mélange béton et petits carreaux, ressemblant à tous ces hôtels de police qui ont eu la malchance de survivre aux années 80. Là, tout y est vétuste. Des locaux de garde à vue insalubres à la chaudière vieille de trente ans, régulièrement en panne et qui aurait valu aux locataires le titre, dans la presse locale, de « poulets congelés d’Aulnay-sous-Bois ». Les barreaux à la moindre fenêtre achèvent de donner cette image de bunker si caractéristique du moindre commissariat situé dans une zone dite sensible.
    En retrait du premier, le second bâtiment est lui un charmant hôtel particulier en meulière qui abritait la Kommandantur lors de la Seconde Guerre Mondiale puis, durant les années qui ont suivi, un bordel et enfin des policiers. Éloignées de la rue, les fenêtres ne sont pas barricadées mais encadrées de volets bleus. Avec son perron en pierre, cette partie du commissariat a écopé de la part de ses actuels pensionnaires du surnom de« château de la Star Ac’ », en référence à l’ancienne émission de télé-crochet de TF1.
    Serge se souvient des apéros qu’y organisait tous les soirs le commandant supervisant le SAIP. Un commissariat se divise en deux entités : le service de l’accueil et de l’investigation de proximité (SAIP) est chargé des missions de police judiciaire et de l’accueil des victimes. Le service de sécurisation de proximité (SSP) gère la voie publique avec les brigades de police secours et les BAC. Sous l’égide du commandant du SAIP, que vous buviez ou non, il fallait s’acquitter d’une cotisation d’un ou deux euros. Ceux qui refusaient se voyaient confier le lendemain les plus sales besognes, les enquêtes les plus insolubles.
    Lorsqu’il arrive en janvier 2014, le commissaire divisionnaire Vincent Lafon fait le ménage et met fin à ces pratiques d’un autre âge. Un soir, il fait souffler le commandant dans un éthylotest. Le gradé fait semblant et évite ainsi la sanction, mais le commissaire finira par obtenir sa mutation ainsi que celle de toute l’ancienne hiérarchie qui cautionnait cette gestion des hommes en fonction des apéros. Au fur et à mesure, il remodèle le commissariat, crée une brigade de soutien de quartier (BSQ) et la BST. Il imprime sa marque et, d’après Serge, privilégie « la tenue », le SSP. Surtout, ses unités chargées d’« aller au contact ». Ces deux dernières années, toutes les recrues auraient été affectées aux BST, BSQ et BAC, au détriment de police secours et du SAIP.
    L’analyse de Serge est partagée par des magistrats qui, dans notre précédent article sur l’affaire Théo, avaient regretté que « ce commissaire soit très ordre public, en tout cas il le privilégie par rapport au judiciaire ». « C’est-à-dire qu’il fait ramasser par ses gars les petits dealeurs, les gamins qui font le guet, tout ce qui est visible et qui ennuie au quotidien les riverains, avait précisé un magistrat. En revanche, il n’y a plus vraiment d’enquête à Aulnay sur la racine du mal, sur les gros trafiquants. » Un second avait confirmé : « Le nouveau commissaire a fait le choix de ne pas subir les trafics. Il veut que ses hommes soient présents au quotidien sur le terrain plutôt que dans les bureaux. »
    Âgé alors de 40 ans, ancien boxeur, le commissaire divisionnaire ne dédaigne pas donner du coup de poing aux côtés de ses hommes lorsque cela chauffe. « Tu aurais vu le Vinc’, il leur est rentré dedans ! », racontent ceux qui étaient de permanence à ceux qui les remplacent. « On n’avait jamais vu ça, un divisionnaire sur le terrain à nos côtés… », souffle encore Serge.
    Le policier, déjà cité, d’une BAC voisine nous avait raconté avoir servi à l’occasion sous les ordres du commissaire Lafon. Ses propos confirment ceux de Serge : « Il est aimé de tous les flics du 9-3. C’est un des rares tauliers [“commissaires” en langage policier – ndlr] présents à nos côtés sur les interpellations. Et après, il n’hésite pas à nous donner des conseils s’il estime qu’on aurait pu mieux agir. » « Par ailleurs, ajoute Serge, on n’a jamais eu de patron aussi sympa que lui, aussi accessible. Sa porte nous est toujours ouverte. Il est proche de ses troupes. »
    Un dernier élément de sa biographie parachève sa popularité auprès de ses hommes. Élément qui peut sembler paradoxal tant, depuis que L’Humanité a révélé ses antécédents judiciaires, sa condamnation à un an de prison avec sursis dans le cadre de l’affaire dite « de l’enjoliveur » colore d’un (mauvais) jour nouveau l’affaire Théo.
    Il y a 13 ans, la brigade anticriminalité de nuit (la Bac N) de Paris dérape. Rattrapé à l’issue d’une course-poursuite durant laquelle il avait renversé deux policiers et blessé un troisième, un chauffard est « extrait de l’habitacle [de son véhicule] et tabassé, il finit sur le goudron, pantalon et slip baissés, un cerceau d’enjoliveur entre les fesses ». Alors chef adjoint de la Bac N et resté passif face aux agissements de ses hommes, Vincent Lafon sera condamné pour « abstention volontaire d’empêcher un délit » et « complicité d’établissement d’une attestation ou d’un certificat inexact », en l’espèce la rédaction d’un procès-verbal – dont il a toujours contesté être l’auteur – qui attribuait l’interpellation du chauffard (et donc les sévices commis par la suite) à un autre service que la Bac N.
    À en croire Serge, le commissariat d’Aulnay n’aurait retenu de cette affaire qu’un épisode qu’il ne nous a pas été possible de vérifier : lorsque les policiers impliqués dans l’affaire de l’enjoliveur ont été placés en garde à vue, le commissaire Lafon, qui ne se voyait pas reprocher sa participation aux faits mais seulement sa passivité, se serait fait enfermer avec ses hommes en cellule, partageant leur sort jusque dans la privation de liberté.
    Mythe ou réalité, cette anecdote dit le sentiment partagé par beaucoup de policiers d’Aulnay : ce patron-là les soutiendra, quoi qu’il arrive. Ce passé, rassurant pour les forces de l’ordre, inquiétait le parquet de Bobigny. D’après nos informations, la procureure de l’époque, Sylvie Moisson, aurait alerté la hiérarchie du commissaire Lafon : son passif était, selon la magistrate, incompatible avec l’exercice d’un poste de commandement sur un secteur aussi sensible de Seine-Saint-Denis et risquait à l’avenir de poser problème. Insensibles à cet argument, sensibles aux qualités de flic de Lafon, ses supérieurs avaient passé outre la mise en garde de la magistrate.
    « Il a bénéficié et bénéficie toujours de la confiance de sa hiérarchie, nous avait martelé la semaine dernière un haut cadre de la préfecture de police de Paris. Aucun signalement n’est jamais remonté d’éventuelles violences ou d’autres problèmes. Au contraire, à l’automne dernier, le préfet de police s’était rendu à Aulnay et avait loué l’excellence de l’activité du commissariat. À juste titre. »
    « Les jeunes doivent nous aider à faire le ménage ! »
    Le commissariat fait du chiffre. Et en la matière, il y a une concurrence entre les unités préférées du commissaire. « Les BST et les BAC se tirent la bourre, raconte Serge. C’est à qui a fait le plus de crânes [interpellations, en argot policier – ndlr] dans le mois. Entre eux, ils roulent des mécaniques. On les entend parler de leurs interventions, ils en jubilent. ‘‘T’as vu comment j’ai fait le dérapage ?! T’as vu comment je l’ai serré ?!’’ »L’agent décrit une course à l’armement entre brigades spécialisées. « Ils s’équipent comme des porte-avions, arborent des petits couteaux à la ceinture, ce qui n’est absolument pas réglementaire… Mais ils s’en moquent, ils se sentent soutenus et protégés. »
    Des comportements « de cowboys », dénoncés par beaucoup de jeunes des 3 000 et qui compliquent la tâche de tous les policiers. « Auparavant, il était possible de faire son travail en tenue dans la rue, regrette Serge. Maintenant, vu les sentiments que l’on suscite dans la population, cela se complique. » Et ce alors que le territoire d’Aulnay-sous-Bois est de plus en plus difficile à contrôler.
    Sur dix gardes à vue quotidiennes, estime Serge, sept ont pour objet le trafic de drogue, deux les conduites sous l’empire d’un état alcoolique, la dernière pour divers délits.« Aulnay, c’est la capitale du stupéfiant ! Des clients viennent de l’Oise ou du fin fond de la Seine-et-Marne. » Selon une source judiciaire, le « four » – point de vente de deal – de la cité des 3 000 génère un chiffre d’affaires quotidien pouvant aller « entre 10 et 20 000 euros ».
    Justement, les fours de la ville susciteraient, toujours selon Serge, la convoitise… de certains policiers. « Les jeunes se plaignent qu’on vient les taper sur les points de deal. Des patrouilles effectuent des contrôles d’identité et promettent de ne pas revenir de la journée, ils iront plutôt embêter le four concurrent, si on leur file 150, 200 euros. Certains collègues se feraient même rémunérer en barrettes de shit. Il y a quatre ans, je n’entendais jamais parler de ça mais là, ça revient énormément… »
    Une rumeur qui nous était déjà revenue aux oreilles par plusieurs sources depuis que l’affaire Théo a éclaté, mais qui prend plus de force dès lors que c’est un policier du commissariat qui s’en fait l’écho. Des noms d’hommes et de femmes sont cités. Un groupe, surnommé « la Stup d’Aulnay », bénéficiant de nombreux avantages dont des journées plus courtes, suscite des jalousies au sein du commissariat et beaucoup de fantasmes dans la rue. Des accusations à manier toutefois avec des pincettes. Comme vient de le rapporter Mediapart, l’affaire dite des « ripoux de la BAC nord » de Marseille, suspectés de s’être adonnés à de l’extorsion de fonds sur des dealeurs, s’est largement dégonflée.
    Malgré tout, Serge se veut encore optimiste. « L’ensemble du commissariat est très sain. Les violences et les rackets ne sont pas orchestrés par la haute hiérarchie. Simplement, il y a eu du laisser-aller, certains se sont cru tout permis... » Et ce flic atypique en appelle… aux jeunes des quartiers. Tous les mois, selon lui, au moins un gardé à vue serait en mesure de dénoncer des pratiques illégales. « Ils pensent que cela ne sert à rien de porter plainte contre la police auprès d’un policier… », regrette-t-il. Serge nous implore : « Il faut leur dire : peut-être que la première fois, cela n’aboutira pas, ni même la seconde. N’empêche que les signalements figureront dans les dossiers des collègues. Cela finira par alerter la hiérarchie. Des enquêtes seront menées. Les jeunes doivent nous aider à faire le ménage ! »
    Il y a urgence. L’affaire Théo jette un voile, une présomption de culpabilité. Mardi midi, on est allé se promener dans les environs du commissariat. Sur le trottoir longeant le premier bâtiment, on a croisé un homme, le cheveu hirsute, la barbe drue. On a d’abord cru à une victime venant déposer plainte. Et puis quelque chose de conquérant dans sa démarche faisait contraste avec sa tenue dépenaillée. À sa ceinture de jogging, un pistolet Taser pendouillait dans son étui. Rien d’illégal, la couverture traditionnelle d’un flic de terrain cherchant à se fondre dans son environnement. On n’a pas pu s’empêcher de se demander à quelle catégorie des policiers d’Aulnay-sous-Bois il appartenait."

    Source : https://www.mediapart.fr/journal/france/040317/un-policier-d-aulnay-sous-bois-denonce-les-derives-de-ses-collegues

  • « Lutter contre les violences policières n’est pas que le combat des Noirs et des Arabes »

    Le 19 mars 2017 un collectif de familles de victimes de violences policières organise une marche à Paris. Une marche pour la justice et la dignité .
    Je répondrai à l’appel des familles de victimes car elles sont les plus légitimes dans ce combat. Ce sont elles qui ont été meurtries dans leur chair et parfois touchées dans leur honneur.
    Ce sont elles qui, au cours de procès longs et traumatisants, ont dû faire face à un système bien huilé qui tend à accorder aux policiers une impunité quasi-totale qu’ils sont étrangement les seuls à ne pas constater.
    Ces années de lutte pour faire éclater la vérité leur ont permis d’acquérir une expérience et une expertise sur les questions des violences policières qui sont le socle de leurs revendications.
    Comment s’engager dans cette lutte autrement qu’en marchant à leur côté ? Elles qui y étaient déjà engagées et qui le seront encore lorsque l’effervescence médiatique autour de cette question disparaîtra.
    Le 19 mars je marcherai donc avec elles et j’espère que tous ceux qui trouvent inacceptable qu’un citoyen puisse être violé sur la voie publique en feront autant .
    J’espère que tous ceux qui trouvent aberrant qu’un syndicaliste policier puisse déclarer sur un plateau de télévision en toute décontraction qu’il est convenable d’appeler un homme noir « bamboula » marcheront également le 19 mars .
    Car si tel est le discours assumé en public, on peut aisément imaginer la violence des propos qui peuvent être tenus dans les rues et les commissariats à l’abri des caméras.
    Mais je veux encore croire que les comportements racistes et déviants ne sont l’affaire que de certains policiers et me refuse à les attribuer à la totalité d’entre eux.
    Je m’y refuse car je n’accepte pas que l’on stigmatise toute la banlieue à cause des agissements d’une minorité.
    Je m’y refuse parce que j’ai rencontré des policiers courtois qui ont souvent agi avec moi avec respect et m’ont témoigné leur sympathie.
    J’en profite pour manifester ma solidarité envers les policiers qui ont le courage de briser l’omerta en dénoncant les comportements abjects de certains qui ne voient en l’uniforme qu’un moyen de laisser s’exprimer leurs pulsions les plus sauvages en toute impunité.
    Toutefois, je m’oppose fermement et sans complaisance aux policiers délinquants protégés par la loi qui à chacune de leurs exactions salissent plus encore l’image de la profession et contribuent à faire monter le sentiment anti-policier.
    Cette fermeté est celle qui devrait être affichée par tout homme ou toute femme de bon sens, engagé dans la vie politique et désireux de préserver la cohésion sociale.
    Quel est donc l’avenir de ce pays si une partie des Français ne se sent pas en sécurité en présence de ceux qui sont censés les protéger ?
    J’espère que tous ceux qui veulent dire non à une France où une partie de la population, fragilisée par sa condition sociale peut-être dans un premier temps discriminée, puis humiliée, puis assassinée ou violée marcheront le 19 mars.
    Ne soyons pas tel celui qui voyant le feu au loin ne se mobilise pas pour aider à l’éteindre, jusqu’à ce que ce feu arrive à sa porte et réduise son habitation en cendres.
    Ce combat contre l’injustice n’est pas uniquement le combat des Noirs et des Arabes. On nous violente aujourd’hui à cause de notre couleur de peau, d’autres le seront demain en raison de leurs opinions ou revendications politiques.
    Je pense à Rémi Fraisse décédé suite à un tir de grenade offensive lors de la manifestation de protestation contre le barrage de Sivens..
    Les familles des victimes organisatrices de la marche du 19 mars souhaitent voir toute personne désireuse de manifester sa solidarité marcher à leurs côtés quels que soit son origine, sa couleur de peau, son bord ou son camp politique.
    Elles espèrent que tous ceux qui sont choqués que des émeutiers puissent être jugés en comparution immédiate et écopé de peines de prison ferme alors que d’autres, soupçonnés de viol ou de meurtres circulent dans nos rues, libres marcheront ce 19 mars .
    Comment ne pas évoquer la loi dite de la réforme de la sécurité publique qui vient d’être votée au Parlement comme une ultime provocation envers les victimes de violences policières et leur famille ?
    Cette loi qui a été portée par ce gouvernement prétendument de gauche dans la précipitation va permettre entre autres aux policiers de faire usage de leur arme à feu contre quiconque cherche à échapper à leur garde après de simples sommations et selon leur propre appréciation du danger.
    Comme le syndicat de la magistrature, l’Ordre des avocats de Paris, la conférence des bâtonniers, ou le collectif des familles de victimes, je m’oppose à cette loi et particulièrement aux dispositions qui tendent à élargir la possibilité pour les policiers de faire usage de leur arme à feu.
    Si cette loi est promulguée, lorsque la première victime sera abattue dans des conditions suspectes et que les policiers mis en cause s’abriteront derrière cette réforme, nous devrons nous rappeler quel gouvernement a porté ce projet de loi et quel Président l’aura promulguée et rendu applicable.
    Les habitants des quartiers populaires qui sont les premiers exposés à la violence policière-pour le moment devront se poser les questions suivantes : « pourquoi ce gouvernement dit socialiste et ce président nous ont mis dans une telle situation ? »
    « Quel est le sens de se rendre au chevet des victimes de violences policières tout en promulguant dans le même temps une loi qui risque de multiplier le nombre de victimes de ces mêmes violences ? »
    Ils nous ont promis le récépissé contre les contrôles au faciès, nous aurons la réforme de la sécurité publique.
    Quant aux Racailles en col blanc, elles ne seront certainement pas inquiétées par cette loi.
    Détournement de fonds publics à des fins d’enrichissement personnel, emplois fictifs payés avec l’argent des contribuables, mensonges éhontés…
    Malgré tout, elles ne seront pas interpellées sur un trottoir, fouillées, palpées sous les regards des passants, violées ou condamnées à mort dans un transformateur électrique.
    Pas étonnant que leur seule réponse face aux derniers événements qui ont pourtant ému toute la France soit un soutien inconditionnel à la police.
    Ce qui s’est passé à Aulnay-sous-Bois n’est malheureusement pas un cas isolé. Je pense notamment à Alexandre blessé au rectum par un policier municipal de Seine Saint Denis en 2015 à Drancy.
    Ce qui s’est passé à Beaumont sur Oise n’est pas non plus un cas isolé. Je pense à Ali Ziri ce retraité Algérien de 69 ans décédé par asphyxie suite à une interpellation et sur le corps duquel on a retrouvé une trentaine d’hématomes.
    Selon l’ACAT (action des chrétiens pour l’abolition de la torture), 15 personnes par an meurent suite à des violences policières en France.
    C’est trop ! Cela doit cesser ! Et c’est pour cela que je marcherai avec le collectif des familles de victimes de violences policières le 19 mars.
    Et je me désolidarise dès à présent de quiconque voudrait profiter de ce rassemblement pacifique pour casser, voler, piller, dégrader ou s’en prendre physiquement et même verbalement aux policiers.
    Quiconque agira ainsi ce jour-là sera considéré à mes yeux comme n’ayant aucun sens de l’intérêt général et peut-être même comme quelqu’un qui agit volontairement pour nuire à cette cause.
    Je marcherai le 19 mars aux côtés des familles de victimes de violence policière, avant tout en tant que père.
    J’ai aujourd’hui le sentiment profond que mes enfants ne sont plus en sécurité. Les faire grandir dans un certain confort matériel, leur inculquer des valeurs, financer leurs études, leur donner les armes intellectuelles pour se défendre, les éloigner de la délinquance ne suffira pas à les préserver des prédateurs armés, protégés par l’uniforme qui ne les verront que comme des « bamboulas ».
    À cause de leur couleur de peau, ils pourront être présents au mauvais moment au mauvais endroit et je sais aujourd’hui que cela pourrait leur être fatal.
    C’est avant tout pour eux que je me mobilise. Afin que dans quelques années lorsqu’ils me demanderont des comptes sur l’état de la France que nous leur aurons laissé, je puisse leur répondre « J’ai essayé… Le 19 mars, j’ai marché »

    Kery James

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/02/17/kery-james-lutter-contre-les-violences-policieres-n-est-pas-uniquement-le-co

  • "Syrie : le "réalisme" est le poison de notre temps"

    "L’hypothèse de l’Américain Samuel Huntington est devenue réalité. Il nous promettait la "guerre des civilisations" ; nous avons "l’état de guerre" tout court. Le problème est que, lorsqu’une guerre est déclarée, malheur aux tièdes ! La morale civique, qui se confond avec la Realpolitik, conduit à tout faire pour la gagner. Tout, même l’indéfendable... Or, en matière d’identité, de culture ou de civilisation, les guerres ne se gagnent pas.

    En pratique, la course à la tension, le jeu de la riposte et de la contre-riposte conduisent à l’abîme. Pour justifier la fermeté de "l’Occident" et de sa "civilisation", on évoque l’"ensauvagement" et le "retour de la barbarie" qu’alimentent sans fin nos images télévisuelles. Mais la barbarie ne fait-elle pas partie de notre monde depuis les conquêtes coloniales et les deux guerres mondiales ? N’avons-nous pas nous-mêmes pratiqué l’extermination massive de civils, le camp de concentration, le travail forcé, l’anéantissement des villes et l’assimilation brutale au nom de nos "valeurs", voire au nom de la République ? S’il y a un problème majeur, il tient en fait à ce que, jusqu’à ce jour, les puissances ont décidé du bien et du mal, de la guerre et de la paix, de la cruauté tenue pour nécessaire et du mal absolu qu’il faut éradiquer. Non pas les peuples, mais les puissances, c’est-à-dire des États.

    La guerre des identités est une guerre sans raison
    Au temps de la guerre froide, les deux camps ont pu penser, à un moment donné, que l’usage de la méfiance et de la violence était une nécessité. Le maccarthysme et le jdanovisme se faisaient écho, le général américain MacArthur demandait l’utilisation de la bombe atomique en Corée, et Mao Zedong expliquait qu’une guerre nucléaire pouvait provoquer un milliard de morts, mais que la population restante vivrait heureuse sous le communisme. Heureusement, aucune de ces logiques n’est allée jusqu’au bout, parce que, à chaque moment, dans chacun des deux camps, la raison a pu l’emporter. Mais, à l’époque, le conflit avait une rationalité fortement ancrée dans l’économique et le social, et la raison, au bout du compte, trouvait une base matérielle pour le réguler.

    Or, quand le conflit porte sur des identités, quand l’autre est supposé mettre en question un mode de vie, une manière d’être chez soi, quand le soubassement de l’affrontement oppose la richesse d’un côté et le ressentiment de l’autre, si des centaines de millions de déshérités se mettent à penser qu’ils n’ont plus rien à perdre, est-on sûr que la raison, in extremis, sera en état de jouer ?

    À ce jour domine le "paradigme réaliste", dont le politologue américain Hans Morgenthau, l’un des promoteurs de la doctrine américaine de l’"endiguement", a fourni la théorie la plus forte au début de la guerre froide. « La société en général, écrivait-il, est gouvernée par des lois objectives qui ont leur racine dans la nature humaine [autour] d’instincts biopsychologiques élémentaires tels que l’instinct de vie, de reproduction et de domination. [...] La politique internationale, comme toute politique, est une lutte pour la puissance. » Or rien n’est pire aujourd’hui que le "réalisme" de la puissance et de la guerre. Nul ne peut penser que la guerre disparaîtra de notre horizon d’un coup de baguette magique, que les stocks d’armement fondront comme la banquise et qu’il n’y a plus place nulle part pour des activités de défense des territoires. Mais la question qui nous est posée est toute simple : allons-nous longtemps laisser aller le monde tel qu’il va ?

    La logique de la guerre ne fait que préparer la victoire des puissants
    Comme au temps de la guerre froide, le monde semble relever d’une logique binaire : Islam et Occident, démocratie et terrorisme, mondialisation et souverainisme, impérialisme et anti-impérialisme. Qui n’est pas avec moi est contre moi ; les ennemis de mes ennemis sont mes amis… Il n’y a jamais eu autant d’esprit de guerre froide que depuis que le mur de Berlin et tombé. Beaucoup trop, à gauche comme à droite, nous expliquent qu’il faut en finir avec "l’angélisme". Être réaliste, ce serait désigner l’ennemi principal et tout faire pour le mettre à terre. Or se résigner à ce constat serait une folie.

    Combattre le pseudo-réalisme n’est pas s’enliser dans le verbiage des demi-mesures, ce n’est pas verser dans l’apologie dérisoire du consensus. C’est prendre la mesure de ce que, s’il y a lutte entre des conceptions antagoniques du monde, la logique de la guerre ne fait que préparer la victoire des puissants. Staline, en 1947, pensait qu’il n’avait pas d’autre choix réaliste que d’accepter le bras-de-fer avec les États-Unis. Il ne savait pas que, en mettant le doigt dans l’engrenage, il créait les conditions de l’échec global du système qu’il voulait officiellement préserver. La lutte démocratique de masse rend possible la perspective de l’émancipation ; la logique de la guerre crée les conditions de son impossibilité.

    Plutôt que le simplisme du choix binaire, il faut assumer des contradictions. Refuser le contournement ou l’humiliation de la Russie – dont les Occidentaux se rendent responsables depuis plus de trente ans – est juste ; ne pas accepter la brutalité cynique de l’État russe n’en est pas moins une nécessité. Vouloir éradiquer l’inhumanité de Daesh est un devoir ; penser que l’extension de la guerre et, pire encore, le bombardement de populations civiles en sont les conditions premières est une faute. Laisser faire l’inacceptable est impensable ; répondre à la barbarie par la violence aveugle est un gouffre." [Extrait]

    http://www.regards.fr/qui-veut-la-peau-de-roger-martelli/article/syrie-le-realisme-est-le-poison-de-notre-temps

  • La #géopolitique est-elle la discipline la plus réactionnaire qui soit ?

    Voici un bel exemple du traitement "géopolitique" du conflit en Syrie et ses soubassements idéologiques : « À Alep, sortons enfin des vues manichéennes » (Caroline Galactéros)

    Les populations civiles, un obstacle à une politique de la puissance ?

    « Il est évident que l’on ne peut que s’indigner en tant qu’humain de ce que subissent les civils dans les guerres car notre focus systématique sur l’individu escamote la dimension politique et stratégique. Et là, on a un problème. Car pour en finir avec les djihadistes d’Alep, il faut pouvoir les séparer de leurs populations-boucliers. Soit par la persuasion, soit par la force. »

    C’est quoi une guerre civile ?

    « Il n’y a pas de guerre civile à proprement parler en Syrie. Il y a une guerre contre tous les Syriens (toutes confessions et communautés confondues) qui est menée de l’extérieur contre ces populations. Les rebelles les retiennent sous leur coupe nous l’avons dit, les rançonnent, menacent les familles de ceux qui voudraient fuir, utilisent écoles et hôpitaux pour s’y retrancher, y disposer leurs snipers et provoquer l’opprobre occidental contre ceux qui n’hésitent pas à les en déloger. »

    Morale, faiblesse de la cervelle

    « La morale en relations internationales n’existe pas. Il n’y a qu’un entrechoquement plus ou moins violent de forces, d’ambitions, d’intérêts, de capacités de nuisance et d’influence. Mais évidemment, en cette époque où il faut faire croire à chacun qu’il est égal à tous les autres, qu’il compte et décide, qu’il juge et choisit, on cherche à trouver des motivations supposées élevées à nos volontés d’ingérence. De facto l’exigence morale s’est progressivement abîmée en moralisation cynique. Il faut en finir avec le Bien (Nous) et le Mal (ce qui n’est pas nous, ceux qui ne nous obéissent pas). C’est affligeant d’ignorance, d’indigence de pensée par rapport au réel et surtout cela ne porte aucun progrès humain. La morale est contingente. Elle porte sur des idéalités extérieures aux hommes et ne les contraint in fine en rien. Elle s’abîme invariablement en prêchi-prêcha stérile ou dangereux. Elle ne sert que l’opposition, le conflit, la rapacité, la surenchère »

    Par delà le bien le mal

    « A part au plan étymologique, éthique et morale à mes yeux sont bien différentes. Quand la morale est essentiellement contingente, dépendant du lieu, du temps et des intérêts particuliers d’un pouvoir ou d’une caste, l’éthique elle, est une immanence. Chacun la porte en soi comme une force plus ou moins enfouie mais toujours mobilisable, qui le rapproche de chaque autre homme. C’est un effort pour rester soi-même, pour retrouver et exprimer son humanité (commune à tous les hommes) dans des situations les pires, celles qui vous éprouvent (et la guerre en est évidemment une) et vous donnent aussi l’occasion de donner libre court à votre part de sauvagerie sans grande conséquence. Je maintiens que la realpolitik est infiniment plus humaine et protectrice des individus - qui sont toujours les otages et les victimes des affrontements politiques -, que le dogmatisme moralisateur qui prétend étendre la démocratie et le marché à la planète et dans les faits, laisse advenir les pires régressions humaines. Il faut en conséquence comprendre l’utilité de protéger les Etats, de réhabiliter les souverainetés, de restaurer des frontières au lieu de répandre des utopies uniformisantes et libertariennes qui fragilisent les individus et les nations, dissolvent leurs ferments de cohésion et jettent les unes contre les autres des communautés politiques et/ou confessionnelles livrées à l’instrumentalisation politique violente. C’est un grand paradoxe, mais un paradoxe agissant. »

    Un complotisme de bon aloi que dans les milieux d’extrême droite, on appelle réinformation ..

    "Bref, l’immense majorité des médias occidentaux s’est fait la caisse de résonnance naïve ou parfois sciemment complice d’une vaste entreprise de désinformation sur la nature des « rebelles », les objectifs réels de la guerre, l’idée même d’une guerre civile ou encore la dimension confessionnelle du conflit de fait secondaire mais montée en épingle..."

    http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2016/12/16/31002-20161216ARTFIG00292-alep-la-realpolitik-est-plus-humaine-que-le-manic

    • Comment percevez-vous le traitement médiatique de cette bataille décisive dans le conflit syrien ?

      Caroline GALACTEROS. - Si vous me pardonnez cette franchise, je le trouve globalement déplorable et surtout dangereux. Par ignorance, goût du sensationnalisme et de la polarisation manichéenne des situations, confiance excessive dans les réseaux sociaux, ou par inclination à relayer la doxa véhiculée par le pouvoir et ses alliés, la plupart des médias se sont engouffrés depuis des mois dans la brèche de la facilité et ont relayé bien des informations parcellaires voire fausses (cf. l’affaire des « Casques Blancs » ou « l’opération OSDH » - source unique elle aussi anglaise, clairement contestable et pourtant devenue la référence depuis cinq ans ). Ils ont en conséquence nourri une interprétation déformée des enjeux et des faits. Bref, l’immense majorité des médias occidentaux s’est fait la caisse de résonnance naïve ou parfois sciemment complice d’une vaste entreprise de désinformation sur la nature des « rebelles », les objectifs réels de la guerre, l’idée même d’une guerre civile ou encore la dimension confessionnelle du conflit de fait secondaire mais montée en épingle, etc...

      Oui, la "libération" d’Alep, ça va être aussi (et cela a déjà commencé) la libération de la parole. Perso, je ne suis pas fâché d’entendre autre chose.

  • Syrie et externalisation de la torture pour le compte des USA (CIA)

    Comme le révélait le Washington Post en 2005, la CIA avait divisé ses prisonniers en deux catégories : les prisonniers à « valeur élevée », détenus directement par l’agence, et les prisonniers de « second rang », confiés aux soins d’autres gouvernements pour être incarcérés et interrogés. Comme l’expliquait Bob Baer, ancien officier de la CIA, avec un niveau de détail des plus perturbants :

    « Si vous voulez un interrogatoire musclé, vous envoyez le prisonnier en Jordanie. Si vous voulez qu’il soit torturé, vous l’envoyez en Syrie . Si vous voulez que quelqu’un disparaisse –sans laisser de traces–, vous l’envoyez en Égypte. »

    http://www.slate.fr/story/96207/etats-unis-externalisation-torture

  • La boussole palestinienne

    A Haïfa, des Palestiniens de 48 se mobilisent pour Alep.
    Ils entonnent « Mawtini » (hymne de la lutte de libération nationale palestinienne, également utilisé en Syrie comme un chant patriotique). Ils revendiquent l’unité entre Syriens et Palestiniens. Ils scandent "Ni Assad, ni Daesh" , "Lion (Assad) dans le Horan, lapin dans le Golan".

    ( https://www.facebook.com/QudsN/posts/1365258406884390
    https://www.facebook.com/QudsN/posts/1365276246882606


    Écriteau brandi au sein d’Al Aqsa (Jérusalem) lors d’une mobilisation pour Alep :

    "Alep et le Cham s’enflamment
    Par la décision des États-Unis
    Les armes de la Russie
    La complicité des gouvernements
    Et le silence de la Oumma !"

  • La Syrie fracture les partis politiques français

    À droite, le candidat F. Fillon se rapproche du FN en défendant le régime d’Assad & V. Poutine. Le PS & les écologistes relaient l’opposition syrienne, quand JL. Mélenchon défend une lecture anti-impérialiste où les États-Unis sont le principal adversaire.

    La chute d’Alep est un révélateur. Y compris des fractures au sein des partis politiques français. À droite, la primaire a désigné un candidat, F. Fillon, qui s’est distingué de nombre de ses compagnons par son soutien à V. Poutine, voire à B. al-Assad, sur une ligne proche de celle du Front national. À l’inverse, le PS et les écologistes condamnent sans hésiter le régime dictatorial et soutiennent l’opposition syrienne non-djihadiste. Jean-Luc Mélenchon, lui, cultive une lecture anti-impérialiste qui suscite de vives polémiques.

    C’est par un communiqué d’à peine quelques lignes, que François Fillon a rompu jeudi 15 décembre le silence de plus en plus pesant qu’il observait depuis la chute d’Alep. « L’indignation est nécessaire mais elle n’a jamais sauvé une vie », explique-t-il. Pour « arrêter le massacre, il n’y a que deux solutions », poursuit celui qui, isolé dans sa famille politique, prône depuis des mois une alliance stratégique avec le régime de Damas.

    La première, celle d’« une intervention militaire que seuls les Américains peuvent conduire », n’a pas sa faveur « compte tenu de ce qu’il s’est passé en Irak ». La seconde, qu’il défend, « c’est une initiative puissante, européenne, diplomatique pour mettre autour de la table toutes les personnes qui peuvent arrêter ce conflit sans exclusive, et donc y compris ceux qui commettent des crimes aujourd’hui ». Pour François Fillon, reprendre le dialogue avec Bachar al-Assad, mais aussi avec Vladimir Poutine, est la seule voie de sortie pour le conflit syrien.
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    Il y a quelques semaines, Fillon a refusé de parler de « crimes de guerres » à Alep. « Il ne faut pas utiliser des mots comme ça, sans pouvoir vérifier », affirmait-il, dans L’Émission politique, sur France 2. « Quand on est en guerre, on doit choisir son principal adversaire », écrivait-il aussi dans Vaincre le totalitarisme islamique (Albin Michel, 2016) pour justifier un rapprochement avec Damas et Moscou. « Il y a deux camps en Syrie et non pas trois comme on le dit », assurait-il le 13 octobre dernier lors d’un débat avec ses concurrents à la primaire, parlant des partisans d’un « régime totalitaire islamique » et « des autres », oubliant au passage l’opposition syrienne non-djihadiste. « Moi, je choisis les autres parce que je considère que ce danger-là est trop grave pour la paix mondiale. »

    Mais, jeudi, Fillon, tout à sa volonté de rassemblement post-primaire, a nommé Bruno Le Maire « représentant pour les affaires européennes et internationales ». Un Bruno Le Maire qui défendait pourtant des positions diamétralement opposées à celle du vainqueur de la primaire sur le dossier syrien, allant jusqu’à prôner une intervention militaire au sol menée par la France. « Il faut que la France prenne le leadership d’une coalition internationale qui associerait des États européens et des États de la région. Entre l’alignement sur les États-Unis et la vénération aveugle de la Russie, il y a un choix alternatif : l’indépendance », déclarait-il dans le JDD. Choisir Bruno Le Maire laisse-t-il entrevoir un infléchissement de la ligne de François Fillon ? « Il n’y a aucune inflexion et il n’y a qu’un chef, c’est François Fillon », répond aujourd’hui son porte-parole Thierry Solère.

    Cela dit, la ligne pro-Assad de certains des soutiens historiques de Fillon, comme le député Thierry Mariani qui s’est félicité de la chute d’Alep-Est, risque de poser des problèmes au candidat LR, dont les positions ressemblent parfois à s’y méprendre à celles du Front national.

    Ce jeudi, Marine Le Pen n’avait toujours pas réagi à la chute d’Alep entre les mains d’un régime qu’elle a de toutes façons toujours défendu. Lundi, au lendemain de l’attentat perpétré contre une église copte au Caire, la candidate du FN avait pourtant immédiatement rédigé un communiqué de soutien aux chrétiens « sauvagement frappés par le fondamentalisme islamique ».
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    « Alep était infestée d’islamistes, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas des drames avec des civils (…), il y en a », a répondu Florian Philippot ce jeudi sur BFMTV. Reprenant la ligne du parti d’extrême droite, il a, de nouveau, déclaré qu’il fallait « parler avec la Russie ». « Au lieu d’observer et de se lamenter, il aurait fallu être acteur : (…) La France aurait œuvré à créer une vraie coalition mondiale avec les États-Unis, avec les pays européens dont la France, mais aussi avec la Russie ; cela aurait été plus responsable. »
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    Outre les liens étroits du FN avec la Russie, notamment financiers (lire nos enquêtes), le FN a toujours, dans ce conflit repris, à la virgule près, la propagande de Bachar al-Assad, estimant que son régime permettait de faire « cohabiter pacifiquement des minorités qui demain vont se faire massacrer », comme l’affirmait en 2013 Marion Maréchal-Le Pen. L’entourage de la dirigeante du FN a parfois noué des liens d’affaires avec Bachar al-Assad. La société de communication de Frédéric Chatillon, conseiller officieux de Marine Le Pen, Riwal a perçu, comme le racontait Mediapart, entre 100 000 et 150 000 euros par an du régime syrien, pour gérer la communication dudit régime.

    Les candidats à la primaire du PS : le soutien à l’opposition syrienne

    Ils ne sont d’accord sur rien, ou presque. Sauf sur la guerre en Syrie. Les principaux candidats à la primaire du PS, prévue les 22 et 29 janvier, reprennent tous à leur compte la ligne des autorités françaises, définie sous Nicolas Sarkozy et poursuivie par François Hollande : condamnation du régime de Bachar al-Assad et soutien à l’opposition syrienne, dite modérée (hors djihadistes). Mais la plupart se gardent bien d’aller au-delà sur le terrain diplomatique. Seul véritable point de discorde : la question des réfugiés entre, d’un côté, Manuel Valls, renvoyé à son discours de Munich dans lequel il avait critiqué la politique d’accueil de la chancelière Angela Merkel, et, de l’autre, tous ses concurrents.

    Manuel Valls a tweeté mardi un appel à la Russie de Vladimir Poutine, avant de critiquer « un tropisme pro-russe chez François Fillon ». La France « doit parler avec la Russie mais aussi dire avec la plus grande fermeté que ce qui se passe à Alep est intolérable, indigne, c’est une blessure pour l’humanité », a-t-il déclaré au média en ligne Brut.

    Mercredi à Paris, Benoît Hamon a commencé son discours en rendant hommage à « nos frères et sœurs en humanité » qui meurent à Alep et en parlant de « crime de guerre » et de « crime contre l’humanité ». « Je me refuse à graduer l’horreur selon qu’elle est perpétrée par Daech ou par Bachar al-Assad », a-t-il argumenté, mais sans s’avancer sur les solutions diplomatiques. Il s’est en revanche clairement distingué de Manuel Valls sur l’accueil des réfugiés – alors premier ministre, il avait critiqué les choix d’Angela Merkel. « J’ai eu honte que des responsables soient allés tancer une chancelière (allemande) pour lui dire de ne pas en faire autant sur les réfugiés », a balayé Hamon mercredi, qui veut créer un visa humanitaire, sortir des accords de Dublin et octroyer plus rapidement aux migrants le droit de travailler.
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    Même tonalité chez Vincent Peillon qui, interrogé sur France Inter, a surtout appelé à accueillir les Syriens réfugiés : « Si l’on peut faire quelque chose, c’est les accueillir », a-t-il expliqué.
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    Seul Arnaud Montebourg, après avoir exprimé son « indignation profonde », s’est un peu plus avancé sur le plan diplomatique : dans un communiqué publié sur son site, il salue « les efforts diplomatiques que la France a entrepris ces dernières années avec Laurent Fabius et Jean-Marc Ayrault ». Avant d’ajouter : « Mais nous ne pouvons agir ou peser seuls. (...) Il faut exiger dès les prochaines heures une initiative commune de l’ensemble des chefs de gouvernements pour mobiliser les autres puissances mondiales, Chine et États-Unis notamment, faire pression sur la Russie, l’Iran afin que cesse l’un des plus sinistres épisodes et l’un des plus lourds échecs diplomatiques de ces dernières décennies. »

    Les écologistes, fidèles à leurs traditions

    Droits de l’homme, aide humanitaire et appel à la communauté internationale : les dirigeants d’Europe Écologie-Les Verts, et le candidat Yannick Jadot, sont fidèles à la tradition politique de leur mouvement. Dans une tribune publiée par Le Monde, après avoir condamné les massacres du régime, le candidat Yannick Jadot appelle avec l’essayiste Raphaël Glucksmann au renforcement des sanctions contre la Russie (« Ce régime russe est aussi une oligarchie qu’il faut frapper au portefeuille »), et à refuser que la Coupe du monde de football ait lieu en Russie en 2018.
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    Ils s’en prennent aussi à plusieurs dirigeants français : « Alep crève depuis des mois et Marine Le Pen a applaudi Assad et Poutine, son modèle et son parrain. Alep crève et François Fillon a dit, dans un débat de la primaire démocratique de la droite française, “choisir Assad” avant de justifier Poutine. Alep crève et Jean-Luc Mélenchon a affirmé dans une émission populaire du service public : “Je pense que Poutine va régler le problème en Syrie.” »
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    Quant à l’ancienne ministre Cécile Duflot, elle s’est rendue en début de semaine à la frontière turco-syrienne – la délégation, également composée des députés Patrick Mennucci (PS) et Hervé Mariton (LR), a demandé, en vain, à accompagner jusqu’à Alep le président du comité civil d’Alep-Est Brita Hagi Hasan. Plusieurs responsables écologistes, dont Jadot et Jacques Boutault, maire du IIe arrondissement de Paris, ont aussi participé jeudi, aux côtés d’Anne Hidalgo (PS), à la manifestation organisée pour le départ d’un convoi d’aide humanitaire.

    Mélenchon, contre l’impérialisme américain mais à quel prix ?

    À gauche, seul Jean-Luc Mélenchon se distingue réellement. Au centre de nombreuses polémiques, il a pris soin, depuis quelques mois, de préciser ses propos. Dans sa dernière émission, Revue de la semaine, mise en ligne sur Youtube jeudi, le candidat de la France insoumise insiste sur cette information qui le « percute ». « Ces dernières heures nous avons tous été bouleversés par la diffusion des images en provenance d’Alep et de la partie est de cette ville, des bombardements qu’elle est en train de subir », commence Mélenchon, qui en profite pour répondre à ses détracteurs, qui font de lui « un ami des bombardements sur cette partie de la ville ». « Comment peut-on penser qu’il y a une personne ici ou là qui aime les bombardements et leurs conséquences ? À ceux qui se posaient des questions, je leur dis que je suis comme eux : indigné, blessé », poursuit-il.
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    Jean-Luc Mélenchon réexplique, dans cette vidéo, la série d’arguments qui lui permettent de se définir comme un « non aligné » (« une propagande mortelle interdit tout débat, toute critique, tout point de vue non aligné », déclarait-il dans une note de blog mercredi 14 décembre). D’abord le fait que, selon lui, cette guerre en Syrie n’est pas celle qu’on croit, mais bien une guerre pour les matières premières (le gaz et le pétrole).

    « Il s’agit d’une guerre du pétrole et des gazoducs qui n’a pas d’issue sans une coalition universelle ! Nul n’admet, contre les faits eux-mêmes, que ce sont les États-Unis et la France qui ont refusé la formation d’une coalition universelle avec la Russie pour combattre les bandes armées de Daech, Al Nostra [le Front Al-Nosra – ndlr] et compagnie », détaillait Mélenchon le 14. « Le problème de la guerre en Irak et en Syrie, ce n’est pas la religion, ce sont les oléoducs et les gazoducs. (...) Ce sont des guerres traditionnelles pour l’accès aux matières premières et l’accumulation de la richesse. Et dans l’affaire de la Syrie c’est tout à fait ça au point de départ », déclarait-il le 11 décembre à l’émission Question politique.

    Au début du soulèvement syrien en 2011, le Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon faisait pourtant partie des formations politiques à saluer les printemps arabes, y compris en Syrie. Sa coprésidente Martine Billard signait, le 28 août 2013, un communiqué condamnant clairement les bombardements à l’arme chimique quelques jours plus tôt, commis par le régime. « Après plus de 100 000 victimes tuées depuis le début du soulèvement en Syrie en mars 2011, et la destruction de régions entières du pays, le Parti de gauche dénonce le massacre à l’arme chimique de centaines de civils syriens le 21 août. Cette escalade dans l’horreur est inadmissible. » Mais, déjà, elle prévenait qu’« une intervention armée des États-Unis et d’autres pays alliés dont la France, ne ferait qu’aggraver le conflit d’autant que la Russie entend continuer à soutenir le régime criminel de Damas, notamment pour préserver ses intérêts dans la région ».

    Depuis, si le PG a changé de pied, c’est à la fois à cause de la montée en puissance des groupes armés islamistes et djihadistes (les deux étant parfois confondus dans le discours du parti) parmi l’opposition syrienne au régime, du soutien du Qatar, de l’Arabie saoudite et de la Turquie à certains de ces groupes, et le déclenchement de l’intervention internationale emmenée par les États-Unis. Or, pour le parti de Mélenchon, « le monde est entré dans l’ère des “guerres de l’Empire global” », selon son texte de congrès de juin 2015. Peu à peu, cette grille d’analyse a effacé celle présidant au soulèvement des peuples de Tunisie, d’Égypte, de Bahreïn ou de Syrie contre leurs dictateurs, indépendamment de tout agenda extérieur.

    « En Libye, en Irak, en Syrie ou au Yémen, les États-Unis tirent prétexte du chaos qu’ils ont eux-mêmes créé, en armant des terroristes islamistes, avec l’aide de leurs alliés pour justifier les interventions meurtrières pour les populations. Quatre ans après les soulèvements populaires du monde arabe, les peuples restent pris en étau entre les régimes autoritaires et dictatoriaux (comme le régime d’Assad), la progression d’un fanatisme subventionné par les monarchies wahhabites du Golfe, les seigneurs de guerre mafieux », écrivait alors le PG.

    De là découle, par exemple, le refus de Mélenchon de parler de « crimes de guerre » : le 16 octobre, dans le JDD, il rétorquait : « Toute guerre est une addition de crimes ! À quoi bon cette escalade verbale de Hollande ? Nous sommes déjà en danger de guerre généralisée. Pourquoi en rajouter avec cette menace du Tribunal pénal international ? Sait-on que ni les USA ni la Russie ne le reconnaissent ? Le dire n’est pas soutenir Poutine. D’ailleurs, il a mis en prison mes amis en Russie. »

    L’entrée en guerre de la France n’a fait que renforcer Mélenchon dans sa grille d’analyse. C’est aussi en défenseur des « intérêts de la France » qu’il se présente : « Depuis le début de la crise, d’un excès à l’autre, la diplomatie française s’est inutilement identifiée au camp des faucons nord-américains, écrivait-il le 4 novembre. Il n’y a plus de représentation diplomatique française à Damas. Comment envisager une discussion sur la paix et même une transition démocratique en Syrie en maintenant la rupture de toute relation diplomatique avec l’État syrien ? Ce choix n’est pas celui de tous les pays européens. Sept pays de l’UE conservent des relations diplomatiques avec la Syrie, dont la Grèce et l’Espagne. (...) La voix présidentielle de la France s’égarant actuellement dans le soutien aveugle aux islamistes turcs, c’est à nous d’incarner la France qui ne se trompe pas d’amis en Turquie. Nous l’avons fait concrètement en accueillant des parlementaires et dirigeants du HDP à nos universités d’été. »

    Ses positions sont l’objet de toutes les polémiques et gênent une partie de la gauche radicale (lire à ce sujet le texte de Julien Salingue*), et de ses soutiens. Mercredi, Clémentine Autain a condamné un « crime contre l’humanité » commis « au nom de la lutte contre Daech » et son mouvement, Ensemble, a relayé l’appel à manifester à Paris avec le collectif Avec la Révolution syrienne, et dénoncé un « dictateur sanguinaire ».

    Le PCF est beaucoup plus mesuré : dans un communiqué publié mercredi, les communistes demandent un cessez-le-feu pour les populations civiles d’Alep mais renvoient dos à dos « chacun des belligérants, et de leurs soutiens ». « Des crimes de guerre ont été commis par toutes les parties en présence, et leurs alliés, depuis le début de l’offensive sur Alep et de la guerre en Syrie », dit encore le Parti communiste, qui appelle à une « transition démocratique » en Syrie avec « un processus conciliant les ennemis d’aujourd’hui », sans un mot de condamnation sur Bachar al-Assad.

    Lénaïg Bredoux, Lucie Delaporte & Christophe Gueugneau

    *http://resisteralairdutemps.blogspot.be/2016/12/massacres-alep-lettre-un-camarade-qui.html

  • « Manuel Valls, le champion du 49.3, a la mémoire qui flanche »

    Ayant pris conscience qu’il n’avait aucune chance d’être réélu, François Hollande a renoncé à se représenter à l’élection présidentielle. Manuel #Valls, le maître d’œuvre de la politique économique du gouvernement depuis 2014, vient pour sa part d’annoncer sa candidature. Les styles des deux hommes sont différents, mais rien ne les distingue sur le plan politique : ils sont, l’un et l’autre, coresponsables de la politique de l’offre qui a accentué la récession économique et les inégalités sociales.

    L’un, voulant s’épargner une humiliation inévitable, a préféré s’abstenir, l’autre, grisé par son inattendue ascension politique, entend forcer le destin. L’hubris est mauvaise conseillère en politique : les électeurs se chargeront de le lui rappeler le moment venu.

    Les politiques néolibérales mises en chantier depuis 2012 ont aggravé l’austérité, restreint sévèrement les droits sociaux (loi El Khomri) et fait d’importants cadeaux fiscaux au patronat. Cette politique économique n’a ni ramené la croissance, ni créé le nombre d’emplois escompté. Echec cinglant, elle est la cause première de la débâcle socialiste qui s’annonce.

    Il y avait du Tony Blair et du Matteo Renzi dans le discours de candidature prononcé par Manuel Valls à la mairie d’Evry, lundi 5 décembre. Il ne faut pas s’en étonner : ce sont deux hommes que l’ex-premier ministre admire. Comme ses homologues britannique et transalpin, le discours vallsien est un storytelling qui aligne les lieux communs sur la communauté nationale et le « vivre-ensemble ».

    A l’instar de ses collègues de la « gauche moderne », Manuel Valls a l’art de maquiller des échecs en succès, et de faire porter le chapeau de son incurie par d’autres que lui. A l’entendre égrener ses propositions pour redresser la France, on en venait à douter : qui est l’occupant de l’hôtel Matignon ?

    Le champion du « 49.3 »
    Comme le Blair de la guerre d’Irak ou le Renzi de la réforme du Sénat, le Valls candidat à Evry était superbement insouciant et arrogant. Devant la nation, Il avait décidé de dire « sa » vérité. Tant pis si celle-ci n’est pas « la » vérité. Il était surréaliste d’entendre Valls s’auto-introniser candidat de la « réconciliation », du rassemblement des gauches (dont il avait pourtant décrété auparavant qu’elles étaient « irréconciliables ») ou encore le protecteur du creuset français et de sa mosaïque multiculturelle et multi­ethnique.

    Après avoir souvent mis au défi les musulmans de démontrer que leur religion « était compatible avec les valeurs de la République », ce virage à 180 degrés ne peut s’expliquer que par la nécessité de lisser une image d’homme d’Etat partial et diviseur. On a pu éclater d’un rire jaune quand Valls a affirmé qu’on ne gouverne pas la France « à coups de décrets » et que le « peuple devait être consulté ». Le champion du « 49.3 » a la mémoire qui flanche.

    Manuel Valls a « clivé » à l’envi les débats depuis son entrée au gouvernement de Jean-Marc Ayrault. N’est-il pas celui qui a dressé une partie de la gauche contre l’autre ? N’a-t-il pas exagéré le « danger islamiste » qui pèserait sur la France alors même que les actes antimusulmans étaient en recrudescence ? N’a-t-il pas décrété – contre la tradition républicaine – que les « Roms ne veulent pas s’intégrer et ont vocation à repartir en Roumanie ou en Bulgarie » ?

    A l’ombre des puissants du moment
    Une légende tenace présente Manuel Valls en homme politique « iconoclaste » qui n’a pas peur d’aller à contre-courant des idées reçues. C’est en réalité un contresens. La carrière du premier ministre s’est construite dans le sillage des idées dominantes et à l’ombre des puissants du moment : il fut tour à tour rocardien, jospinien, royaliste, strauss-kahnien et hollandiste… quand ceux-ci étaient au sommet de leur pouvoir.

    En ce sens, Valls est un conformiste, celui qui épouse le prêt-à-penser d’une époque. Les 5,6 % recueillis lors de l’élection primaire de 2012 sont l’arbre qui cache la forêt : son libéralisme économique et son néorépublicanisme autoritaire sont aujourd’hui des idées majoritaires au sein du Parti socialiste. Valls peut donc dire haut et fort qu’il veut débaptiser le #PS (2009), préconiser l’augmentation de la TVA pour baisser les cotisations sociales des entreprises (2011), proposer un retour aux 39 heures (2011) et adhérer aux recettes discréditées d’un néolibéralisme primaire (baisse du coût du travail, démantèlement des protections sociales), il sait qu’il ne sera pas sanctionné par son parti.

    Il est paradoxal de voir Manuel Valls réactiver un clivage gauche/droite qu’il a tenté d’effacer depuis une quinzaine d’années. Il a, par le passé, tracé une nouvelle ligne de partage entre néorépublicanisme et extrême droite. Ce néorépublicanisme est un ventre mou politique qui verrait émerger un parti d’extrême centre similaire au Parti démocrate en Italie. Le nouveau clivage ne serait plus issu de la lutte des classes (ce qu’assure l’opposition salariat/capital), mais de la défense interclassiste et œcuménique de la « république » et de la « démocratie » contre le Front national.

    Ce #néorépublicanisme est identitaire, car il est méfiant à l’égard du pluralisme et de la différence culturelle (d’où son opposition totale au hidjab). Profondément conformiste et conservateur, il ébauche une citoyenneté franco-centrique étriquée. Toute déviation par rapport à la norme commune est perçue comme une atteinte à l’intégrité de la communauté nationale. Loin de s’opposer au discours culturo-centrique de Marine Le Pen, ce néorépublicanisme vallsien ne fait que le légitimer. Tous deux prônent un communautarisme national, en rupture avec la tradition libérale de la Révolution française.

    Une reconfiguration autour de ce nouveau clivage signerait l’arrêt de mort des idéaux d’égalité et de pluralisme culturel de la gauche. Est-ce vraiment ce que souhaitent les électeurs de gauche ?

    Philippe Marlière (Professeur de sciences politiques à la University college de Londres

    http://www.lemonde.fr/election-presidentielle-2017/article/2016/12/07/manuel-valls-a-la-memoire-qui-flanche_5044588_4854003.html

  • Le désir d’Annibal

    « J’avais suivi les traces d’Annibal : il ne m’avait pas été donné de voir Rome : lui aussi était allé en Campanie alors qu’on l’attendait à Rome. Annibal, avec qui je me trouvais cette ressemblance, avait été le héros favori de mes années de lycée ; quand nous avions étudié les guerres puniques, ma sympathie, comme celle de beaucoup de garçons de cet âge, était allée non aux Romains, mais au Carthaginois. Dans les classes supérieures, quand je compris quelles conséquences auraient pour moi le fait d’être de race étrangère et quand les tendances antisémites de mes camarades m’obligèrent à prendre une position nette, j’eus une idée plus haute encore de ce grand guerrier sémite. Annibal et Rome symbolisèrent à mes yeux d’adolescent la ténacité juive et l’organisation catholique. La signification qu’a prise depuis, dans nos esprits, le mouvement antisémite a contribué à fixer les pensées et les sentiments de cette époque. Ainsi le souhait d’aller à Rome est devenu dans la vie du rêve le voile et symbole de plusieurs autres souhaits très ardents, à la réalisation desquels il faut travailler avec la constance et l’obstination du Carthaginois et dont l’accomplissement paraît être aussi peu favorisé par la destinée que le fut le désir d’Annibal. »

    [ S. Freud , L’interprétation du rêve ]

  • La peau de grenouille verte

    "La peau de grenouille verte, c’est le nom que je donne au dollar de papier.

    L’idée que s’en font les Indiens et les Blancs est bien ce qui les éloigne le plus les uns des autres. Mes grands-parents ont grandi dans un monde indien où l’argent n’existait pas.

    Juste avant le combat contre Custer (la bataille de Little Big Horn ), les soldats blancs avaient touché leur paye. Leurs poches étaient pleines de billets verts et ils ne savaient pas où les dépenser. Quelles étaient leurs pensées dernières quand venait les frapper une balle ou une flèche des nôtres ? Je suppose qu’ils pensaient à cet argent inutile, qui ne leur permettrait plus d’avoir du bon temps, ou qu’ils se représentaient une bande de sauvages et d’abrutis faisant main basse sur leur paye bien méritée. Cela a dû les faire souffrir plus qu’une flèche plantée dans les côtes.

    Le combat corps à corps, avec autour mille chevaux caracolant et hennissant, avait recouvert le champ de bataille d’un immense nuage de poussière où les peaux de grenouille verte des soldats tourbillonnaient comme des flocons dans la tempête.

    Et que firent donc les Indiens de cet argent ? Ils le donnèrent à leurs enfants pour qu’ils s’amusent à plier de toutes sortes de manières ces bizarres morceaux de papier coloré, pour qu’ils en fassent des jouets, de petits chevaux, de petits bisons. Au moins cette fois l’argent servait à se distraire.

    Les livres disent qu’un soldat survécut. Il s’échappa, mais devint fou. Les femmes le regardaient à distance et le virent se suicider. Ceux qui ont écrit sur cette bataille disent qu’il avait peur d’être pris et torturé, mais c’est parfaitement faux.

    Imaginez un peu la scène. Le voici, accroupi dans un ravin, à observer ce qui se passe autour de lui. Il voit les gosses jouer avec l’argent et en faire des papillotes, les femmes s’en servir pour chauffer de la bouse de bison, ce qui les aidera à faire la cuisine, les hommes allumer leurs pipes avec les peaux de grenouille verte, et, par dessus tout, il voit ces beaux billets de banque voleter dans la poussière, puis s’éloigner au gré des vents. C’est d’assister à ça qui rend le pauvre soldat fou. Il se prend la tête à deux mains, se lamente : « Sacré bon sang de bon Dieu, Jésus tout-puissant, regardez moi ces abrutis de sauvages, ces peaux-rouges de mes deux, qui saccagent un fric pareil ! » Il a dû regarder le spectacle jusqu’à ce qu’il n’y puisse plus tenir, et puis il s’est fait sauter la cervelle avec son gros revolver.

    Voilà qui ferait une scène fameuse au cinéma, mais il faudrait un esprit d’Indien pour en saisir le sens.

    La peau de grenouille verte, ce fut le véritable enjeu du combat. L’or des Black Hills, l’or dans chaque poignée d’herbe..."

    [ Tahca Ushte , Richard Erdoes , " De mémoire indienne "]

  • Olivier Roy : « Le salafisme n’explique pas le terrorisme ».

    Le politologue Olivier Roy critique la lecture qui s’est imposée ces derniers mois de la multiplication des attentats perpétrés au nom de l’islam. Il l’explique dans un nouveau livre.

    Comment lutter contre le terrorisme qui se réclame de l’islam ? D’abord en essayant de comprendre ses ressorts. Dans un nouveau livre, Le djihad et la mort (Seuil), le politologue et spécialiste de l’islam Olivier Roy rejette la lecture qui privilégie la dérive religieuse. Plutôt que d’évoquer une radicalisation de l’islam, il parle d’une islamisation de la radicalité, selon une formule qui a fait florès. Il s’en explique dans le cadre de cet entretien.

    Vous prenez le contre-pied d’une lecture religieuse et politique du phénomène terroriste au nom de l’islam. Ne prenez-vous pas le risque de minimiser le prêche islamiste ? La radicalisation de l’islam existe, le salafisme existe, il se répand parmi les jeunes en Europe et au Moyen-Orient. Mais je conteste l’idée que le salafisme est le sas d’entrée dans le terrorisme. Il y a quelques salafistes qui sont devenus terroristes, mais très peu. On connaît la trajectoire de beaucoup de djihadistes. Que constate-t-on ? Très peu sont passés par des mosquées salafistes. Il y a des réseaux, au Royaume-Uni, en Belgique, mais ils ne sont pas salafistes, ils sont djihadistes. Il est vrai que Daech (organisation Etat islamique) utilise un référentiel qu’il partage en partie avec les salafistes : la charia, la détestation des chiites, l’idée qu’il n’y a rien à négocier avec les juifs et les chrétiens, l’apocalypse. Il y a aussi de grandes différences. Les salafistes s’opposent au suicide. Daech met en scène une esthétique de la violence, fait l’apologie du viol et appelle les femmes à devenir djihadistes. Tout cela est étranger au salafisme. Noyer le djihadisme dans le salafisme, c’est ne pas comprendre les racines de la radicalisation. Cela dit, sur le plan sociétal, le salafisme pose de vrais problèmes de vivre-ensemble et d’intégration. Mais ce n’est pas un problème de terrorisme.

    Cette rupture avec les valeurs de la République qu’opère le salafisme ne prépare-t-elle pas le terrain à la dérive sectaire des terroristes ? Cela ne se passe pas ainsi. Prenez les frères Abdeslam, ils étaient loin d’être en rupture avec la société dans un monde salafiste. Ils tenaient un bistrot où on buvait de l’alcool et on dealait du haschisch. On n’a pas affaire à des gars qui se sont retirés de la vie sociale, qui ont mené une vie de prières, de halal, et qui, au terme d’un parcours religieux, décident de passer à la violence. Comment expliquer la soudaine augmentation de femmes, la plupart du temps converties, dans le djihad ? Pour les salafistes, elles doivent rester à la maison. Le salafisme n’explique rien, c’est une explication paresseuse.

    Vous contestez aussi l’idée que les actes de terreur de ces derniers mois puissent s’inscrire dans une stratégie de Daech visant à diviser les sociétés européennes, entre musulmans et non-musulmans, pour mieux préparer le terrain à un califat mondial... Cela ne fonctionne pas ainsi. Vous ne trouverez pas chez Daech de théories selon lesquelles les musulmans établis en Occident doivent se révolter. Daech tue plus de musulmans que de non-musulmans. Un tiers des victimes de l’attentat de Nice étaient musulmanes. On pourrait le dire à la rigueur pour Al-Qaida, quand l’organisation fait assassiner les journalistes de Charlie Hebdo. Là, il y avait un discours assez structuré des frères Kouachi : ils ont insulté le Prophète, ils doivent mourir. Mais les attentats revendiqués par Daech par la suite ne sont pas dans ce registre. Alors on invente des théories : au Bataclan, on dit que c’était les bobos qui étaient visés, à Nice les patriotes, ailleurs les policiers, à Rouen le christianisme. A la fin, on se dit qu’ils visent tout le monde : les musulmans, les juifs, les chrétiens. On fait une relecture paranoïaque des actions de Daech en s’appuyant sur un auteur, Al-Souri, qui n’a jamais été lu par les jeunes. Ces jeunes parlent de l’oumma global, des crimes des croisés, mais il n’y a aucune analyse sur la guerre civile en Europe. Pour eux, tous ceux qui refusent le djihad, le martyre, sont de mauvais musulmans. Ils n’ont aucune sympathie pour les musulmans d’Europe. On veut présenter Daech comme l’avant-garde des masses musulmanes. C’est une illusion d’optique.

    Vous dites que ce qui guide les terroristes n’est pas une utopie, mais la quête de la mort. Ce n’est pourtant pas un hasard si l’essentiel des attentats de ces dernières années est réalisé par des individus qui se réclament de l’islam ? Ils s’inscrivent dans une construction narrative islamique, c’est certain. Mais il n’y a pas qu’eux. Le pilote de Germanwings qui tue 200 personnes dans son suicide, on dit qu’il est fou parce qu’il n’a pas dit « Allahu akbar » . Aux Etats-Unis, il y a eu 50 Columbine depuis 1999, 50 gamins qui sont retournés dans leur école, armés, pour perpétrer un massacre. Il y a des tas d’exemples de ce type de comportement suicidaire. Il y a une catégorie qui se réclame de l’Etat islamique, ce qu’on appelle le terrorisme islamique. Ils sont musulmans, ils pensent qu’ils iront au paradis. Je ne dis pas que c’est un simple prétexte. Quand ils basculent dans le radicalisme, ils pensent réellement qu’ils vont aller au paradis. Mais ils ne sont pas utopistes. La mise en place d’une société islamiste ne les intéresse pas. Les personnes qui commettent des attentats au nom de l’islam en Europe depuis 1995 meurent tous ou presque. Conclusion : la mort est liée à leur projet.

    Vous contestez du coup que les terroristes actuels, agissant au nom de l’islam, aient un projet politique ? Il est faux de prétendre que les attentats de Daech représentent une victoire de l’islam politique. Daech suit une logique qui est profondément non politique, c’est apocalyptique. Ils font l’apologie du suicide que ce soit sur le terrain du Proche-Orient ou en Europe. La mort est au coeur du projet individuel des jeunes qui rejoignent Daech. S’il y a un projet politique de Daech, il est intenable. Ce n’est pas un projet du type Frères musulmans ou talibans. Les Frères musulmans veulent construire un Etat islamique dans un pays concret. Les talibans veulent créer l’Etat islamique d’Afghanistan. Daech dit que le califat est en perpétuelle expansion, qu’il ira du Maroc à l’Indonésie. C’est un projet intenable. C’est un projet de guerre. Daech ne cherche pas à mettre en place un Etat, il se comporte comme une armée occupante pour tenir le territoire. Daech s’est imposé car il y avait une population arabe sunnite qui avait de bonnes raisons de se révolter.

    En remettant en question l’idée de radicalisation de l’islam comme facteur de passage à l’acte, vous balayez également les programmes de déradicalisation... Ils servent à rassurer les parents. Mais ils ne marchent pas. Les filles en particulier le disent : mon projet était de mourir. Ce ne sont pas des naïfs qui commencent par faire leurs cinq prières par jour et qui ont été doucement amenés à poser une bombe. Ils ont voulu poser une bombe dès le début. La radicalité fait partie de leur choix. L’idée de leur présenter un islam modéré en pensant leur faire comprendre qu’il ne faut pas poser une bombe au nom de l’islam revient à croire que c’est leur pratique religieuse qui les a amenés à poser cette bombe. Ils adhèrent au discours de Daech, qui est religieux, pour aller à la violence. Les programmes de déradicalisation sont d’une totale absurdité.

    Que faire, alors ? Il faut les traiter en personnes libres. Pathologiser, médicaliser le terrorisme, cela revient à ne pas s’interroger sur le terrorisme. Il n’y a pas à négocier. Il faut les punir.

    Comment apaiser notre relation à l’islam ? Il faut penser l’islam par rapport à la majorité des musulmans et non par rapport aux terroristes, sans quoi on ne s’adresse qu’à ces derniers en leur donnant un rôle démesuré. Ils deviendraient alors nos interlocuteurs, ils auraient réussi leur coup. L’islam en Europe va s’européaniser, s’occidentaliser, cela se fera sur la durée. L’Eglise catholique a mis un siècle à s’adapter au modernisme. L’occidentalisation de l’islam va prendre quantité de formes. Mais elle ne peut dépendre d’une réforme théologique. Dans l’Eglise catholique, la réforme théologique est arrivée à la fin de l’évolution. Le Conseil Vatican II couronne un siècle d’adaptation au modernisme. Il en ira de même avec l’islam.

    PROPOS RECUEILLIS PAR Frédéric Koller
    Source : Le Temps, samedi 15 octobre 2016, p. 6.

    • Revue Radicalisation - Ecole thématique CNRS.
      Dispositifs et rapports sur la radicalisation.
      https://radical.hypotheses.org/681
      "RAPPORTS

      2003-2007, Allemagne, Rapports sur la radicalisation d’extrême droite de la ZDK Gesellschaft Demokratische Kultur.
      2010, France – « Jeunes et radicalisation islamiste
      Lille, 2008-2009″, Etude dirigée par l’Agence de Développement des Relations Interculturelles pour la Citoyenneté : Jeunes et radicalisation islamiste
      2010, Danemark – Research report prepared for the Centre for Studies in Islamism and Radicalisation (CIR), Aarhus University – radicalization_aarhus
      2010-2014, Europe – European Network of Deradicalisation – Rapport sur les dispositifs de « déradicalisation » (extrême droite, islamisme, etc.) en Europe – Survey on deradicalisation and disengagement – En français : Deradicalisation_FR – En anglais : Challenge_Extremism
      2013, France – Rapport « Des hommes et des dieux en prison » Céline Béraud, Claire de Galembert, Corinne Rostaing, De la religion en prison, PUR, Rennes, 2016.
      2014, Allemagne – Rapport sur l’extrêmisme de droite, de gauche et sur l’islamisme, Ministère de l’Intérieur : rapport_bundesministerium – Les chiffres en bref et en allemand : chiffres_bundesministerium & en anglais : chiffres_bundesministerium_EN"
      ...

      Au sujet de la revue .
      "Ce blog accompagne l’organisation, la tenue et les suites d’une école thématique CNRS « Processus et trajectoires de radicalisation ». Cette école thématique répond à une demande sociale et scientifique de formation sur les questions de radicalisations contemporaines, apparue notamment après les attentats de janvier 2015 à Paris. La montée en puissance des situations de crises sociales, économiques et politiques produisent différentes manières de se radicaliser, par les usages du social, du politique, du religieux et du sacré. "

  • Olivier Roy : « La mort fait partie du projet djihadiste »

    Les jeunes radicalisés appartiennent à une nouvelle génération de djihadistes fascinés par la violence et le nihilisme, estime le directeur de recherche au CNRS.

    Directeur de recherche au CNRS, Olivier Roy enseigne à l’Institut universitaire européen de Florence, il vient de publier Le Djihad et la mort, ouvrage dans lequel il explique la nouveauté du terrorisme globalisé par « la quête délibérée de la mort » par les jeunes djihadistes. Auteur d’une oeuvre internationalement reconnue et largement débattue, il revient sur les origines et les moyens de résister à ce « Viva la muerte » mondialisé.

    Le djihadisme n’est-il qu’un nihilisme ou bien également un islamisme ?

    Le projet islamiste au sens strict (c’est-à-dire celui des Frères musulmans) est de construire un Etat islamique d’abord dans un pays donné, en obtenant le maximum de soutien populaire. Du Hamas palestinien au PJD [Parti de la justice et du développement] marocain, en passant par le Ennahda tunisien, les résultats sont variés, mais dans tous les cas le nationalisme l’a emporté sur l’islamisme. Les djihadistes, en revanche, s’inscrivent d’emblée dans la défense de l’oummah [communauté des croyants musulmans] globale et ne s’intéressent pas à la mise en place d’une société stable dans un pays donné. Le nihilisme n’est pas leur projet initial, bien sûr, mais devant l’échec de leur tentative de djihad mondial, ils se replient de plus en plus sur une vision apocalyptique et désespérée, qui, elle, est nihiliste. Et c’est cela qui attire des jeunes sans lien avec les conflits locaux, mais qui sont fascinés par le destin de martyr qui leur est soudain offert.

    Comment expliquer les causes de cette violence « no future » qui s’arrime à la religion musulmane ?

    Sans ignorer la longue généalogie du djihad dans le monde musulman, il faut bien constater que les formes de radicalité que l’on trouve dans le terrorisme et le djihadisme aujourd’hui sont profondément modernes. De Khaled Kelkal aux frères Kouachi, on retrouve les mêmes constantes, toutes très nouvelles : des radicaux venus d’Occident (en gros 60% de seconde génération et 25% de convertis), tous jeunes, tous en rupture générationnelle, tous « born again » ou convertis, tous s’identifiant à un djihad global qui se développe bien au-delà des formes de mobilisation classique (soutien aux luttes de libération nationale). La moitié d’entre eux ont, en France, un passé de petits délinquants. Et surtout, tous se font exploser ou se laissent rattraper par la police et meurent les armes à la main. Bref, pour presque tous, la mort fait partie de leur projet. Ce comportement n’est ni islamiste ni salafiste (pour les salafistes, seul Dieu décide de la mort).

    S’agit-il d’une variante, islamisée, d’un « Viva la muerte » globalisé ?

    Si on adopte une vision transversale (comprendre la radicalisation des jeunes djihadistes en parallèle avec les autres formes de radicalisation nihiliste) au lieu d’adopter une lecture verticale (que dit le Coran sur le djihad), on voit à quel point le nihilisme du terroriste islamique s’inscrit dans un modèle répandu, comme ces jeunes qui commettent des massacres de masse de type Columbine (deux lycéens américains retournent dans leur collège à Columbine en1999 pour massacrer leurs camarades et leurs professeurs), on trouve des analogies frappantes : annonce du massacre à l’avance sur Internet, mise en scène de soi-même avant et pendant (on se filme), référence apocalyptique (satanisme pour Columbine) et enfin suicide. Beaucoup d’observateurs ont remarqué à quel point le prestige de Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique] vient de sa maîtrise d’une certaine culture jeune (jeux vidéo, Call of Duty, mise en scène gore) ; Daech permet de se construire en héros négatif, qui occupera la « une » des journaux. Le nihilisme va de pair avec un narcissisme exacerbé : on s’assure, comme Amedy Coulibaly, que les télévisions sont bien là, on se filme en train de tuer, comme l’assassin du père Hamel et celui des policiers de Magnanville. Les décapitations lentement filmées, précédées de l’interrogatoire des prisonniers, suivies de leur dissémination sur Internet, est une technique mise au point par les « narcos » mexicains bien avant Daech. L’esthétique de la violence (que l’on trouve par exemple dans le film de Pasolini, Salo ) est une dimension importante de cette culture gore.

    Est-ce également un mouvement générationnel ?

    En plus de la fascination pour la mort, la dimension générationnelle est fondamentale chez les radicaux. Dans pratiquement toutes les cellules, on trouve au moins une fratrie (et des couples de frères pour le réseau Bataclan-Bruxelles). C’est énorme et inédit, aussi bien dans les groupes d’extrême gauche que dans la tradition radicale islamiste. Et quand ces jeunes ont des enfants, ils les abandonnent à l’organisation, comme s’ils ne pouvaient pas engendrer pour eux-mêmes, comme s’ils refusaient de s’inscrire dans la durée.

    D’où viennent cette haine générationnelle et cet iconoclasme culturel ?

    Les révolutions de jeunes ont été inaugurées par la Révolution culturelle chinoise. Si les révolutions attirent les jeunes, elles prétendent détruire un ordre ancien mais pas les anciens en tant que tels. Or la Révolution culturelle chinoise a visé non pas une classe sociale, mais la génération des parents : un rite d’appartenance était de dénoncer ses propres parents. La haine de la génération des parents va de pair avec l’iconoclasme : on détruit temples, statues et mémoire. Les Khmers rouges sont une parfaite illustration de cette révolution générationnelle. Mais la multiplication récente d’armées d’enfants-soldats (comme peut-être ce que prépare Daech s’ils en ont le temps) est aussi un signe de cette instrumentalisation d’une guerre de génération (ici manipulée, car les enfants ne choisissent pas). Les radicaux ne se révoltent pas au nom de leurs parents : ils dénoncent l’islam, ou plutôt le mauvais islam de leurs parents.

    Comment peut-on lutter contre la propagande de Daech ?

    On commet un contresens total sur la radicalisation djihadiste en pensant qu’elle est la conséquence d’un mauvais choix théologique : ces jeunes attirés par l’islam auraient, entend-on, mal compris le message et auraient suivi une fausse interprétation de l’islam. Bref, il suffirait de leur enseigner un « bon » islam pour les déradicaliser. Mais ils sont justement fascinés par la radicalité, pas par l’islam en tant que tel. Ils suivent le djihadisme parce qu’ils y trouvent ce qu’ils cherchent - la radicalité et la violence -, pas parce qu’ils se seraient malencontreusement trompés d’école. On ne guérit pas un joueur de poker en lui apprenant la belote.

    Ce qu’on appelle la « déradicalisation » n’est pas la solution, expliquez-vous, car « les djihadistes sont des militants ». Mais par quoi faudrait-il la remplacer, et quelles instances pourraient les faire parler ?

    Lors des procès aux assises des anarchistes autour de 1900 (comme celui d’Emile Henry en1894), on avait un forum de débat : le militant défendait ses idées (bien sûr, cela se terminait par la guillotine, mais on le prenait au sérieux). Or aujourd’hui, on fait tout pour médicaliser ou infantiliser le radical (et surtout la radicale : la djihadiste en burqa paraît incompréhensible). Je crois qu’il faut leur accorder la responsabilité, et donc, bien sûr, les punir, mais les pousser à parler politique au lieu de s’enfermer dans la secte.

    L’essor du salafisme, même dans sa version non violente, ne fournit-il pas malgré tout un cadre idéologique favorable au djihadisme ?

    En regardant de plus près, on voit que l’islam des radicaux et de Daech n’est pas vraiment salafiste, car ils ne sont guère obsédés par l’orthopraxie (le strict respect des règles) qui est la marque du salafisme. Mais le salafisme a une responsabilité non pas tant dans la radicalisation terroriste que dans la légitimation d’une sorte de séparatisme, celui de la communauté des croyants par rapport au reste de la société. La conséquence, c’est que le salafisme ne sait pas quoi répondre quand les jeunes radicaux poussent la logique de la rupture jusqu’au bout, car il n’a pas d’argument en faveur du « vivre-ensemble ». Et là il faut mettre les prédicateurs salafistes devant leur responsabilité qui est ici plus sociale que théologique.

    Pourquoi la recherche sur le djihadisme est-elle aussi divergente et divisée ?

    Il y a des enjeux intellectuels, voire idéologiques certains. La recherche en sciences humaines n’est pas une science exacte ; on s’identifie à son terrain, on peut aussi parfois le prendre en haine. Le chercheur fait partie de sa propre recherche. La réponse, c’est le débat dans le cadre assez normé de la rigueur universitaire. Mais le problème est que cette rigueur se trouve bousculée aujourd’hui par les exigences du marché. Il y a un marché de la recherche, à la fois structurel (répondre à des appels d’offres) et occasionnel, la vague de terrorisme a soudainement ouvert les vannes d’un financement dans l’urgence. Le premier qui présente un projet de recherche répondant aux attentes, ou plutôt aux angoisses, des autorités gagne le marché. D’où la tentation de délégitimer la concurrence.

    Comment résister à la terreur que veut répandre Daech ?

    Daech vit de la peur qu’il inspire. Car Daech n’est pas une menace stratégique. Le « califat » s’effondrera tôt ou tard et les attentats, aussi meurtriers soient-ils, ne touchent l’économie qu’à la marge et renforcent la détermination sécuritaire (l’Europe de l’Ouest qui doucement s’enfonçait dans un processus de désarmement y met fin). La crainte d’une guerre civile reste un fantasme, car Daech ne touche de jeunes musulmans qu’à la marge et ne fait rien pour gagner la population musulmane à sa cause (un tiers des victimes de l’attentat de Nice sont des musulmans). Il faut travailler avec les classes moyennes d’origine musulmane en ascension sociale, favoriser l’émergence non pas d’un islam français mais de musulmans français, en cessant de s’appuyer sur des pays étrangers, et en normalisant la pratique religieuse publique, c’est-à-dire en jouant la carte de la liberté religieuse, au lieu de s’enfermer dans une laïcité idéologique et décalée.

    Propos recueillis par Nicolas Truong

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/10/11/la-mort-fait-partie-du-projet-djihadiste_5011917_3232.html

    #OlivierRoy
    #Jihadisme

  • Fanon mutilé

    Nul n’est propriétaire de la parole d’un auteur. Qui s’arroge le droit de décréter du sens vrai d’un texte ou d’un propos se condamne au mensonge et à la brutalité. Pour autant, peut-on faire dire n’importe quoi à un écrit ? Lui donner n’importe quel sens ? Cette question fut l’une de celles qui hantèrent le philosophe Jacques Derrida. Il parle en ces termes de l’usage que, parfois, d’autres ont fait de son propre travail : « Je ne me fais aucune illusion sur la possibilité pour moi de contrôler ou de m’approprier ce que je dis ou ce que je suis, mais je voudrais bien – c’est le sens de tout combat, de toute pulsion dans ce domaine –, je souhaite au moins que ce que je dis et ce que je fais ne soit pas immédiatement et clairement utilisé à des fins auxquelles je crois devoir m’opposer. Je ne veux pas me réapproprier mon produit, mais, pour cette raison même, je ne veux pas que d’autres le fassent à des fins que je crois devoir combattre [4]. » Gilles Clavreul mobilise la parole de Fanon au service de tout ce qu’il a passé sa vie à combattre : l’arrogance européenne, la pensée d’État, l’impérialisme, la sophistique et, surtout, le maintien du privilège blanc. Il y a là une trahison éhontée à laquelle il importe de donner son vrai nom.

    Voilà le passage tel que le cite Clavreul : « Je suis un homme, et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre. En aucune façon je ne dois tirer du passé des peuples de couleur ma vocation originelle. Ce n’est pas le monde noir qui me dicte ma conduite. Ma peau noire n’est pas dépositaire de valeurs spécifiques. […] Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de souhaiter la cristallisation chez le Blanc d’une culpabilité envers le passé de ma race. Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de me préoccuper des moyens qui me permettraient de piétiner la fierté de l’ancien maître. Je n’ai pas le droit ni le devoir d’exiger réparation pour mes ancêtres domestiqués. Il n’y a pas de mission nègre ; il n’y a pas de fardeau blanc [5]. » Cette citation et l’usage qui en est fait appellent quatre remarques.

    Première remarque : ce texte de Fanon, extrait de la conclusion de son premier livre, Peau noire, masques blancs, a été caviardé bien plus largement que la citation de Clavreul ne le laisse à penser. En réalité, la première partie de cette citation est un véritable patchwork de passages mis bout à bout, au mépris de la cohérence de l’original. Entre la première et la deuxième phrase, plusieurs lignes ont été amputées, dont ce passage : « Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte [6]. » Que le préfet Clavreul ait dissimulé cette mutilation du texte suggère qu’il entendait évacuer de la pensée de Fanon, et surtout de son propre discours, toute critique de l’asservissement et de la domination. C’est là que réside l’absurdité fondamentale de son pseudo-antiracisme : il prétend combattre le racisme sans combattre en même temps l’asservissement et la domination. Pourquoi ? Pour pouvoir qualifier de racistes des populations non blanches qui ne disposent pas des moyens matériels de dominer et d’asservir leur prochain. Ainsi, on ne s’étonnera pas de constater que Clavreul a retiré un fort long passage où Fanon fait l’apologie du Vietminh et de la lutte d’indépendance indochinoise, qu’il conclut ainsi : « Si, à un moment, la question s’est posée pour moi d’être effectivement solidaire d’un passé déterminé, c’est dans la mesure où je me suis engagé envers moi-même et envers mon prochain à combattre de toute mon existence, de toute ma force pour que plus jamais il n’y ait, sur terre, de peuples asservis [7].. ». Une fois de plus, la critique fanonienne de l’asservissement, son apologie du combat et de l’engagement radical sont passées sous silence : Clavreul ne conserve que les quelques passages épars où Fanon tâche de se prémunir contre la haine du Blanc. Il évacue délibérément les longs développements critiques et anticoloniaux, bricolant un Fanon timoré et pro-occidental qui n’a jamais existé. Le premier élément à retenir est donc le suivant : cette citation est un montage et le préfet Clavreul a fait œuvre de faussaire pour escamoter la critique fanonienne de l’asservissement.
    Deuxième remarque : Fanon, dans la conclusion de Peau noire, masques blancs, sonde son état d’esprit – ou plus justement de l’état de son esprit. Celui d’un homme qui a connu les affres du racisme, des injustices innombrables, mais n’abandonne pas le projet de tendre vers la sagesse ; un homme qui cherche à se prémunir des « passions tristes ». Évidemment, la haine du Blanc en est une. De quel droit Clavreul oppose-t-il aux organisatrices et aux participants du camp d’été décolonial le « je » de Fanon ? En l’insérant dans son article, Clavreul transforme cette confession éthique, rédigée à la première personne, en une injonction policière, en l’interpellation autoritaire d’un « Tu dois ! ». Fanon tient pour nécessaire de se débarrasser de tout ressentiment lié à un passé révolu, mais pour mieux concentrer l’énergie de sa révolte sur les injustices du présent. Un tel programme intellectuel et politique rejoint largement celui de l’antiracisme politique actuel. Au contraire, le travail de Clavreul, comme l’a montré notre première remarque, consiste à cacher aux non-Blancs les injustices dont ils sont victimes et même à nier l’existence de l’asservissement dont ils sont l’objet. Le préfet ignore absolument la remise en cause fanonienne de la suprématie blanche ; il refuse de la voir. La façon qu’a Clavreul de s’approprier la parole de Fanon illustre, par contraste, l’une des raisons pour lesquelles la non-mixité défendue par les organisatrices du camp d’été décolonial est importante. Entre les mains d’un suppôt de l’État et/ou d’un individu acquis à la défense du privilège blanc, la parole d’un penseur noir a tôt fait d’être réappropriée, maquillée et retournée contre ses propres sœurs et frères de luttes. C’est pourquoi il est parfois plus sûr de choisir son auditoire. Second point à retenir, donc : Clavreul mésinterprète la parole de Fanon en l’utilisant contre des activistes qui sont les héritières et les héritiers de ses combats.

    Troisième remarque : dans son billet, Clavreul s’émeut que, dans l’antiracisme politique, « le manichéisme avec lequel sont présentées les turpitudes des uns et la dignité des autres laisse flotter un parfum de supériorité morale du racisé sur le blanc ». Si le flair de l’auteur de ce discours goûte la fragrance de la conclusion de Peau noire, masques blancs (a fortiori si elle a été mutilée et mésinterprétée), il se trouvera sans doute incommodé par les effluves puissants de celle des Damnés de la terre : « Voici des siècles que l’Europe a stoppé la progression des autres hommes et les a asservis à ses desseins et à sa gloire ; des siècles qu’au nom d’une prétendue “aventure spirituelle” elle étouffe la quasi-totalité de l’humanité. Regardez-la aujourd’hui basculer entre la désintégration atomique et la désintégration spirituelle. Et pourtant, chez elle, sur le plan des réalisations on peut dire qu’elle a tout réussi. L’Europe a pris la direction du monde avec ardeur, cynisme et violence. Et voyez combien l’ombre de ses mouvements s’étend et se multiplie. Chaque mouvement de l’Europe a fait craquer les limites de l’espace et celle de la pensée. L’Europe s’est refusée à toute humilité, à toute modestie, mais aussi à toute sollicitude, à toute tendresse. Elle ne s’est montrée parcimonieuse qu’avec l’homme, mesquine, carnassière homicide qu’avec l’homme [8]. » Il ne s’agit pas d’insister sur la « supériorité » morale des racisés (c’est-à-dire de la vaste majorité du genre humain), mais bien de faire admettre une bonne fois pour toutes l’historique abjection morale de cette petite portion de l’espace-temps qu’est l’Europe moderne. Celle-là même qui, comme l’a dit Walter Benjamin, « a transformé le monde nouvellement conquis en une salle de torture [9]. » ; ce continent qui a fait, comme l’écrivait W.E.B. DuBois, de la répétition des massacres l’« âme vraie de la culture blanche [10] » ; cette Europe « moralement, spirituellement indéfendable » dont parlait Césaire [11]. Sa cruauté transcendantale est telle que les efforts de l’État islamique, ou d’autres organisations criminelles, pour se hisser à son niveau d’indifférente sauvagerie se condamnent au grotesque : à une parodie macabre qui, déjà, lasse le Vieux Continent davantage qu’elle ne l’émeut. D’où le troisième point : Fanon, comme tout intellectuel décolonial, tenait la fondamentale mesquinerie européenne pour moralement indéfendable.

    Quatrième remarque : la propagande n’est pas la seule attribution du préfet Clavreul en sa qualité de DILCRA. Lui échoit également la tâche de fureter sur les réseaux sociaux en quête de propos contrevenant à l’idéologie d’État. Et il n’est pas rare qu’il menace publiquement de trainer leurs auteurs devant les tribunaux. Parfois, il passe à l’acte. C’est ainsi que, pour un tweet favorable à la résistance armée palestinienne, la militante du Parti des indigènes de la République Aya Ramadan a récemment été attaquée [12]. C’est le délit d’apologie du terrorisme, cette laïcisation du délit de blasphème, qui rend possible un tel procès politique. Fanon – faut-il le rappeler ? – était un militant anticolonialiste intransigeant qui avait à cœur de distinguer la résistance armée légitime du « terrorisme » inconsistant. La Palestine d’aujourd’hui, comme hier l’Algérie, est victime d’une colonisation de peuplement inhumaine, légitimée par une idéologie véritablement raciste, le sionisme, que la DILCRA se garde bien de remettre en cause. Lisons ces quelques lignes de L’An V de la révolution algérienne que Fanon consacre à la figure du moudjahid : « Le “terroriste”, dès qu’il accepte une mission, laisse entrer la mort dans son âme. C’est avec la mort qu’il a désormais rendez-vous. Le fidaï, lui, a rendez-vous avec la vie de la Révolution, et sa propre vie. Le fidaï n’est pas un sacrifié. Certes, il ne recule pas devant la possibilité́ de perdre sa vie pour l’indépendance de la patrie, mais à aucun moment il ne choisit la mort. Si la décision est prise de tuer tel commissaire de police tortionnaire ou tel chef de file colonialiste, c’est que ces hommes constituent un obstacle à la progression de la Révolution [13]. » Le quatrième et dernier élément à retenir est donc le suivant : si Frantz Fanon était encore en vie, le préfet Clavreul serait probablement plus occupé à lui intenter des procès pour apologie du terrorisme qu’à le citer favorablement.

    http://frantzfanonfoundation-fondationfrantzfanon.com/article2358.html?var_mode=calcul#nb1

    #fanon
    #racisme
    #Dilcra

  • La situation coloniale : approche théorique

    "L’un des événements les plus marquants de l’histoire de l’humanité est l’expansion, à travers le globe, de la plupart des peuples européens ; elle a entraîné l’assujettissement – quand ce ne fut pas la disparition – de la quasi-totalité des peuples dits attardés, archaïques ou primitifs. L’action coloniale, au cours du XIXe siècle, est la forme la plus importante, la plus grosse de conséquences prise par cette expansion européenne ; elle a, en s’établissant, imposé à ceux-ci une situation d’un type bien particulier. On ne saurait ignorer ce fait. Il conditionne non seulement les réactions des peuples « dépendants » mais explique, encore, certaines réactions des peuples récemment émancipés. La situation coloniale pose des problèmes au peuple soumis – qui répond à ceux-ci dans la mesure où un certain « jeu » lui est concédé – à l’administration qui représente la nation soi-disant tutrice (et défend les intérêts locaux de cette dernière), à l’État fraîchement créé sur lequel pèse tout un passif colonial ; actuelle, ou en cours de liquidation, cette situation entraîne des problèmes spécifiques qui doivent provoquer l’attention du sociologue. Cet après-guerre a manifesté l’urgence et l’importance du problème colonial dans sa totalité ; il est caractérisé par des entreprises difficiles de reconquête, par des émancipations et des concessions plus ou moins conditionnelles ; il annonce une phase technicienne de la colonisation faisant suite à la phase politico-administrative.

    Il y a seulement quelques années, une estimation grossière, mais significative, rappelait que les territoires coloniaux couvraient, alors, le tiers de la surface du globe et que sept cents millions d’individus, sur les deux milliards de population totale, constituaient des peuples sujets  ; jusqu’à une période très récente, la majeure partie des populations n’appartenant pas à la race blanche, si l’on exclut la Chine et le Japon, ne connaissait qu’un statut dépendant contrôlé par l’une des nations européennes coloniales. Ces peuples dominés, répartis en Asie, Afrique et Océanie, relèvent tous des cultures dites « attardées », ou « sans machinisme » ; ils composent le champ de recherche à l’intérieur duquel opérèrent – et opèrent – les anthropologues ou ethnologues. Et la connaissance, de caractère scientifique, que nous avons des peuples colonisés reste due, pour une large part, aux travaux entrepris par ceux-ci. De tels travaux, en principe, ne pouvaient (ou ne devaient) ignorer un fait aussi important, celui de la colonisation, qui depuis un siècle ou plus impose un certain type d’évolution aux populations soumises ; il semblait impossible que l’on ne tînt pas compte des conditions concrètes dans lesquelles s’accomplit l’histoire proche de ces peuples. Ce n’est pourtant que d’une manière très inégale que les anthropologues prirent en considération ce contexte précis qu’implique la situation coloniale ; nous avons l’occasion de le manifester dans un travail actuellement en cours. D’une part, des chercheurs engagés dans de multiples enquêtes pratiques, et de portée restreinte, se contentant d’un empirisme commode ne dépassant guère le niveau d’une technique ; entre ces deux extrémités, la distance est longue – elle conduit des confins de l’anthropologie dite « culturelle » à ceux de l’anthropologie dite « appliquée ». D’un côté, la situation coloniale est rejetée parce que perturbatrice ou n’est envisagée que comme l’une des causes des changements culturels ; de l’autre côté, elle n’est considérée que sous certains de ses aspects – ceux concernant de manière évidente le problème traité – et n’apparaît pas comme agissant en tant que totalité. Pourtant, toute étude actuelle des sociétés colonisées, visant à une connaissance de la réalité présente et non à une reconstitution de caractère historique, visant à une compréhension qui ne sacrifie pas la spécificité pour la commodité d’une schématisation dogmatique, ne peut se faire que par référence à ce complexe que nous avons nommé, situation coloniale. C’est cela même que nous voudrions manifester ; mais, auparavant, il importe de tracer les lignes essentielles figurant le système de référence que nous venons d’évoquer."

    Georges #Balandier

    http://www.cairn.info/revue-cahiers-internationaux-de-sociologie-2001-1-page-9.htm

  • Liens-ressources autour de la notion de « peuple »

    "Vous avez dit « peuple » ?" (P. Bourdieu)
    http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1983_num_46_1_2179

    « C. Grignon & J.-C. Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature [compte rendu] »
    http://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1990_num_30_116_369333

    « Le Peuple, quelle couleur ? »
    http://bougnoulosophe.blogspot.fr/2012/04/le-peuple-quelle-couleur.html

    « De la déconstructuion du terme populaire » (Stuart Hall)
    http://bougnoulosophe.blogspot.fr/2012/12/de-la-deconstruction-du-terme-populaire.html

    "24 notes sur les usages du mot « peuple »..." (Alain Badiou)
    http://bougnoulosophe.blogspot.fr/2014/09/vingt-quatre-notes-sur-les-usages-du.html

    « Du populisme » (J. Rancière)
    http://bougnoulosophe.blogspot.fr/2013/10/du-populisme.html#links

    « Haut, bas, fragile : sociologies du populaire » (Annie Collovald & Olivier Schwartz)
    http://www.vacarme.org/article1118.html

    #populisme

  • Grand moment de sociologie des élites françaises, Bourdieu aurait adoré

    "Le lundi 3 octobre, dans sa chronique mensuelle désormais publiée par Le Figaro, Jacques Julliard a éreinté la gauche. Pas celle du peuple, écrivait-il, mais « les bobos du centre-gauche, les intellos de l’extrême gauche très influents dans les médias », coupables à ses yeux d’avoir laissé en déshérence ces « marqueurs » que sont la laïcité, l’école et la nation. Dans la salle des fêtes de l’Elysée, le matin même, l’historien attend pourtant que François Hollande lui remette la cravate de commandeur de la Légion d’honneur. Tous les invités ont lu sa charge. Le président aussi. « Mais vous voyez, il n’est pas rancunier », souffle un de ses conseillers.
    Le chef de l’Etat a embrassé en un regard l’assemblée. Il en connaît chaque visage. Il a tout de suite vu les anciens compagnons de route. Quelques dernières grandes figures de la deuxième gauche. D’autres qui n’ont jamais abordé ses rivages. Là, dans un angle discret, voici le profil de l’ancien patron de la CFDT, Edmond Maire, sous une chevelure de neige. Au centre, Jack Lang. Et puis, les historiens Pierre Nora, Jean-Noël Jeanneney et Mona Ozouf. Les patrons de Libération et de Marianne devisent avec celui du Figaro. Jean d’Ormesson fait des baisemains. Le romancier Olivier Rolin observe un brin goguenard cette petite société, droite et gauche mêlées.
    Le premier ministre Manuel Valls a traversé la Seine. Mais Najat Vallaud-Belkacem manque à l’appel, elle qui a pourtant accepté, à la demande de François Hollande, de placer sur son contingent de l’éducation nationale le nouveau décoré, malgré les critiques répétées de Julliard contre cette école « abandonnée par la gauche au nom d’un alignement égalitaire sur les plus médiocres ». Au premier rang des convives, le philosophe Alain Finkielkraut en rirait presque : « Quand je pense que Julliard prône sur l’école le contraire de ce que fait Hollande, je pourrais faire un bel esclandre et crier au milieu de la cérémonie “arrêtons l’hypocrisie !” »
    Mais le président de la République est désarmant de bonne humeur. En retraçant le parcours de Julliard dans les journaux, Le Nouvel Observateur, Marianne, Le Figaro, ses combats d’éditorialistes engagé, il dessine une évolution qu’il connaît bien : « Vous avez été dans les années 70 contre l’étatisme, dans les années 80 contre la tentation néo-libérale. Dix ans plus tard, pour le droit d’inventaire et à l’aube des années 2000 en faveur de la démocratie participative. Aujourd’hui, ajoute-t-il en souriant, je ne sais pas à quelle gauche vous vous adressez. Il y en a tellement… » Parmi les convives, l’ancien ministre de Jean-Pierre Raffarin, le philosophe Luc Ferry, qui moquait tout à l’heure le président, admire maintenant sa courtoise ironie : « Cet Hollande gagne à être connu ! »
    Jacques Julliard a préparé sa réponse. « Dans mon conseil d’administration intérieur, assure-t-il, il y a 24 % pour la pensée contre-révolutionnaire, 24 % pour la pensée libertaire et anarchiste et 52 % pour la social-démocratie : une majorité absolue (…). Certains estimeront que tout cela est contradictoire. Mais c’est la réalité qui l’est. » Puis, il offre enfin au chef de l’Etat le baume tant attendu : « Aujourd’hui, la France est social-démocrate. Or, j’ai beau regarder autour de moi, parmi les candidats déclarés ou “en marche”, explique-t-il en une allusion à Emmanuel Macron, je vois des libéraux purs, je vois des protectionnistes, des indignés, des insoumis. Je ne vois pas encore de social-démocrate. » Et, devant le président rose de contentement, il assure « cette élection serait profondément déséquilibrée et, en quelque sorte atrophiée, si le grand parti de la social-démocratie n’y était pas dignement représenté. » Après les applaudissements, François Hollande, qui n’en attendait peut-être pas tant, passe de groupe en groupe en répétant : « Vous avez bien entendu, la social-démocratie est majoritaire… Elle peut faire 52 %… »."

    http://www.lemonde.fr/politique/article/2016/10/04/julliard-a-hollande-parmi-les-candidats-declares-je-ne-vois-pas-de-social-de

  • « Arrêtons de faire dire aux musulmans ce qu’ils ne pensent pas »

    L’Institut Montaigne a publié le 18 septembre un rapport intitulé de manière volontariste « Un islam français est possible ». Il propose une lecture critique de la connaissance et de l’organisation de l’islam en France et émet une série de propositions pour les réformer. Mais avant de développer ce qui fait l’essentiel de son propos, le rapport livre les résultats d’une enquête réalisée par l’IFOP sur un échantillon de 1 029 personnes se déclarant musulmanes ou « de culture musulmane », c’est à-dire ayant au moins un parent musulman mais ne se considérant plus comme tel.

    Les résultats de cette enquête ont reçu une importante couverture médiatique, en particulier la typologie en trois groupes de la population enquêtée classant les individus « des plus modérés aux plus autoritaires ». Selon cette typologie, 46 % des personnes musulmanes ou de culture musulmane sont « totalement sécularisées ou en voie d’intégration dans le système de valeur de la France contemporaine », 25 % développent une forte identité religieuse mais « acceptent la laïcité » et 28 % « réunissent des musulmans qui ont adopté un système de valeurs clairement opposé aux valeurs de la République ». Ce dernier groupe, qualifié de musulmans « rigoristes », est présenté comme en rupture avec la société. Cette conclusion spectaculaire n’a pas manqué de susciter les commentaires politiques alarmistes sur les dérives des musulmans en France et de faire fleurir les raccourcis de « rigoristes » à « djihadistes ».

    Il est évident que ces commentaires tirent le rapport un peu loin de son propos véritable, mais ils sont malgré tout rendus possibles par les interprétations tendancieuses de l’analyse de l’enquête par ses auteurs, ainsi que par la formulation équivoque des questions posées. Je voudrais revenir en détail sur le contenu de cette enquête, car s’il est bienvenu de donner la parole aux musulmans dans un sondage d’opinion, il ne faut pas leur faire dire n’importe quoi. L’enquête réalisée par l’IFOP est présentée comme une grande première, car il fallait, nous dit-on, combler les « carences de la statistique publique dès lors qu’il s’agit de religion ».

    L’affirmation est fausse, car si le recensement ne pose pas de question sur la religion, celle-ci est enregistrée dans plusieurs enquêtes de la statistique publique. Elle l’a été en particulier dans l’enquête « Trajectoires et origines », réalisée par l’INED et l’Insee en 2008, où 5 700 musulmans ont répondu au questionnaire.

    Formulation ambiguë

    Plusieurs publications ont fourni des chiffres de référence, représentatifs de l’ensemble de la population en France métropolitaine. Cela n’empêche évidemment pas de refaire des enquêtes sur les pratiques religieuses en France, et en particulier sur les opinions et pratiques sociales des musulmans, mais inutile d’en rajouter sur l’originalité. Pour identifier les personnes musulmanes, l’IFOP a exploité un panel de 15 459 personnes où la question de la religion est posée pour tirer un échantillon de 874 musulmans et 155 personnes « de culture musulmane ». La justification de la présence de ces 155 non-musulmans, mais venant de familles musulmanes, n’est pas très claire. La plupart des résultats sont calculés en les prenant en considération alors même que par définition leur rapport à la religion est plus que distant : ils se sont dits athées. En revanche, il n’y avait pas de groupe de comparaison de personnes n’ayant pas de rapport à l’islam pour identifier le « système de valeur de la population majoritaire », auquel s’opposeraient certains musulmans (28 % selon la typologie).
    Mais voyons quelles sont les questions qui déterminent la rupture avec les normes communes et les valeurs de la République. Le questionnaire n’est pas fourni avec le rapport, et les annexes méthodologiques sont pauvres. Contrairement à ce qui est annoncé, il n’est pas possible de retrouver comment les typologies ont été construites, ni de reproduire les résultats pour en vérifier la solidité. C’est embêtant, car il est répété à plusieurs reprises que c’est un travail scientifique à la méthodologie irréprochable et rien ne le prouve.

    Questions à la signification incertaine

    Les questions qui sont évoquées se montrent très hétérogènes. Leur formulation ambiguë conduit à différentes interprétations. Ainsi, on demande : « En France, la laïcité permet-elle de pratiquer librement sa religion ? » et si l’on répond non ou plutôt non, les auteurs avancent que l’on « conteste la laïcité ». Pourtant, on peut considérer que, dans ses expressions actuelles, la laïcité contraint la pratique religieuse, ce qui est un fait objectif, sans être nécessairement contre la laïcité. De même, les personnes classées comme « rigoristes » disent que « l’on devrait pouvoir exprimer sa foi au travail », ils sont « personnellement favorables à ce qu’une femme porte le voile – le hijab » et ils disent que la « loi religieuse est plus importante que la loi de la République ». Ils pensent peut-être également qu’une femme devrait porter le voile, mais ce n’est pas ce qu’on leur demande. De même, ils sont peut-être convaincus qu’il est indispensable d’exprimer sa foi au travail (et ailleurs), mais ce n’est pas ce que l’enquête leur a suggéré. Enfin, qu’ont-ils voulu dire en considérant que la loi religieuse est plus importante que la loi de la République ? Que le spirituel est plus important que le temporel ? Les auteurs eux-mêmes se demandent ce qu’il faut en penser, car s’ils utilisent les réponses à cette question comme marqueur principal du rigorisme religieux, ils admettent que cela ne veut pas dire que les « rigoristes » ne respectent pas la loi de la République.

    Enfin vient une question très étrange sur la polygamie, alors même que celle-ci n’est réellement pratiquée que dans certains pays d’Afrique subsaharienne et n’a jamais été évoquée dans les débats autour de l’islam en France. Qu’ont voulu dire les 25 % de personnes qui s’interrogent sur l’interdiction de la polygamie en France ? Cela fait beaucoup de questions à la signification incertaine pour pouvoir construire un ensemble d’attitudes cohérentes et convertibles en typologie.

    Les pratiques et les expériences

    On comprend un peu mieux le problème quand on s’aperçoit que les attitudes des musulmans déclarés et des personnes de « culture musulmane » (mais qui ont dit qu’elles n’avaient pas de religion) sont finalement étrangement proches : si 30 % des musulmans sont dans le groupe des « rigoristes », c’est le cas de 21 % des non-musulmans. C’est-à-dire que des personnes sans religion adhèrent à des attitudes présentées comme le signe d’une forme de radicalisme religieux. Imaginons ce qui se serait produit si ces questions avaient été posées à l’ensemble de la population française.

    Un dernier exemple montre le biais d’interprétation du rapport. Plusieurs questions abordent des attitudes relatives à la mixité entre les sexes, notamment le fait d’accepter de se faire soigner par un médecin d’un autre sexe que le sien, de serrer la main à une personne de l’autre sexe ou de lui faire la bise. Les musulmans font étonnamment preuve d’une absence de sélection sexuée : plus de 90 % acceptent de se faire soigner par une personne de l’autre sexe et 88 % à lui serrer la main. Le rapport relève néanmoins que 30 % ne font pas la bise. Mais en quoi cette attitude est-elle spécifique aux musulmans ? Sait-on seulement combien de non-musulmans n’ont pas envie de faire la bise à l’école, au travail et plus généralement dans la vie sociale ?

    Pseudo-groupe de « rigoristes »

    Enfin, il est très probable qu’il y ait pas mal de non-musulmans qui préfèrent ne pas se faire soigner par un médecin d’un autre sexe, et pas nécessairement pour des raisons religieuses. Il y a d’autres enseignements bien plus intéressants dans cette enquête, mais le maniement des questions d’opinion pour construire des ensembles d’attitudes et de représentations du monde est un exercice délicat.

    Cibler un pseudo-groupe de « rigoristes » sur la base de questions non significatives est scientifiquement infondé et peu responsable dans le contexte de tension actuel. Cette méthode construit artificiellement l’altérité des musulmans en inventant un refus des normes communes, alors que c’est plutôt de la pluralité des normes en France qu’il faudrait parler. Et si certains musulmans se reconnaissent dans des valeurs autoritaires et conservatrices, également partagées par des non-musulmans, faut-il en conclure qu’ils ne sont pas intégrés ? Plutôt que de faire dire aux musulmans ce qu’ils ne pensent pas, attachons-nous à restituer les pratiques et les expériences. Elles sont moins sujettes à interprétations.

    Patrick Simon (socio-démographe français et directeur de recherche à l’Institut national d’études démographiques (INED).

  • Vers un racisme (vraiment) français ?

    Les politiciens de tous bords se ­livrent aujourd’hui une concurrence effrénée pour capter les pulsions sécuritaires et xénophobes qui traversent l’opinion. Ce phénomène n’est pas inédit. Il s’est déjà produit dans les années 1930.

    Dès le début de cette décennie, la droite et l’extrême droite rendent les immigrés responsables de la très grave dépression économique qui vient d’éclater. La France ferme ses frontières, mais des centaines de milliers de migrants fuyant les régimes totalitaires tentent de trouver refuge dans le pays des droits de l’homme. La crise sociale et les antagonismes politiques alimentent une violence dans laquelle sont impliqués parfois des étrangers.

    En 1932, le président de la République française, Paul Doumer, est assassiné par un réfugié russe ; en 1934, le ministre des affaires étrangères, Louis Barthou, périt dans un attentat commis par les membres d’une organisation terroriste originaire des Balkans.

    La même année, Alexandre Stavisky, fils d’un réfugié juif ukrainien, principal instigateur d’un immense scandale ­politico-financier, est retrouvé mort dans le chalet où il se cachait. C’est l’étincelle qui déclenche les émeutes antiparlementaires orchestrées par l’extrême droite le 6 février 1934. La fusillade fait plusieurs dizaines de morts et 2 000 blessés.

    Amalgame et surenchère

    Ces événements extérieurs et intérieurs alimentent un sentiment croissant d’insécurité, sentiment manipulé par les journalistes et les politiciens qui pratiquent l’amalgame en incriminant l’ensemble des étrangers vivant en France.

    Les élus de droite et d’extrême droite se lancent alors dans une surenchère de mesures xénophobes. La loi du 10 août 1932 autorise la mise en œuvre de quotas de travailleurs étrangers dans certaines branches d’activité. Pour satisfaire ceux qui ne veulent plus d’immigrés dans leur commune, on entrave ensuite leurs déplacements grâce à des cartes de séjour dont la validité est limitée à un seul département.

    En 1934, est adoptée une loi qui exclut les nouveaux naturalisés de la profession d’avocat, sous prétexte que « la culture française et le génie de la race [leur] sont inconnus ». L’année suivante, la mesure est étendue au corps médical.

    La victoire du Front populaire marque une pause dans ces dérives. Mais elle exacerbe les haines de l’extrême droite. Cette dernière s’attaque à ceux qui ne veulent pas s’assimiler, qui n’ont pas de beaux noms français, bref, qui ne sont pas de vrais descendants des Gaulois.

    Le fossé entre « eux » et « nous » se déplace de la nationalité (Français/étrangers) vers la religion (chrétiens/juifs). Le 6 juin 1936, Léon Blum, le nouveau chef du gouvernement du Front populaire, est insulté à la Chambre des députés par Xavier Vallat, l’un des leaders de la droite républicaine : « Pour gouverner cette nation paysanne qu’est la France, il vaut mieux avoir quelqu’un dont les origines, si modestes soient-elles, se perdent dans les entrailles de notre sol, qu’un talmudiste subtil. »

    « Français de fraîche date »

    La gauche au pouvoir n’étant pas parvenue à résoudre la crise, certains de ses plus éminents représentants finissent par se rallier aux positions de la droite national-sécuritaire. A la fin de l’année 1938, Edouard Daladier, dirigeant du Parti radical, qui avait été l’un des principaux artisans du rassemblement des forces du Front populaire (dont il a été lui-même ministre), promulgue des ­décrets-lois qui légalisent l’internement des « indésirables étrangers » dans des camps.

    Il s’attaque également aux Français naturalisés, qui sont désormais exclus de la fonction publique et du barreau pendant dix ans et privés du droit de vote pendant cinq ans. La loi de 1927 sur la déchéance de nationalité est aggravée pour atteindre tous ceux qui commettent des actes jugés « incompatibles avec la qualité de citoyens français ».

    Ces mesures créent une catégorie de citoyens de seconde zone (ceux que les journaux appellent les « Français de fraîche date »). Mais comme la menace et les discours sur la menace n’ont pas disparu pour autant, l’extrême droite a beau jeu de reprocher à Daladier son « laxisme ».

    Il faut aller encore plus loin. Après la nationalité, la religion, les racines, il ne reste plus qu’un échelon sur l’échelle des assignations identitaires, celui de la « race française ». C’est elle qu’il convient désormais de protéger.

    Défendre « l’identité nationale »

    Le mot « racisme » désignait, à cette époque, un programme (ou un projet) politique révolutionnaire, calqué sur le programme politique marxiste, sauf que la lutte des classes était remplacée par la lutte des races.

    Jusque-là, les politiciens français avaient toujours condam­né le racisme, car il était considéré comme une invention allemande. Se dire publiquement « raciste », c’était donc briser un tabou, franchir un palier, en prouvant ainsi à l’opinion qu’on allait enfin « nettoyer les écuries d’Augias ». Mais il fallait néanmoins éviter d’apparaître comme un émule d’Hitler. C’est pourquoi l’innovation consistera à revendiquer un « racisme français ».

    En mars 1939, l’avocat René Gontier est le premier à publier un livre exposant explicitement ce nouveau programme politique (Vers un racisme français, éd. Denoël). Il défend un racisme qu’il juge compatible avec les idéaux républicains des droits de l’homme. « Ce racisme français est un aspect de la défense nationale. Il diffère du racisme allemand car le Français est humaniste d’instinct. » (sic !) Il poursuit : « Racisme, je le répète, ne signifie pas asservissement d’une race par une autre, mais bien respect de toutes les races dont la fusion n’est pas à souhaiter. »

    Le racisme français prôné par Gontier vise à défendre « l’identité nationale » en prenant des mesures contre les deux menaces mortelles qui, selon lui, pèsent sur elle.

    Menace coloniale et juive

    La première concerne les migrations coloniales. « Nos sujets coloniaux viendront plus nombreux dans la métropole et seront tentés d’y rester. Alors on ne verra plus le vrai visage de la France, ­nation blanche, mais celui d’une France métisse. Que l’esprit le plus fermé à l’idée d’un tel péril évoque cette France future. Le poète noir de Champagne ressemblera-t-il à Racine ou à Molière ? Et le philo­sophe jaune rappellera-t-il Descartes ou Auguste Comte ? Si la France n’adopte pas un régime raciste sage, j’estime que le ­génie de notre peuple est gravement ­ menacé. »

    Il faut noter que, pour Gontier, la menace coloniale ne concerne pas les Arabes, car l’islam n’a pas encore été placé au centre du discours national-sécuritaire. « Parmi les sujets assimilables, on rangera les Arabes et les Berbères. Véritables Blancs, leur mélange avec les Français n’offre aucun danger. C’est donc les Jaunes et les Noirs qui devront être déclarés racialement inassimilables, leur intrusion dans le peuple français risquant d’en modifier la composition. »

    La seconde menace, la plus grave aux yeux de Gontier, ­concerne les juifs, présentés comme les ennemis de l’intérieur. Ce n’est pas leur religion qu’il incrimine, mais leurs caractéristiques raciales ainsi définies : « En leur qualité de Blancs métissés de sang nègre et jaune, le mélange des juifs avec les Français est à réprouver. Aucun lot de gènes inassimilables ne doit pénétrer dans le corps national. »

    Gontier relaye ainsi l’antisémitisme extrêmement répandu chez les médecins et les avocats, qui accusent les juifs d’avoir colonisé les professions libérales et la fonction publique.

    Machine infernale

    Gontier prône des solutions radicales afin d’anéantir définitivement les menaces qui pèsent sur l’identité française. Pour se protéger des migrants issus de l’empire colonial, il propose une loi rédigée ainsi : « La qualité de citoyen ne peut être accordée qu’aux personnes de race blanche. Elle ne le sera point aux personnes de couleur et aux métis ».

    Pour en finir avec les ennemis de l’intérieur, il ébauche un projet de statut excluant les juifs de la fonction publique.

    Le volet antisémite du « racisme français » défendu par Gontier sera appliqué par le gouvernement de Vichy. La loi sur le statut des juifs sera en effet adoptée le 3 octobre 1940. Son livre deviendra la référence privilégiée des francistes de Marcel Bucard, mouvement qui sombrera dans la collaboration active avec les nazis, et de Louis Darquier de Pellepoix, le sinistre directeur du Commissariat général aux questions juives. Il faudra une guerre mondiale et plusieurs dizaines de millions de morts pour enrayer cette machine infernale.

    Il ne s’agit pas d’affirmer ici que la France actuelle serait dans une situation comparable à celle des années 1930. Ce rappel historique met néanmoins en relief le danger mortel auquel sont exposées nos démocraties quand elles sont confrontées à d’incessantes surenchères sécuritaires et identitaires.

    A tous ceux (journalistes, politiciens, experts…) qui colonisent aujourd’hui l’espace public pour alimenter à nouveau ces discours, l’historien peut simplement répondre : « Vous ne pourrez pas dire qu’on ne vous avait pas prévenus. »

    Gérard Noiriel

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/09/26/vers-un-racisme-vraiment-francais_5003205_3232.html#MpHK743bIUmZm10O.99

  • En finir avec l’homogénéité d’une pensée « maternaliste »

    Dans la polémique sur le burkini qui a agité la France cet été, ce n’est finalement pas tant la radicalisation du discours qui frappe que la posture qui l’accompagne. Force est de constater le changement à l’œuvre dans le positionnement des tenants de la laïcité de combat et, plus particulièrement, des féministes dites laïques ou blanches comme Elisabeth Badinter, laquelle considère le port du burkini sur les plages niçoises comme une « provocation dégoûtante », ou Caroline Fourest, qui explique dans le Huffington Post que « toute personne inquiète du radicalisme » « se sentirait mal à l’aise à l’idée de se baigner à côté d’une femme ou d’un groupe de femmes en burkini ».

    Il ne s’agit plus de sauver des femmes opprimées par un mâle basané qui, peu ou prou, imposerait une tenue vestimentaire humiliante et rétrograde à un sexe qui, en plus d’être faible, se trouverait là affaibli : la « rhétorique du salut » et le sentiment de compassion, plus ou moins réel, qui l’accompagnait, ont vécu. Non, il est bien plutôt question d’une volonté formulée de mise à l’écart pure et simple de cet « alter et go » qu’on aimerait ne plus voir, qu’elle rejoigne une fois pour toutes la terre « indigène » censée être la sienne.

    A considérer ce type de réaction pour le moins extrême, l’on ne peut que s’interroger sur ce sentiment d’incompréhension qui parfois se mue en rejet à ce point hystérique qu’il tue toute velléité d’apporter la contradictoire chez l’interlocuteur pourtant patient. Et de fait, terrible et tout aussi révélatrice est cette question qui ne manque pas de vous être posée à un moment ou à un autre alors que vous espériez, car vous espérez toujours, sortir de l’argumentation ad hominem : « oui mais alors tu es pour le burkini ? » ; avec la variante : « tu travailles sur le féminisme, et tu trouves que c’est une attitude féministe de défendre un accoutrement qui dénie toute féminité ? »

    Deux points méritent d’être relevés ici. D’abord, la difficulté qu’il y a à comprendre que l’on puisse être personnellement sceptique au sens strict du terme et vouloir suspendre son jugement : ne pas prendre parti, affirmer que là n’est pas le propos, est d’emblée suspect. Sentiment de suspicion d’autant plus étrange que l’on est toujours invité, par ailleurs, à « vivre et laisser vivre » et à « s’occuper de ses affaires ». Il semble tout aussi clair, second point, que le féminisme continue, quoi qu’on fasse, à se donner à voir comme une pensée « blanche », prônant l’uniformité des attitudes et des femmes, sorte de fractal idéologique qui appelle à l’itération infinie, ne défendant la différence qu’à l’intérieur du cercle restreint de l’homogénéité. D’ailleurs, à la question boomerang que l’on est tenté de lancer en réponse à l’alternative « pour ou contre » - « dans le fond, en quoi le burkini à la plage te dérange-t-il, toi ? » -, c’est, le plus souvent, l’étranger et l’étrangeté qui sont mis en avant, variations sur le thème de la différence qui dérange : « on n’a jamais vu ça », « ce n’est pas nous », « ça ne nous ressemble pas ».

    Mais être féministe, n’est-ce pas se poster à la frontière des loyautés, des appartenances, des vécus ? Essayer de trouver le moyen de vivre avec ce qui ne nous « ressemble pas » en comprenant bien que « ça ne nous ressemblera jamais », que ça n’a pas à nous ressembler et que nous n’avons pas à faire que ça nous ressemble ? Que d’énergie perdue à vouloir assimiler ! N’est-il pas temps d’envisager une déconstruction d’un certain nombre de lignes de force qui organisent notre imaginaire et qui, en dernière instance, participent, de proche en proche, à ces attitudes de rejet et d’hystérie ?

    Qu’on ne s’y méprenne pas. Il n’est pas question d’inviter à un optimisme niais sur les vertus d’une différence toujours enrichissante pour peu qu’on sache la comprendre, ni même d’appeler à une « dynamique de la sororité », dont le caractère par définition sectaire et clanique n’est qu’une variation sur le thème de l’uniformité. Il s’agit bien plutôt d’une triple tâche. La volonté, d’abord, d’en finir avec un certain « maternalisme » qui refait surface à l’occasion, par lequel il faut entendre la propension, classiquement manifestée par une certaine élite féminine mainstream, à prendre en charge les « pauvres femmes » ignorantes de leur condition et de leurs droits et à s’ériger en porte-parole de la cause (à noter le constat fait par le New York Times dans son édition du 2 septembre, selon lequel « les voix des femmes musulmanes ont quasiment été noyées » dans le débat sur le burkini). La nécessité, ensuite, de penser en amont un empowerment, qui donne la parole aux concernées et n’envisage pas l’engagement citoyen ou associatif sur le mode du fair-play à la Coubertin : non, l’essentiel n’est pas de participer, mais d’être entendue. L’exigence, enfin, de penser le féminisme comme une approche transculturelle, qui croise sans chercher à recouper, dans une perspective non consensuelle : nous n’avons pas de raison de nous retrouver, si j’ose dire, les unes dans les autres. Nous avons simplement besoin qu’on nous laisse, toutes autant que nous sommes, nous trouver.

    Soumaya Mestiri

    #feminisme
    #ethnocentrisme

  • De l’euphémisation et du masque

    "L’hystérie balnéaire déclenchée par l’affaire du burkini m’a beaucoup diverti. On eût dit un épisode, en plus effrayant, des Dents de la mer. Les identitaires franchouillards de droite et de gauche ont pu couiner contre le musulman. C’eût été pour moi un complet régal si j’avais pu entendre, comme au bon vieux temps des ratonnades, les qualificatifs de « bicot », « bougnoule », « melon », « crouille », etc. Mais non.

    Les identitaires franchouillards font désormais dans le sous-entendu. « Musulman ». Le mot, il est vrai, fait son petit effet. On entend moins une injure qu’une menace. Un bougnoule, on pouvait le passer à tabac et jeter son cadavre dans la Seine. Un musulman, ça vous égorge, vous mitraille, vous dynamite. Le bougnoule, on le terrorisait, tandis que le musulman, c’est lui qui terrorise.

    Si, donc, l’intérêt idéologique du mot « musulman » ne m’échappe pas, il n’en demeure pas moins que le discours de la stigmatisation a perdu de son pittoresque. Rien n’oblige les identitaires franchouillards à réutiliser les vieilles injures des pieds-noirs, mais eux si prompts à dénoncer le « politiquement correct » ou la « bien-pensance » manquent de courage et de talent dans l’expression de leur ressentiment.

    Rien de plus lâche de la part d’un journaliste, d’un intellectuel, d’un politicien, que d’invoquer la « valeur de la laïcité » pour accuser le métèque mahométan de s’attaquer à notre civilisation.

    D’aucuns qui se flattent d’écrire feraient mieux de prendre modèle sur Albert Caraco qui, s’il ne faisait pas mystère de haïr l’humanité en général, en vomissait des échantillons en particulier. « Je suis Raciste et Colonialiste, déclare-t-il dans Ma Confession, je crois en l’inégalité des hommes et je professe la nécessité de les réduire en servitude quand ils sont déplaisants, barbares, ignorants ou pauvres. »

    C’est ainsi, précise-t-il, qu’à l’égard « des Arabes et des Nègres, le meilleur argument sera toujours la trique et la meilleure philosophie le Racisme, ces gens sont des sous-hommes, pour s’en convaincre il suffit de les regarder et de les lire, ce qu’ils débitent sont des âneries sonores, ce qu’ils ont d’estimable est le produit du vol, l’Afrique est destinée à l’esclavage comme nos intestins à véhiculer nos ordures ». C’est avec plaisir que je lirai Causeur, Valeurs actuelles, Le Figaro quand ces journaux auront trouvé leur styliste de l’islamophobie. "

    Frédéric Schiffter - note du 7 septembre 2016 parue dans son blog : " le philosophe sans qualités "

    http://lephilosophesansqualits.blogspot.fr/2016/09/superiorite-de-lennui-2.html

  • Qui est Schmock ?

    Il est l’incarnation, dans ce qu’elle a de plus détestable, de la figure du journaliste-scribouillard, brillant, surperficiel, que Balzac qualifiait de « Rienologue ». Le personnage apparaît pour la première fois dans la pièce de Gustav Freytag, « Les journalistes » (1853). En allemand, ce nom propre devenu emblématique donnera des dérivés comme « Schmockerei », « verschmockt », etc. Tous termes que Karl Kraus (1874-1936) emploiera plus d’une fois dans sa revue satirique « Die Fackel » (Le Flambeau), qu’il publiera de 1899 à 1936. Dans Schmock, ou le triomphe du journalisme (Le Seuil, 2001), Jacques Bouveresse montre en quoi Kraus, magistral précurseur, a fourni la première critique des médias et des systèmes de communication modernes, toujours aussi pertinente.

    Le philosophe Jacques #Bouveresse, à la suite de l’écrivain Karl #Kraus, dénonce les travers des médias modernes

    Qu’est-ce qui a poussé Jacques Bouveresse, l’un des meilleurs philosophes français, professeur au Collège de France, à s’intéresser à la presse, sujet apparemment bien éloigné des préoccupations philosophiques ? C’est que l’influence des médias, aujourd’hui, paraît de plus en plus déterminante, dans ses effets, sur l’avenir de nos sociétés et le devenir de l’être humain.

    Dans Schmock, ou le triomphe du journalisme , Bouveresse prend le relais de l’écrivain autrichien Karl Kraus qui, entre 1899 et 1936 et en satiriste de génie, dans sa revue Le Flambeau, dénonçait déjà le phénomène. Bouveresse montre que cette première critique des médias et des systèmes de communication modernes n’a rien perdu de sa pertinence et de sa modernité.

    Jacques Bouveresse, qu’est-ce qui justifie votre intérêt de philosophe pour la presse ?

    C’est un domaine devenu aujourd’hui tellement important qu’il est difficile, surtout pour un philosophe, de ne pas s’y intéresser. Mon intérêt vient de ce que, face au triomphe sans partage du néolibéralisme et de la mondialisation, les critiques que formulait déjà Karl Kraus se confirment de plus en plus, il pressent les effets moralement et socialement destructeurs des systèmes de communication modernes sur l’être humain.

    Quels sont ses reproches ?

    Avant tout, que la presse est un instrument au service du marché universel. Un instrument qui apporte sa quote-part à l’application du principe « tout peut se vendre tout peut s’acheter ». A l’origine, aux alentours des années 1850, on pensait que la presse allait être au service de la liberté de pensée et de l’éducation du citoyen. On a très vite vu qu’elle faillissait à sa mission. Kraus rend la presse largement responsable de la boucherie de la guerre de 14-18, dont quasi l’ensemble de la presse a masqué les horreurs sous des envolées lyriques.

    Aujourd’hui, la presse servirait la logique économique plutôt que la recherche de la vérité ?

    Exactement. Bien entendu, les journalistes d’investigation s’en défendront et pousseront des hauts cris. Mais ils servent bien d’alibi à une presse qui, pour l’essentiel, est surtout devenue un rouage et un auxiliaire essentiels dans le système du marché universel. En fait, comme toutes les entreprises axées sur la recherche du profit, elle tend à faire croire au public qu’elle remplit un rôle beaucoup plus noble qu’elle ne le fait en réalité. Quand on lit un journal, on est constamment obligé de se demander si la vérité est la chose qui importe le plus aux journalistes...

    Allons donc ! Albert Londres disait que la tâche du journaliste était de porter la plume dans la plaie...

    Et Kraus n’aurait pu que souscrire à un tel appel. C’est ce à quoi il s’employait dans sa revue Le Flambeau. Kraus aurait certainement beaucoup d’admiration pour le journalisme d’investigation, à juste titre présenté comme la partie la plus respectable du métier, pour des raisons évidentes : la dénonciation de scandales politico-économiques, etc. Le problème, c’est qu’on se sert de cette portion congrue du journalisme comme d’un alibi pour cautionner d’autres comportements bien plus représentatifs des médias dans leur ensemble...
    Contrairement à ce qu’on a cru au départ, le journal n’a pas été inventé pour informer un lecteur curieux et désireux d’être éclairé sur la marche des événements, mais beaucoup plus pour créer un nouveau type de consommateur : le consommateur de nouvelles. La plus grande partie du travail des médias vise bien plus à séduire le lectorat, à vendre, à générer des profits qu’à dévoiler des vérités à la fois importantes et gênantes.

    Pour Kraus, le journalisme est vicié par nature ?

    Oui. La petite partie de la presse qui a conservé un sens élevé de ses devoirs et responsabilités constitue pour lui l’exception héroïque, pas la règle. Comme satiriste, il pense que la presse n’est pas amendable, on ne peut espérer la réformer. Il a des formules terribles, comme : la presse ne commet pas des excès, elle en est un !

    En quoi l’influence de la presse est-elle excessive ?

    Elle réduit le monde à n’être plus qu’un journal, estime Kraus.

    Il satirise : Dieu aurait créé le monde pour que les journalistes le transforment en journal !

    Oui, le journal comme but de la Création ! Il est clair qu’aujourd’hui, le monde semble avoir besoin du journal, des médias, tout simplement pour ÊTRE. Je suis d’ailleurs frappé de voir combien les gens, sans même s’en rendre compte, parlent de plus en plus comme dans les journaux qu’ils lisent...

    C’est que, selon Kraus, nous vivons désormais dans un univers plus journalistique que réel : c’est le journal qui nous fabrique notre monde chaque matin. Il nous met le monde en phrases, en tournures toutes faites, évacue l’imagination, anesthésie la sensibilité et les capacités de réaction, de sentiments humains. De cette façon, il nous rend paradoxalement plus supportables les guerres et les atrocités diverses - c’est ce que pensait Kraus, en tout cas.

    C’est tout de même un outil démocratique. Dans les pays totalitaires, la presse est bâillonnée...

    Oui, on ne peut pas imaginer une démocratie moderne sans liberté de la presse. En même temps, il faut se demander ce qu’on entend exactement par ce terme.

    Que voulez-vous dire ?

    Le « droit d’informer et d’être informé » n’a de sens que si l’on se pose dans le même mouvement la question de quoi ? et pour quoi ? A défaut, l’information a si peu de sens que l’on parlera d’atteinte à la liberté de la presse à propos de tout et n’importe quoi, on n’informera plus de ce que les gens ont réellement à savoir, mais de ce qu’ils ont envie de savoir, ce qui ne répond pas à la même exigence. Les sujets d’intérêts les plus méprisables, les plus dérisoires, les plus infantiles sont ainsi mis sur le même plan que les faits qu’il est indispensable de connaître.

     »Bref, une liberté d’informer et d’être informé, qui s’applique à tout et n’importe quoi, est-elle encore une liberté, ou une forme d’asservissement des esprits ?

    Ainsi, la presse nous aliénerait ?

    Kraus rêve parfois d’une journée sans presse, comme nous aspirons à une journée sans voitures... Sommes-nous intoxiqués ?

     »Finalement, dans ce que les médias proposent aujourd’hui au public, c’est toujours la demande perçue, anticipée ou créée de toutes pièces, et non le besoin réel, qui décide. De plus en plus, les médias parviennent ainsi à créer des sujets à partir de quasi rien : dès lors qu’ils réussissent à créer un rassemblement d’opinion autour de l’impression qu’il est en train de se passer quelque chose, la partie est gagnée. Des dossiers journalistiques entiers sont bâtis sur ce principe...

    C’est ici qu’interviennent les questions de déontologie

    Oui. Mais le fait que la presse parle tant de déontologie et d’éthique n’est-il pas justement le signe qu’il y a là un problème ? Jamais vous n’entendez un boucher ou un agriculteur avoir ce mot aussi souvent à la bouche.

     »Et puis, n’y a-t-il pas autant d’éthiques journalistiques qu’il y a de rédactions ? Ce qui paraît tout à fait normal à l’une ne passe pas dans l’autre... Souvent, comme le dit Kraus en pastichant les journalistes, elles semblent obéir à ce seul principe : « Nous racontons la chose ou nous ne la racontons pas, pourvu que ça rapporte. » Ou encore : « Qu’ils méprisent, pourvu qu’ils lisent ! » Chaque rédaction, même celles de la presse de caniveau, a sa déontologie. Mais, après tout, c’est aussi le cas des bandes de brigands...

    Les journalistes se pensent capables de faire régner une certaine éthique dans leur propre milieu

    Mais, en l’absence de sanctions réelles, qu’est-ce que cela signifie réellement ? La presse a développé une capacité exceptionnelle dans l’art de diluer la responsabilité, de la rendre insaisissable et anonyme. Elle est même devenue si puissante qu’elle peut désormais se permettre de n’accepter, en fait de critiques, que celles qu’elle consent à formuler elle-même à son propre propos...

    On le sait : le public a peu confiance dans la presse. Son sens critique fait contrepoids...

    Oui, mais comme le disait Kraus, un journal qui augmente le nombre de ses contempteurs ne verra pas pour autant diminuer le nombre de ses abonnés...

    Kraus va jusqu’à condamner les journalistes qui ont du style ! Pour lui, le propre du bon journalisme, c’est le style le plus plat

    En effet, parce qu’à se frotter lui-même à des journaux dont les collaborateurs savaient écrire, il voyait de quoi il retournait : bien souvent, le style consiste à dissimuler l’essentiel sous des effets brillants et à faire passer à la place ce qu’on souhaite soi-même faire passer... Aujourd’hui, dans les médias, le style, les capacités de mise en scène, les angles choisis ne servent souvent qu’à faire exister des sujets inexistants, qui ne tiennent que grâce au talent du journaliste. Voire, plus gravement, à travestir la réalité.

    Kraus préférait donc les comptes rendus secs, la « steppe de nouvelles », comme il disait. Des articles ne reposant pas sur les artifices de la séduction.

    Aujourd’hui, tous ces maux décrits par Kraus s’accentueraient ?

    Je le crois. Songez que dans un magazine comme L’Express, les cahiers publicitaires occupent désormais une telle place qu’il faut chercher les pages rédactionnelles. Le Monde a son supplément « Argent ». Le libéralisme a remporté une victoire par forfait : il n’a plus d’adversaire, et on ne sait plus trop que reprocher à un système voulu aujourd’hui par tout le monde, ni à une presse qui en est l’expression.

    Donc, de plus en plus, on se résout à ce que la presse ne soit qu’un agent économique comme les autres, soumis aux mêmes impératifs primordiaux. Travaille-t-elle avant tout, comme elle cherche à nous en persuader, pour le bien public ? Il est permis d’en douter. Kraus ne serait pas surpris de constater cette victoire de la marchandise, dont le règne universel signifie bien l’avènement d’une société post-humaine...

    Propos recueillis par Jean-François Duval

  • Les interdictions du ‘burkini’ en France ont à voir avec bien autre chose que la religion ou l’habillement

    Washington – Il y a quelque chose qui donne le tournis dans ces arrêtés d’interdiction du burkini qui fleurissent sur le littoral français. L’évidence de la contradiction – imposer des règles sur ce que les femmes peuvent porter sur la base de l’idée qu’il est injuste pour les femmes de devoir obéir à des règles sur ce que les femmes peuvent porter – montre clairement que quelque chose de plus profond doit être à l’œuvre.

    « Les « burkinis » sont à la base des maillots de bain qui recouvrent tout le corps en conformité avec les normes musulmanes relatives à la pudeur, et mercredi, le premier ministre Manuel Valls s’est jeté dans le débat enflammé sur les interdictions prononcées sans quelques villes balnéaires du pays, dénonçant ce vêtement qu’on voit rarement comme un élément de « l’asservissement des femmes. »

    Ceci ne porte évidemment pas réellement sur une tenue de bain. Les sociologues disent que cela n’a pas non plus un rapport premier avec la protection des femmes musulmanes contre le patriarcat, mais que c’est en lien avec une volonté d’éviter à la majorité non musulmane de la France de devoir se confronter à un monde qui change : un monde qui leur demande d’élargir leur vision de l’identité quand beaucoup voudraient qu’elle demeure telle qu’elle était.

    « Ce genre de déclaration [celle de Manuel Valls, NdT] est une manière de sanctionner [le sociologue emploie le verbe to police qui signifie contrôler, surveiller] ce qui est français et ce qui n’est pas français, » explique Terence G. Peterson, un professeur de la Florida International University qui étudie la relation de la France avec les immigrés musulmans et avec le monde musulman.

    Si cette bataille sur l’identité prend de l’ampleur au lendemain des attentats terroristes [Nice et Saint-Etienne du Rouvray, NdT], elle fait en réalité rage sous une forme ou une autre depuis des dizaines d’années dans la société française, affirme le Professeur Peterson. Ce qui semble être une confrontation sur une petite question de vêtement islamique porte en réalité sur ce que signifie être français.

    Pendant l’époque coloniale, quand la France contrôlait de vastes régions musulmanes, le voile était devenu un « symbole hyperchargé » explique le Professeur Peterson. Le voile était considéré comme un symbole de l’arriération des Musulmans et les normes vestimentaires féminines françaises, plus flexibles, étaient considérées comme un signe de supériorité culturelle, des façons de voir qui justifiaient le colonialisme.

    Le colonialisme est au fondement de la crise d’identité que vit la France actuellement parce qu’il a ancré un sentiment d’identité nationale française en tant que distinct et supérieur aux identités musulmanes – tout en promettant l’égalité aux Musulmans colonisés qui avaient commencé à immigrer en France en grand nombre. La choc qui en résulte prend souvent la forme de débats sur les tenues vestimentaires.

    Le voile est resté un symbole puissant de l’altérité quand le colonialisme s’est effondré après la seconde guerre mondiale et que les Musulmans des pays colonisés ont afflué en France. Mais maintenant, cette altérité se joue à l’intérieur même d’un pays qui tente de définir sa propre identité post-coloniale.

    Au fil des générations, le voile s’est répandu chez les Musulmanes françaises, en tant que pratique religieuse et, peut-être, comme symbole de leur héritage culturel particulier. Il était un signe visible de la manière dont la France elle-même, ainsi que son rôle dans le monde, était en train de changer.

    Le résultat a été que le voile est devenu le symbole non seulement d’une différence religieuse mais du fait que les Français « de souche » n’avaient plus le monopole de la définition de l’identité française. La France était devenue une nation multiculturelle et multiethnique où les traditions signifiaient différentes choses pour différentes personnes.

    Le symbole du voile à l’époque coloniale en tant que signe de l’infériorité musulmane en a fait une cible commode pour les arguments selon lesquels l’identité française « traditionnelle » devait demeurer non seulement dominante mais la seule identité culturelle en France.

    Les burkinis peuvent sembler effrayants car ils sont perçus comme menaçant ce type particulier d’identité française par l’expression d’une forme alternative d’identité – dans ce cas, en tant que Musulmans. Beaucoup de Français, au lieu de croire que ces identités peuvent coexister, les perçoivent comme nécessairement concurrentes.

    Il existe même un mot français péjoratif pour qualifier l’introduction de ces identités alternatives, le « communautarisme » dont le développement est considéré comme une crise nationale.

    Des articles d’habillement musulmans comme le voile ou le burkini sont devenus des symboles du fait que l’identité nationale française n’est plus le domaine réservé de groupes de populations qui vivent dans ce pays depuis des siècles. Des décisions comme les interdictions cet été du burkini ont pour but d’empêcher une redéfinition élargie de l’identité française en contraignant les Musulmans non seulement à s’assimiler mais aussi à adopter l’identité plus étroite et rigide [celle qui exclut les Français issus de l’immigration musulmane, NdT].

    C’est une méthode à laquelle la France a recouru pendant des dizaines d’années, et qui a à chaque fois échoué.

    John Bowen, anthropologue à la Washington University de Saint-Louis, explique que la France a rendu à essayer ce genre de restrictions aux moments où elle affrontait des tensions aussi bien sur le plan intérieur qu’extérieur en relation avec les Musulmans et le monde musulman.

    Les choses ont commencé en 1989 avec la fameuse affaire du foulard quand trois collégiennes françaises avaient été exclues pour avoir refusé de retirer leur coiffe. Ostensiblement, la raison était que les foulards étaient des symboles religieux visibles et qu’ils contrevenaient donc avec la loi française sur la laïcité, ou sécularisme. Mais la laïcité était dans la législation depuis 1905 et les foulards sur la tête étaient néanmoins autorisés en général.

    Ce qui a changé, écrivait le Professeur Bowen dans un livre sur le sujet, ce sont des événements dans le monde qui ont fait que l’Islam a semblé être une force particulièrement pernicieuse. En 1989, le leader de l’Iran, l’Ayatollah Rouhollah Khomeini avait signé un décret contre l’écrivain Salman Rushdie. A la même époque, des Algériens avaient constitué le Front Islamique du Salut (FIS), un parti tenant d’une ligne dure et qui basculera ensuite dans l’insurrection.

    Interdire les foulards dans les écoles françaises devenait une manière de gérer l’anxiété générée par les événements à l’intérieur et à l’extérieur du pays, et d’affirmer le droit de protéger les valeurs françaises.

    Les foulards à l’école sont revenus sur le devant de la scène nationale en 1993 et 1994 quand les autorités françaises craignaient de voir de jeunes hommes membres de familles immigrées algériennes rejoindre les rangs de l’insurrection islamiste en Algérie. Après les attentats du 11 septembre 2001, le voile cristallisa une fois de plus les peurs à l’égard de communautés musulmanes qui étaient à l’écart de la culture et de la société française dominantes.

    Et cet été, la France est sous le choc d’une série d’agressions terroristes et est de plus en plus préoccupée par les jeunes Musulmans qui vont en Syrie pour rejoindre l’Etat Islamique ou d’autres organisations djihadistes. Une fois de plus, certains en France voient le processus d’assimilation comme une question de sécurité nationale.

    Le voile est un symbole qui a une puissance anxiogène spécifique en matière d’assimilation parce qu’il est porté par choix. Tandis que des caractéristiques fixes comme la race ou la couleur de la peau n’impliquent aucun jugement sur la culture ou les valeurs françaises, l’habillement implique une décision de se différencier – de donner la priorité à son identité culturelle ou religieuse par rapport à celle de son pas d’adoption.

    Les interdictions vestimentaires ont pour but, en effet, de faire pression sur les Musulmans français pour qu’ils se détournent de tout sentiment d’identité communautaire et adoptent l’identité française étroitement définie qui préexistait avant leur arrivée. Mais essayer de forcer à l’assimilation peut avoir l’effet contraire : dire aux Musulmans français qu’ils ne peuvent pas avoir simultanément une identité musulmane et une identité française, les forcer à choisir, c’est ainsi les exclure de ce que recouvre l’identité nationale au lieu de les convier à y contribuer.

    La France a un autre choix : elle pourrait élargir sa définition de l’identité nationale pour inclure les Musulmans français tels qu’ils sont. C’est quelque chose qui peut effrayer beaucoup de Français, qui le vivrait comme renoncer à une identité « traditionnelle » confortable et non comme l’ajout d’une nouvelle dimension à celle-ci. En l’absence d’acceptation de ce changement, il existe une volonté de faire pression sur les Musulmans français pour résoudre la crise identitaire, mais cette démarche employée pendant des dizaines d’années n’a apporté que peu de progrès – et beaucoup de tensions.

    [ Amanda Taub , The New York Times, 18 août 2016 traduit par Djazaïri ]

    https://mounadil.wordpress.com/2016/08/19/burkini-et-crise-de-lidentite-francaise-vus-par-le-new-york-time

  • L’hystérisation infernale des faits divers

    Hommes politiques et médias ont une lourde responsabilité dans l’exploitation et l’instrumentalisation des faits divers, comme le montre à nouveau la pauvre affaire de la rixe de Sisco, en Corse.

    Chauffer à blanc ce qu’il est convenu d’appeler « l’opinion publique », lorsque survient un « fait divers », est un art dans lequel certains excellent. La violente rixe survenue samedi 13 août sur la plage de Sisco (Haute-Corse) permet ainsi à l’extrême droite de dénoncer avec jubilation une prétendue « racaille islamiste » (concept fumeux et ramasse-tout), tandis que des élus nationalistes corses légitiment les rassemblements identitaires aux cris de « On est chez nous », et que le maire (PS) de la commune croit utile de prendre, après d’autres élus, un arrêté anti-burkini. Toute séance tenante, le premier ministre Manuel Valls déclare qu’il approuve ces arrêtés de la plus haute importance…

    Or on sait maintenant qu’il n’y avait ni burkini, ni machette, ni slogan ou insulte à caractère religieux sur la plage de Sisco, comme cela avait pourtant été dit et répété, lors de cette bagarre certes violente, mais somme toute assez banale. Le procureur de Bastia s’est employé à l’expliquer, lors d’une conférence de presse mercredi 17 août au soir (lire nos articles ici et là).

    Mais le temps que l’enquête judiciaire avance et que le procureur prenne la parole, le traitement médiatique de l’affaire de Sisco a tourné au grand délire, comme cela arrive régulièrement. Témoignages non recoupés, informations non vérifiées, conditionnels, hypothèses et sensationnalisme ont envahi les ondes dans une période où l’actualité était étale.

    L’affaire de Sisco rejoint ainsi la longue liste des faits divers ayant donné lieu à des fautes journalistiques et ayant été instrumentalisés pour des motifs politiciens. Une litanie de désastres, parmi lesquels on peut retenir l’affaire du notaire de Bruay-en-Artois, celle du « petit Grégory », le psychodrame « Papy Voise », la fausse agression du RER D, ou encore l’affaire d’Outreau et l’affaire Dominique Baudis.

    Les mécanismes qui provoquent ces emballements et leur récupération partisane sont connus. Premier facteur, la course à l’échalote entre des médias avides de sensationnel et oublieux de leur déontologie, qui a contribué à fabriquer les feuilletons de la Vologne et de Bruay-en-Artois, douloureux pour les populations concernées. Qui se souvient qu’un photographe (il travaillait au Parisien et à Paris Match) avait alors acheté des jouets pour les disposer lui-même sur la tombe du petit Grégory, et faire une photo « exclusive » ? Le sordide peut payer, dans une course au scoop de bas étage.

    Le même type de phénomène racoleur est encore accentué lorsque les institutions défaillent : c’est l’aveuglement inouï de l’ensemble de la chaîne judiciaire qui a provoqué le désastre médiatique de l’affaire d’Outreau. L’accélération technologique de l’information, comme la montée en puissance des chaînes d’info en continu (qui ont une antenne à remplir) n’arrangent rien à ces questions de concurrence et d’exclusivité.

    Sur le fond, les logiques internes à chaque corporation entretiennent la mise en scène omniprésente des faits divers. Pour les grands médias, il s’agit d’un spectacle sans cesse renouvelé, vendeur, et qui ne mange pas de pain (il est plus compliqué de traiter l’économie, le social, l’international ou la corruption). Le fait divers est censé faire vibrer, choquer, émouvoir, d’autant plus s’il rencontre les peurs, les fantasmes, les croyances et les préjugés du public visé. À ce jeu dangereux, ce sont les minorités qui perdent le plus souvent.

    En dehors des catastrophes et des attentats, le fait divers médiatique fonctionne encore mieux si les protagonistes font figure de stéréotype : le jeune de cité, le pauvre, l’illettré, l’étranger, le Rom, l’Arabe, le Noir, le musulman (comme le juif hier), le réfugié, ou encore le déviant, le drogué, le pervers, voire le notable (le notaire de Bruay-en-Artois, stigmatisé par le journal maoïste La Cause du peuple, ou plus tard le maire de Toulouse, laminé par La Dépêche du Midi).

    Si les grands médias et leur public se repaissent ensemble de faits divers, d’autres participants entretiennent le spectacle. Des syndicats de policiers s’improvisent ainsi en sources d’informations plus ou moins fiables pour les médias « chauds », profitant du silence relatif ou de la prudence des autorités pour légitimer au passage leurs revendications corporatistes et sécuritaires (davantage de personnel, d’armes, de voitures, de lois…). Des syndicats de gardiens de prison jouent le même rôle à chaque évasion ou mutinerie, pour des motivations très proches (personnel, mesures de sécurité…).

    Plus modérés, les syndicats de magistrats parlent plus volontiers législation, technique judiciaire et moyens humains. Ils constatent que l’omniprésence des faits divers s’accompagne d’un glissement sécuritaire : ce précipité provoque un durcissement constant des lois depuis trois décennies, et amène globalement des condamnations de plus en plus lourdes. Quant aux institutions judiciaires, préfectorales et policières, elles s’efforcent parfois de communiquer, mais avec plus ou moins d’envie et de célérité, et de façon plus ou moins exhaustive (voir les demi-mensonges des affaires Rémi Fraisse ou Adama Traoré, par exemple).

    Les hommes politiques, si prompts à dénigrer la justice et les médias, sont souvent eux-mêmes partie prenante de ces bavures médiatiques et du barnum sécuritaire. C’est un communiqué du président de la République Jacques Chirac, diffusé un samedi soir, qui a ouvert en grand les vannes de l’affaire de la prétendue agression antisémite du RER D, en juillet 2004, après la simple plainte déposée par une jeune femme mythomane. C’est un adjoint au maire (UMP) d’Orléans qui a informé (ou intoxiqué) copieusement les journalistes au sujet de l’agression de Papy Voise, déclinée ad nauseam sur les chaînes de télévision juste avant l’élection présidentielle de 2002, au vif plaisir de la droite, et qui se terminera finalement par un non-lieu. Dans l’affaire Dominique Baudis, enfin, adversaires et amis politiques de feu le maire de Toulouse ont également joué un rôle non négligeable, dans le flot de calomnies et de rumeurs déversées sur son compte dans les médias.

    La pauvre affaire de Sisco, dans une période de tensions dues aussi bien à la crise économique qu’au terrorisme, est elle aussi exploitée sans vergogne par certains hommes politiques. Difficulté supplémentaire, l’émergence des réseaux sociaux comme accélérateurs d’informations, mais aussi comme propagateurs de rumeurs et relais de propagande, devrait inciter les médias à encore plus de prudence.

    [ Michel Deléan Mediapart ]