L’information a été remontée aux autorités quelques heures après le naufrage. Interrogé sur ces bilans pour le moins différents, le parquet n’a pas donné suite.
Les témoignages de rescapés confirment pourtant l’ampleur du drame. Celui d’Ahamada, par exemple. Cet homme de 24 ans voyageait avec son neveu et sa nièce. Il affirme avoir vu le petit garçon de 4 ans, dont il avait la responsabilité, tomber dans l’eau à la suite du choc puis couler sans qu’il ait pu lui porter assistance. « C’est vraiment ignoble, insiste-t-il. Ils sont arrivés par l’arrière. Notre pilote a cru qu’il pouvait encore s’enfuir car nous n’étions pas loin de la plage. C’est à ce moment-là qu’ils nous sont rentrés dedans. S’ils nous avaient laissés [accoster], ils auraient pu nous interpeller sans tuer des gens. »
Un autre élément a surpris Zoubert ce jour-là. D’après lui, il n’y avait que deux policiers à bord de la vedette, en l’occurrence le Murène, un semi-rigide de 12 mètres de long, propulsé par deux moteurs de 300 chevaux, capable de monter à une vitesse de plus de 40 nœuds. « Après nous avoir heurtés, ils ont fait marche arrière jusqu’à une distance de 30 mètres et ils nous ont regardés, se souvient-il. L’embarcation s’est déchirée, tout le monde est tombé à l’eau. Et ils sont restés entre dix et quinze secondes sans réagir. »
Sadik, un Comorien de 22 ans, se rappelle lui aussi n’avoir vu que deux policiers, « un homme et une femme » ; « des Blancs », d’après lui. Selon nos informations, les vedettes utilisées par la PAF embarquent toujours au moins trois personnes en journée, quatre la nuit. « Quelle organisation peut-on avoir à deux ?, s’interroge un militaire de la gendarmerie maritime, sous le couvert de l’anonymat. Par nuit noire, si le pilote regarde l’écran radar, il ne regarde pas la mer. Et si ça se passe mal, ils ne peuvent pas grand-chose. » Interrogé sur ce point précis, le parquet n’a pas donné suite.
Surveillance jour et nuit
Une information judiciaire a été ouverte pour « homicides et blessures involontaires aggravées ». Un homme présent à bord du kwassa a été mis en examen pour « aide à l’immigration irrégulière aggravée ». Le 16 juillet, le préfet de Mayotte, François-Xavier Bieuville, a dénoncé lors d’une conférence de presse « l’attitude des filières d’immigration clandestine, qui sont les premières responsables de ce drame ».
Ainsi va la vie de Mayotte… A 8 000 kilomètres de l’Hexagone, c’est aujourd’hui la frontière française la plus exposée à l’immigration irrégulière. Entre 100 000 et 200 000 personnes sans papiers se trouveraient sur l’archipel. En 2024, plus de 22 000 hommes et femmes, mais aussi enfants, ont été placés dans le centre de rétention de Petite-Terre, en vue d’être expulsés, la plupart vers les îles comoriennes voisines, qu’ils avaient quittées, eux aussi, à bord de kwassa.
Face à ce phénomène, la France a installé un réseau de radars maritimes sur tous les pourtours du lagon. Surtout, huit puissants semi-rigides de la gendarmerie et de la PAF, appelés des « intercepteurs », sont chargés de surveiller nuit et jour les eaux territoriales. En 2024, 493 embarcations, transportant 6 764 personnes, ont ainsi été interceptées en mer selon des chiffres de la préfecture. L’année précédente, 661 kwassa avaient été interceptés.
« Notre objectif est de porter assistance, de mettre les passagers à l’abri à terre et, après, on entre dans le canevas habituel de la procédure administrative », affirme un haut gradé de la gendarmerie nationale, désireux de rester anonyme. « On ne fait que porter secours, assure, à son tour, le préfet François-Xavier Bieuville, interrogé en juin. Ce n’est pas pertinent de mettre en danger les personnes qui sont sur un bateau. »
Le récit du naufrage du 15 juillet partagé par Zoubert et trois autres passagers ne correspond pas à cette présentation… Et cette affaire n’a rien d’un cas isolé. Au terme de près d’un an d’enquête, Le Monde, ses partenaires du média d’investigation Lighthouse Reports et de plusieurs médias – français, britannique et allemand – ont recueilli une vingtaine de témoignages similaires et eu accès à diverses enquêtes judiciaires et administratives à même de documenter la récurrence d’interventions dangereuses au large de Mayotte. Des cadres du ministère de l’intérieur confirment le recours à ces pratiques d’interception agressives.
Alors que, dans la Manche, le gouvernement français a annoncé, cet été, un changement de doctrine d’intervention pour autoriser l’arraisonnement en mer des bateaux de migrants en route vers le Royaume-Uni – jusque-là prohibée au bénéfice du secours en mer –, cette enquête révèle les risques inhérents à de telles manœuvres et leurs conséquences mortelles à Mayotte, où elles sont mises en œuvre, loin des regards, depuis au moins une vingtaine d’années.
Interceptions dangereuses
D’après les données publiques du Cross Sud océan Indien, au moins 477 migrants sont morts ou ont disparu dans les eaux territoriales françaises autour de Mayotte depuis 2010. Un bilan issu de 860 opérations d’assistance en mer coordonnées par le Cross sur la période auprès d’embarcations de migrants, et dans lequel les circonstances entourant les drames ne sont pas précisées.
Avec une moyenne de 30 morts par an, ce bilan traduit néanmoins la dangerosité inhérente aux trajets effectués en kwassa. D’après notre décompte, fondé sur des données publiques ainsi que des dossiers judiciaires, au moins 24 personnes ont péri dans le lagon, entre 2007 et 2025, à la suite d’une interception. Sollicités pour réagir aux éléments réunis dans cette enquête, le ministère de l’intérieur, la préfecture et le parquet de Mamoudzou n’ont pas donné suite.
« A Mayotte, on a une posture beaucoup plus agressive que dans la Manche, reconnaît pourtant un cadre du secrétariat d’Etat à la mer, lui aussi soucieux de demeurer anonyme. Mayotte est soumise à des flux migratoires permanents qui déstabilisent l’île. Nécessité fait loi. C’est un peu cynique mais c’est comme ça. Et puis, le risque médiatique et politique est sans commune mesure. A Mayotte, si dix personnes meurent, il n’y a pas de sujet. »
Le souvenir de ces événements tragiques reste confiné au cœur des bidonvilles, dans la mémoire de leurs habitants. Il suffit d’interroger les Comoriens présents sur l’île pour que les récits d’interceptions dangereuses affluent. Youssouf, 25 ans et en situation irrégulière, a effectué une traversée sept fois des Comores vers Mayotte entre 2013 et 2024, au gré des expulsions dont il a fait l’objet. La dernière fois, il a « cru mourir ». Le semi-rigide de la police « tournait autour [d’eux] et faisait des vagues », se souvient-il. Le kwassa est percuté. Une personne tombe à l’eau, avant d’être récupérée, saine et sauve.
Nishka, un autre Comorien établi dans le sud de l’île de Grande-Terre, raconte avoir subi une tentative d’interception en 2023. « Le bateau de la police a fait des vagues, puis on a chaviré, dit-il. On était tout près de la plage. J’ai nagé jusqu’à la terre, je me suis caché. Je ne sais pas s’il y a eu des morts. » Abdellah, 24 ans, du quartier de Tsoundzou, à Mamoudzou, explique, pour sa part, comment une vedette de la police a tourné plusieurs fois autour du kwassa qui l’amenait vers Mayotte, une nuit de novembre 2021. « De l’eau est entrée dans le bateau. On était pétrifiés, des gens se pissaient dessus. »
« J’ai vu des choses que je ne pensais jamais voir, confie encore Mohammed. C’est gravé dans ma mémoire. » De 2019 à 2023, ce trentenaire a œuvré comme passeur entre Ndzouani et Mayotte, avant de raccrocher. Fin 2022, il participe à une escouade de trois kwassa partis de Ndzouani. Ces derniers sont à l’entrée du lagon quand une vedette de la PAF entreprend de stopper l’un d’eux, soulevant des vagues jusqu’à provoquer son naufrage. Mohammed et ses passagers sont témoins de la scène avant de poursuivre leur route. Impossible, pour lui, de dire ce qu’il est advenu des naufragés.
« Une formation de trois semaines, au mieux »
Au cours de notre enquête, six fonctionnaires, issus des ministères de l’intérieur et des armées, en poste entre 2008 et 2024 à Mayotte, ont reconnu, tout en exigeant l’anonymat, le recours routinier à des pratiques dangereuses. Un haut gradé de la gendarmerie admet ainsi que les intercepteurs « coupent la route » des kwassa et vont jusqu’à « taper leur proue ». « C’est pour qu’ils s’arrêtent parce qu’ils sont en danger », justifie un gendarme en évoquant la manière dont ses collègues ont pris l’habitude de « créer une vague artificielle, en faisant des mouvements en S, pour alourdir [d’eau] le kwassa », quitte à prendre le risque qu’il chavire. « Cela représente 0,05 % des cas », minimise un autre gendarme, établi pendant dix ans à Mayotte.
« Quand on navigue à 45 nœuds [83 kilomètres à l’heure], la nuit, une route d’interception devient nécessairement une route de collision », considère pourtant un autre militaire. Un point de vue partagé par un cadre des affaires maritimes, en poste pendant près de quinze ans à Mayotte, selon lequel la police ne peut que se mettre hors la loi : « Il faut aller vite, monter jusqu’à l’écho [l’endroit où le kwassa a été repéré par le radar], éteindre les feux, ce qui est contraire au règlement international de l’abordage en mer. » Le fonctionnaire fustige, par ailleurs, l’absence de « culture maritime » chez certaines unités de la PAF : « Ils suivent une formation de trois semaines, au mieux, et après ils partent en compagnonnage sur les intercepteurs. »
Dans les bilans officiels, rien ne transparaît de la récurrence d’accidents. « La plupart du temps, ça se passe bien. On a quelques refus d’obtempérer », témoigne ainsi le maréchal des logis chef Moudri, interrogé lors d’une patrouille de la gendarmerie maritime, au mois de juin. « A Mayotte, il y a très peu de morts », soutient Jean-François Carenco, ministre délégué chargé des outre-mer de 2022 à 2023.
« L’accidentologie est quasi nulle autour des interceptions, les forces de l’ordre ont l’habitude et le souci d’assurer la sécurité en mer, insiste un magistrat ayant officié plusieurs années dans l’archipel. A chaque fois qu’un accident arrive, c’est le kwassa qui vient volontairement percuter le navire de police ou de gendarmerie dans une démarche de refus d’obtempérer. » L’un de ses collègues magistrats a une autre interprétation : « Personne n’enquête véritablement, se lamente-t-il. La seule autorité qui pourrait prendre des suites à ce sujet, ce serait le parquet. Et il ne le fait pas. »
Farid Djassadi, un Comorien de 31 ans, ne comprend pas pourquoi les policiers ayant percuté le kwassa sur lequel il avait embarqué le 10 novembre 2019 ne sont pas inquiétés par la justice. Voilà bientôt six ans qu’une instruction a été ouverte pour blessures involontaires, au lendemain de l’accident dont il a été victime. Ses jambes ont été broyées et déchiquetées par les hélices d’un semi-rigide de la PAF. Seul le conducteur du kwassa a été mis en examen pour « aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irrégulier » et « refus d’obtempérer ».
Farid Djassadi voulait rejoindre Mayotte pour améliorer son sort, celui de son épouse et de ses trois enfants. Ce soir-là, à la nuit tombée, le kwassa approche de l’îlot Mtsamboro, au nord-ouest de Mayotte. Les dix-huit passagers aperçoivent un intercepteur de la PAF, le Makini, à l’entrée du lagon. En dépit des sommations des policiers, « le pilote du kwassa ne voulait pas s’arrêter, on n’était pas loin des côtes mahoraises », se souvient Farid Djassadi. A l’entendre, la vedette de la police a alors percuté « plusieurs fois » le kwassa sur le côté. « Les policiers criaient : “Arrêtez-vous !”, “Eteignez le moteur !” J’ai voulu me déplacer et je me suis mis debout. Le bateau de la police a percuté par le côté le kwassa et je suis tombé à l’eau. »
Dans un procès-verbal transmis au magistrat instructeur en décembre 2019, les gendarmes, saisis de l’enquête, évoquent les « mouvements de vague » provoqués par les policiers « afin d’obliger le pilote du kwassa à stopper les machines ». « La victime, pensant que les deux bateaux vont se heurter à hauteur de la position qu’elle occupe, se lève et est déséquilibrée par la vague entrant dans le kwassa, écrivent-ils. La victime passe par-dessus bord. »
Alors qu’il est à l’eau, la vedette de police lui passe dessus, le blessant aux jambes. Six autres passagers confirment ces circonstances lors de leurs auditions. L’enquête révélera en outre que le permis de navigation du Makini avait expiré depuis février 2018 et qu’aucun des quatre policiers membres d’équipage n’avait le brevet de capitaine 200, pourtant indispensable pour conduire une embarcation si puissante.
A l’hôpital de Mamoudzou, Farid Djassadi est amputé des deux jambes. Une plaie s’étend aussi du haut de son crâne jusqu’à son arcade sourcilière gauche, nécessitant une greffe de peau. « Moralement, ça ne va pas », dit-il pudiquement, six ans après les faits. En situation irrégulière à Mayotte, il souffre de douleurs chroniques. Il n’a pas revu ses enfants restés aux Comores et leur mère est morte. Il espère une réparation qui ne vient pas.
« Tous feux éteints »
Ce n’est pas la première fois que le Makini est mis en cause dans une collision tragique. Quelques mois avant l’accident de Farid Djassadi, la même vedette de la PAF avait été impliquée dans le naufrage d’un autre kwassa. Deux passagers avaient alors péri noyés : Nousroi S., âgée d’une dizaine d’années, et Ali S., un trentenaire. Une troisième personne avait été portée disparue.
Si les policiers ont nié avoir percuté le kwassa et mettent en cause les manœuvres dangereuses du passeur, plusieurs rescapés ont livré, lors de leurs auditions, des récits bien différents. Ainsi, une jeune fille, Soumaila M., a déclaré que c’est « la vedette de la PAF [qui] était à l’origine de la collision avec [la] barque alors que le pilote tentait d’échapper à l’interception ».
Dans son ordonnance de renvoi du passeur devant le tribunal correctionnel de Mamoudzou du 31 août 2020, le juge d’instruction mentionne l’hypothèse selon laquelle « la vedette d’interception [a] percuté le kwassa à l’arrière ». Mais il l’écarte de ses conclusions, considérant que la « trace » repérée à l’avant de la vedette de police pouvait seulement « correspondre à la mise à couple des deux bateaux ». « Ce sont bien les manœuvres d’évitement du kwassa constituées par les accélérations et virements soudains de bord qui provoquent l’entrée d’eau et le naufrage », affirme le magistrat.
Depuis, le pilote a été condamné à cinq ans de prison. Dans son ordonnance, le magistrat instructeur regrettait néanmoins qu’il « n’existe à ce jour, au sein de la police, tant au plan local que national, aucune directive écrite portant doctrine d’emploi sur la question – que l’on peut pourtant estimer essentielle – de l’interception en mer ».
Les interrogations sur ce sujet sont anciennes. En 2008, la Commission nationale de déontologie et de sécurité (CNCDS, l’actuel Défenseur des droits) s’inquiétait déjà des méthodes des policiers en mer après une collision ayant entraîné la mort d’une mère et de son enfant, ainsi que huit disparitions, dans la nuit du 3 au 4 décembre 2007 : entre 30 et 40 personnes avaient pris place sur un kwassa. Dans le lagon, une vedette de la PAF les détecte à la jumelle et décide de s’approcher par l’arrière, feux éteints, « pour ne pas être repérée ». Une pratique habituelle, diront les fonctionnaires à la CNCDS. En pleine nuit, ils percutent l’embarcation surchargée, provoquant la chute à l’eau de ses occupants.
Dans son avis, la Commission condamne la technique employée de « recherche à la dérive tous feux éteints », contraire aux règles internationales de navigation. Elle « recommande instamment de ne plus recourir à des méthodes qui aboutissent à la mise en danger d’êtres humains, notamment de femmes et d’enfants, dans des conditions susceptibles de caractériser le délit d’homicide involontaire ». Un vœu resté sans effet.
Par Raphaëlle Aubert, Maud Jullien (Mayotte, Lighthouse Reports), Julia Pascual (Mayotte), Jack Sapoch (motion design Lighthouse Reports) et Tomas Statius (Mayotte, Lighthouse Reports)
Publié aujourd’hui à 06h55, modifié à 15h08