« Le poisson pourrit toujours par la tĂȘte », a rappelĂ© Gabriel Attal au conseil dâadministration de Sciences Po, le 13 mars. VoilĂ au moins un point sur lequel on peut ĂȘtre en accord avec lui. Câest peu dire que lâirruption inopinĂ©e du Premier ministre constitue en soi un Ă©vĂ©nement stupĂ©fiant et inacceptable.
SciencesPo Paris, lâalma mater des Ă©lites de la RĂ©publique, se veut « UniversitĂ© de recherche ».
Bien que son directeur soit nommĂ© en Conseil des ministres cet Ă©tablissement dâenseignement supĂ©rieur est censĂ© bĂ©nĂ©ficier de lâautonomie institutionnelle qui sied en la matiĂšre et dont se gargarisent les gouvernants depuis la rĂ©forme de lâUniversitĂ© en 2008. Il relĂšve Ă©galement du « bloc constitutionnel » qui garantit la libertĂ© dâenseignement et de recherche (article 57 de la loi du 26 janvier 1984).
Câest donc peu dire que lâirruption inopinĂ©e du Premier ministre et de la ministre de la Recherche et de lâEnseignement supĂ©rieur dans la sĂ©ance exceptionnelle de son conseil dâadministration, le 13 mars, Ă la suite de la dĂ©mission de son directeur, Mathias Vicherat, et de lâoccupation du mythique amphithĂ©Ăątre Boutmy par des Ă©tudiants pro-Palestiniens, constitue en soi un Ă©vĂ©nement stupĂ©fiant et inacceptable.
Encore plus scandaleux et intolĂ©rables sont les propos menaçants quâa tenus en cette enceinte Gabriel Attal, sans mĂȘme parler du ridicule de la situation et de son illĂ©galitĂ© qui semblent Ă©chapper Ă son entendement. En effet, quelle est la base juridique de la prĂ©sence du Premier ministre et de la Ministre dans ce conseil, sans mĂȘme quâelle ait Ă©tĂ© portĂ©e Ă la connaissance de ses membres dans lâordre du jour ?
La prĂ©sidente de la Fondation nationale des sciences politiques sâest contentĂ©e de leur annoncer en dĂ©but de sĂ©ance la venue dâun « invitĂ© imprĂ©vu » â un invitĂ© qui sâest trĂšs mal comportĂ© en lâoccurrence.
Le prĂ©texte de ce coup de force a Ă©tĂ© la montĂ©e en Ă©pingle dâun incident qui sâest produit le mĂȘme jour dans lâamphithĂ©Ăątre Boutmy. Les organisateurs de son occupation en ont interdit lâaccĂšs Ă une Ă©tudiante qualifiĂ©e de « sioniste », et ont expliquĂ© par la suite que celle-ci filmait rĂ©guliĂšrement les manifestants pro-Palestiniens, ce qui Ă©tait susceptible de les mettre en danger.
Lâaccusation est plausible dans la mesure oĂč des groupes comme la « Brigade juive » (rĂ©cemment rebaptisĂ©e « Dragons cĂ©lestes »), « Swords of Salomon » ou « AmIsraĂ«l-Team Action » pratiquent le doxing Ă lâencontre de militants, de journalistes, dâĂ©lus, dâavocats jugĂ©s pro-Palestiniens en publiant leurs coordonnĂ©es personnelles sur les rĂ©seaux sociaux pour dĂ©clencher une campagne de harcĂšlement tĂ©lĂ©phonique contre eux et leurs proches[1].
La direction de Sciences Po, le Premier ministre, puis le prĂ©sident de la RĂ©publique soi-mĂȘme, en Conseil des ministres (!), tous relayĂ©s par une dĂ©ferlante mĂ©diatique, ont criĂ© Ă lâantisĂ©mitisme.
Faut-il rappeler quâĂȘtre antisioniste (ou pro-Palestinien ou critique de la politique de lâEtat israĂ©lien) nâest pas ĂȘtre antisĂ©mite, quoi quâen pensent la propagande israĂ©lienne et un nombre croissant de Français abusĂ©s par son matraquage ?
Antisémites, Victor Klemperer, Pierre-Vidal-Naquet, Maxime Rodinson, Etienne Balibar, Rony Brauman, pour nous en tenir à des intellectuels juifs ?
Par ailleurs les organisateurs de lâoccupation de lâamphithĂ©Ăątre, rĂ©cusant tout propos et comportement antisĂ©mites de leur part, font valoir que des Ă©tudiants juifs, certains dâentre eux ne cachant pas leurs opinions sionistes, ont pu y entrer. Ce quâatteste une pĂ©tition dâĂ©tudiant(e)s juifs et juives de Sciences Po qui refusent dâĂȘtre « instrumentalisĂ©s » par la direction de lâĂ©tablissement et les autoritĂ©s politiques .
De mĂȘme la mobilisation des Ă©tudiants pro-Palestiniens de lâamphithĂ©Ăątre a reçu le soutien de doctorants de Sciences Po, bientĂŽt suivis par des chercheurs de lâĂ©tablissement et dâailleurs.
On peut admettre que la direction dâun Ă©tablissement sâĂ©meuve de lâoccupation dâun amphithĂ©Ăątre, en contradiction avec le rĂšglement intĂ©rieur et au dĂ©triment des cours qui y sont programmĂ©s. De lĂ Ă dĂ©former les faits, il y a un pas qui nâaurait pas dĂ» ĂȘtre franchi, pas plus que le pouvoir politique nâaurait dĂ» dramatiser et dĂ©voyer un Ă©pisode somme toute mineur dans la vie universitaire, pour de sombres raisons Ă©lectoralistes ou pour entourer dâun nuage de fumĂ©e toxique la piteuse dĂ©confiture de ses ingĂ©rences rĂ©pĂ©tĂ©es dans la nomination des responsables de Sciences Po depuis lâaffaire Olivier Duhamel, en 2021.
Lieu majeur de la formation et de la reproduction des Ă©lites politiques du pays, et donc de leurs luttes factionnelles, Sciences Po est devenu un vrai enjeu de la guerre culturelle que lâextrĂȘme-droite identitariste a enclenchĂ©e dĂšs la fin des annĂ©es 1970 et dans laquelle Emmanuel Macron a choisi son camp en 2020, en sâappuyant sur Jean-Michel Blanquer, FrĂ©dĂ©rique Vidal et Jean Castex. Quitte Ă Ă©riger cette trĂšs vieille maison en bastion du « wokisme », de lâintersectionnalitĂ© et des Ă©tudes post- ou dĂ©coloniales, au mĂ©pris des Ă©vidences et mĂȘme de la vraisemblance.
Par ailleurs lâoccupation de lâamphithĂ©Ăątre Boutmy sâest inscrite dans le cadre dâune journĂ©e europĂ©enne de soutien acadĂ©mique au peuple palestinien Ă laquelle a appelĂ© la Coordination universitaire europĂ©enne contre la colonisation en Palestine (CUCCP). La systĂ©matisation de la rĂ©pression universitaire, politique, administrative, policiĂšre et judiciaire de toute forme de solidaritĂ© avec la population de Gaza ou la cause palestinienne, dont procĂšde lâoccupation par le Premier ministre du conseil dâadministration de Sciences Po, devient de moins en moins lĂ©gitime et comprĂ©hensible alors que le nombre de morts civils par bombardements, tirs et privations de la part de lâarmĂ©e israĂ©lienne â dont une majoritĂ© dâenfants â dĂ©passe Ă Gaza les 30 000 et fait lâobjet de condamnations de la Justice internationale et des Nations-unies. Lesquelles obligent les gouvernements, dont celui de la France. Derechef, ce nâest pas faire fi des atrocitĂ©s du Hamas, le 7 octobre, que de sâĂ©mouvoir de celles de Tsahal.
Et sur le fond et dans la forme, le raid de Gabriel Attal Ă Sciences Po constitue une atteinte grossiĂšre Ă la libertĂ© de la recherche et de lâenseignement universitaire. Au mĂȘme titre que la mise en cause par Elisabeth Borne de la Ligue des droits de lâHomme, lâannĂ©e derniĂšre, il confirme que le macronisme a perdu le Nord dĂ©mocratique.
Ă dire vrai, en cinquante ans dâanalyse des situations autoritaires de par le monde, en tant que chercheur du CNRS puis professeur dâUniversitĂ©, je nâai jamais relevĂ© une ingĂ©rence aussi outranciĂšre et grotesque du pouvoir politique dans la sphĂšre du savoir.
Les rĂ©gimes autoritaires patentĂ©s y mettent plus de convenances. Ubu-Roi nâest pas loin. « Le poisson pourrit toujours par la tĂȘte », a rappelĂ© Gabriel Attal au conseil dâadministration de Sciences Po, le 13 mars. VoilĂ au moins un point sur lequel on peut ĂȘtre en accord avec lui.
[1] Christophe Ayad, Samuel Laurent, « La guĂ©rilla virtuelle dâactivistes pro-IsraĂ«l en France », Le Monde, 4-5 fĂ©vrier 2024, p. 10.