Le Pen, Ferrand et l’inéligibilité : le grand soupçon de la collusion
Tandis que la députée mise sur une décision du Conseil constitutionnel pour limiter la peine d’inéligibilité qui la menace, le nouveau président de l’institution – désigné grâce au RN – assume la rhétorique de l’extrême droite contre le « gouvernement des juges ».
Michel Deléan, Youmni Kezzouf et Antton Rouget
Des #tractations ont eu lieu entre le RN et Richard Ferrand avant le vote qui a permis à ce dernier d’accéder à la présidence du Conseil constitutionnel.
Ils sont sur la même ligne : non au « gouvernement des juges ». Une vieille antienne de l’extrême droite alors qu’en démocratie, les magistrat·es ne font qu’appliquer la loi votée par les parlementaires.
L’enjeu ? Marine Le Pen connaîtra le 31 mars le jugement la concernant de l’affaire dite des assistants du parti. Les procureurs ont réclamé cinq ans de prison dont trois avec sursis. Mais aussi qu’elle soit immédiatement déclarée inéligible.
Une question fait débat depuis : est-il normal d’appliquer l’inéligibilité à un·e élu·e avant même que la justice se soit prononcée en appel ?
Pour un·e député·e, l’inéligibilité n’a déjà pas les mêmes conséquences que pour un·e maire ou un·e élu·e local·e lambda. Un·e parlementaire ne peut pas être immédiatement déchu·e de son mandat. Il faut forcément attendre une décision définitive de la justice.
En revanche, l’inéligibilité lui interdit de pouvoir solliciter d’autres mandats. Marine Le Pen pourrait ainsi être empêchée de se présenter à la prochaine élection présidentielle.
Elle a cependant un espoir : le 18 mars, le même Conseil constitutionnel doit se prononcer sur les conséquences de l’inéligibilité pour un élu de Mayotte. Celui-ci n’est pas député : il a donc perdu son mandat d’élu local, en dépit du fait qu’il a fait appel.
Marine Le Pen n’est dès lors pas concernée par cette décision. Mais si cet élu obtenait gain de cause, elle pourrait espérer en tirer un bénéfice politique en criant à l’injustice.
Le soupçon était persistant depuis plusieurs semaines ; il prend désormais corps. Richard Ferrand, nouveau président du Conseil constitutionnel, qui a prêté serment vendredi 7 mars devant Emmanuel Macron, a négocié le soutien du Rassemblement national (RN) – qui ne s’est pas opposé à sa nomination – en lui offrant des garanties autour d’un programme commun contre le « gouvernement des juges », a révélé Libération dans une enquête publiée lundi 10 mars.
D’après le quotidien, des « émissaires se disant proches » de Richard Ferrand auraient échangé directement avec l’entourage de Marine Le Pen en amont de son audition devant les membres des commissions des lois de l’Assemblée nationale et du Sénat – où sa nomination s’est jouée à une voix près – pour rassurer la cheffe de file de l’extrême droite sur son projet à la tête du Conseil constitutionnel.
Sollicité par Mediapart à ce sujet, Richard Ferrand nous a indiqué n’avoir « mandaté aucun émissaire » pour sa campagne, sans pour autant contester que des tractations (directes ou indirectes) aient pu avoir lieu avec le RN. Questionné sur l’existence de ces discussions, l’entourage de Marine Le Pen n’a pas souhaité faire de commentaire.
Le président du Conseil constitutionnel, lui, assume de dénoncer la menace d’un prétendu « gouvernement des juges », faisant ainsi la part belle à la rhétorique développée par l’extrême droite face à ses déboires judiciaires. « J’ai toujours veillé à préciser que le Conseil, ainsi qu’il le rappelle systématiquement, “ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement” », précise-t-il cependant.
« L’État de droit, c’est le contraire du gouvernement des juges, qui constitue une dérive antidémocratique et oligarchique, à l’image des Parlements de l’Ancien Régime, qui ont […] conduit à la Révolution », avait par exemple dénoncé Marine Le Pen lors de la présidentielle de 2017, pour justifier son refus de se rendre à une convocation des juges d’instruction chargés de l’affaire des assistants parlementaires de son parti.
Les attaques de la patronne du RN et de son entourage contre la justice n’ont ensuite fait que redoubler, atteignant leur paroxysme à la fin du procès de l’affaire des assistants en novembre 2024, au terme duquel le parquet a requis cinq ans d’inéligibilité contre Marine Le Pen avec exécution provisoire (sans suspension en cas d’appel). Cette demande de condamnation, quand bien même elle est prévue par les textes et appliquée dans bon nombre de situations pour des faits moins graves, a provoqué un flot d’attaques contre la justice.
Dans ce contexte particulier, Richard Ferrand – qui a lui-même connu le feu des « affaires » – avait déjà glissé l’idée, en propos liminaire de son audition devant le Parlement, le 19 février, que le Conseil constitutionnel « doit se garder de statuer au-delà [des compétences qui lui sont attribuées], sauf à tendre vers ce que nous ne voulons pas, c’est-à-dire un gouvernement des juges ».
Des propos que le RN avait salués le jour même pour justifier le fait de laisser ce fidèle parmi les fidèles d’Emmanuel Macron accéder à la présidence du Conseil. « Nous avons posé des questions précises sur comment il envisageait sa présidence, il nous a rassurés, argumentait alors le porte-parole du groupe d’extrême droite, Bryan Masson. Il s’est engagé devant les députés, en expliquant qu’il ne devait pas y avoir de gouvernement des juges. »
La #QPC, l’inéligibilité et l’exécution provisoire pour les élus
L’enjeu est de premier ordre pour le RN et sa candidate déclarée à la présidentielle de 2027, dont l’avenir politique est suspendu au jugement de l’affaire des assistants, qui doit être rendu le 31 mars. Toute la question est de savoir ce que signifierait l’exécution provisoire réclamée lors des réquisitions pour Marine Le Pen. Et c’est là que le rôle du Conseil constitutionnel présidé par Richard Ferrand prête à confusion.
En effet, le 18 mars, le Conseil constitutionnel doit justement examiner une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) qui porte sur l’exécution de l’inéligibilité des élu·es. Une QPC est une procédure qui permet à tout·e citoyen·ne de contester la loi qui lui est appliquée s’il ou elle estime qu’elle est contraire aux droits et libertés garantis par la Constitution.
C’est ce qu’a fait Rachadi Saindou, un élu local de Mayotte, condamné notamment à quatre ans d’inéligibilité avec exécution provisoire pour des faits de détournements de fonds publics et de prise illégale d’intérêts. L’élu conteste le caractère automatique de l’application de cette peine, qui l’a privé de son mandat sans attendre un procès en appel. Le Conseil d’État, qui est la juridiction qui fait office de filtre dans cette affaire, a accepté de transmettre sa demande au Conseil constitutionnel.
L’ancien maire de Toulon (Var) Hubert Falco, également condamné à une peine d’inéligibilité avec effet immédiat et déchu de son mandat pour des détournements, avait déjà tenté de porter la question devant le Conseil constitutionnel. Mais la Cour de cassation avait joué son rôle de filtre et rejeté sa demande de transmettre la QPC en décembre 2024.
Pour bien comprendre pourquoi le filtre n’est pas exercé par la même institution : la Cour de cassation a ce rôle quand il s’agit de justice civile ou pénale. Le Conseil d’État quand il s’agit de justice administrative.
Lors de son refus de transmission, la Cour de cassation avait précisé que l’exécution provisoire, prévue par le Code pénal et le Code de procédure pénale, visait à favoriser l’exécution de la peine même en cas de recours, et à empêcher la récidive.
En l’état actuel du droit, si Marine Le Pen devait être déclarée immédiatement inéligible, elle ne pourrait a priori pas se présenter à l’élection présidentielle de 2027.
Pour le constitutionnaliste Benjamin Morel, ce dernier motif pourrait bénéficier à Marine Le Pen. « A priori, cette dernière ne compte pas fuir à l’étranger pour échapper à la condamnation […]. Ensuite, on peut juger peu probable qu’entre le jugement de première instance et l’appel, elle décide de mettre en place un système de financement occulte du parti sur les fonds du Parlement européen », a-t-il déclaré dans Le Figaro – occultant au passage les autres affaires avec lesquelles le RN est aux prises.
Mais à y regarder de plus près, la QPC de Rachadi Saindou, si elle devait être couronnée de succès, ne devrait pas bénéficier à Marine Le Pen. En effet, les conséquences de l’inéligibilité ne s’appliquent pas de la même façon à tous les types d’élu·es selon la jurisprudence.
Rachadi Saindou soulève la question en tant qu’élu local. Or Marine Le Pen est députée, et les député·es et sénateurs et sénatrices bénéficient déjà d’une décision du Conseil constitutionnel qui leur confère un statut plus favorable que celui des élus locaux : leur inéligibilité ne peut être prononcée que lorsque toutes les voies de recours ont été épuisées. En clair, ils conservent forcément leur mandat de parlementaire. Marine Le Pen sera toujours députée le 1er avril, quelle que soit la décision de justice.
En l’état actuel du droit, si Marine Le Pen devait être déclarée immédiatement inéligible, elle ne pourrait a priori pas se présenter à l’élection présidentielle de 2027, pas plus qu’à un nouveau mandat de députée. La décision Saindou n’y changera rien.
Mais à l’évidence, la décision concernant cet élu de Mayotte sera utilisée politiquement. On peut facilement imaginer que s’il obtenait gain de cause, la cheffe de file de l’extrême droite et son équipe de juristes trouveraient un motif pour s’engouffrer dans la brèche et pour saisir le Conseil constitutionnel à son tour. Et qu’une campagne médiatique serait aussitôt déclenchée pour remettre en cause la portée de son inéligibilité et pourfendre un « gouvernement des juges » qui priverait les électeurs et électrices de leur liberté de choix.
Michel Deléan, Youmni Kezzouf et Antton Rouget