La sanction est unanimement considérée comme lourde. Un couple de pharmacien·nes corrézien·nes installé·es en plein désert médical a appris dans un courrier envoyé le 30 avril 2025 son interdiction d’exercer pour une durée de six mois, dont quatre avec sursis, décidée par le conseil régional de l’ordre des pharmaciens de Nouvelle-Aquitaine. Et ce, pour avoir dispensé des médicaments régulièrement en rupture de stock ou à risques addictifs à l’unité, comme ils l’avaient raconté à Mediapart.
Depuis leurs officines respectives, Eliza Castagné et Antoine Prioux distribuent le compte rond de cachets aux patient·es, facturant la boîte une seule fois, en leur indiquant et en conservant soigneusement le numéro de lot et les dates de péremption pour assurer la traçabilité. À la suite de la publication de notre article, le conseil régional de l’ordre des pharmaciens de Nouvelle-Aquitaine les a convoqué·es à une audience qui s’est tenue le 16 avril 2025. La juridiction ordinale n’a pas répondu aux questions de Mediapart.
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Là, il est simplement reproché à ces pharmacien·nes de distribuer des médicaments au compte-goutte au-delà du cadre prévu. Dispenser à l’unité est autorisé pour les produits stupéfiants, dans l’optique d’éviter que les patient·es ne soient tenté·es de poursuivre des traitements qui rendent dépendants.
En revanche, la loi ne le rend toujours pas possible pour les benzodiazépines, indiqués dans le traitement de l’anxiété et de l’insomnie sévère. Ces anxiolytiques ne sont pas censés être pris plus de douze semaines, comme le rappelle une grande campagne de sensibilisation lancée par l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) le 10 avril. Toutefois, des millions de Français·es en gobent depuis des années. Neuf millions en ont pris en 2024, ce qui fait de la France le deuxième pays d’Europe le plus consommateur de cette molécule, après l’Espagne.
Les laboratoires pharmaceutiques, qui ont intérêt à commercialiser toujours plus de boîtes, ne prévoient pas les conditionnements en fonction des durées de traitement recommandées, ce qui peut pousser à la consommation, une fois atteint le nombre de gélules prévu sur l’ordonnance. En leur attribuant le compte juste, Eliza Castagné et Antoine Prioux informent les patient·es du risque d’addiction et du pourquoi de l’opération.
Nous devrions nous réjouir d’avoir des professionnels comme eux qui jouent leur rôle de préventeurs, alors que les tensions d’approvisionnement sont majeures.
Laurence Cohen, ex-sénatrice
Depuis 2022, la loi prévoit également une dispensation à l’unité pour les antibiotiques, régulièrement en tension et toujours surprescrits. Pour autant, les pharmaciens et pharmaciennes sont peu enclin·es à cette pratique « antigaspi », écologique et de santé publique, mais non rémunératrice : ils et elles sont payé·es à la vente des boîtes. Officiellement, moins de 2 000 pharmacien·nes distribuent des antibiotiques à l’unité depuis qu’ils et elles y sont autorisé·es, alors qu’on compte près de 20 000 officines en France.
Enfin, exceptionnellement, sur des molécules spécifiques en rupture de stock définies sur une liste par arrêté, la pratique de la distribution à l’unité est autorisée : dernièrement, l’ANSM l’a demandée dans le cas d’un antipsychotique, la quétiapine, tant elle manque cruellement aux malades psychiatriques, afin de « permettre aux pharmaciens de dispenser les quantités les plus adaptées de traitement et d’éviter le gaspillage ».
« Initiative de bon sens »
En revanche, il n’est pas légalement possible de prendre l’initiative de le faire sur les autres médicaments dits « d’intérêt thérapeutique majeur », régulièrement en rupture de stock. Il y en avait 800 au 31 décembre 2024, selon un récent rapport de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees). Le document pointe également une forte hausse des pénuries entre 2021 et 2023.
« C’est délirant. Au fin fond des territoires, nous sommes seuls pour gérer des injonctions paradoxales liées aux pénuries face à la détresse des patients et nous ne sommes pas soutenus par notre ordre… Au contraire, on se fait taper dessus pour avoir pris une initiative de bon sens », regrette Antoine Prioux, le « pharmacien punk », comme il est surnommé dans le milieu.
« C’est injuste. Nous sommes pourtant de bons élèves, nous considérons notre rôle de soignants comme central », commente quant à elle Eliza Castagné.
« La sanction est complètement disproportionnée ; elle est politique et scandaleuse. Nous devrions nous réjouir d’avoir des professionnels comme eux qui jouent leur rôle de préventeurs, alors que les tensions d’approvisionnement sont majeures. L’ANSM ouvre cette possibilité ; ils dispensent à l’unité en fonction des besoins du terrain avec beaucoup de rigueur, cela ne devrait pas être puni », réagit Laurence Cohen, ancienne sénatrice communiste, à l’origine d’un rapport sur les pénuries de médicaments publié en juillet 2023.
Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France, juge également « sévère » la sanction.
Le couple se retrouve à présent sous le coup de cette interdiction d’exercer qui priverait de fait, en plein désert médical, les patient·es de deux pharmacies s’il décidait de poursuivre cette pratique « antigaspi » : Eliza Castagné est installée à Bugeat, Antoine Prioux à Sornac – deux communes situées dans la Corrèze. Celles et ceux qui en pâtiraient le plus seraient les malades qui ne peuvent pas se déplacer et les résident·es des établissements médico-sociaux du plateau de Millevaches.