Le XIXĂš siĂšcle a Ă©tĂ© marquĂ© par un besoin plus pressant de garantir une passivitĂ© politique gĂ©nĂ©ralisĂ©e. Comme lâa fait remarquer Moses Finley, ĂȘtre citoyen dans lâAthĂšnes dâAristote câĂ©tait de facto ĂȘtre actif, avec peu de distinction entre les droits civiques et politiques, et des frontiĂšres rigides entre les esclaves et les non-esclaves. Dans les annĂ©es 1830 et 1840, le mouvement pour le suffrage universel a rendu ces dĂ©marcations impossibles. Les prolĂ©taires ambitionnaient de se transformer en citoyens actifs, menaçant ainsi lâordre Ă©tabli du rĂšgne de la propriĂ©tĂ© privĂ©e construit aprĂšs 1789. Pour enrayer cette perspective, il fallait construire une nouvelle citĂ© censitaire, dans laquelle les masses seraient exclues de la prise de dĂ©cision, tandis que les Ă©lites pourraient continuer Ă mettre en Ćuvre la soi-disant volontĂ© dĂ©mocratique. Le rĂ©gime plĂ©biscitaire de Louis Bonaparte III, qualifiĂ© de « politique du sac de pommes de terre » dans Le 18 Brumaire de Marx, en est une manifestation. Cette « antirĂ©volution crĂ©ative », comme lâa appelĂ©e Hans Rosenberg, Ă©tait une tentative de cadrer le suffrage universel en le plaçant dans des contraintes autoritaires qui permettraient la modernisation capitaliste.
Walter Bagehot â sommitĂ© du magazine The Economist, thĂ©oricien de la Banque centrale et chantre de la Constitution anglaise â a dĂ©fendu le coup dâĂtat de Bonaparte en 1851 comme le seul moyen de concilier dĂ©mocratisation et accumulation du capital. « Nous nâavons pas dâesclaves Ă contenir par des terreurs spĂ©ciales et une lĂ©gislation indĂ©pendante », Ă©crivait-il. « Mais nous avons des classes entiĂšres incapables de comprendre lâidĂ©e dâune constitution, incapables de ressentir le moindre attachement Ă des lois impersonnelles. Le bonapartisme Ă©tait une solution naturelle. La question a Ă©tĂ© posĂ©e au peuple français : « Voulez-vous ĂȘtre gouvernĂ©s par Louis NapolĂ©on ? Serez-vous gouvernĂ©s par Louis NapolĂ©on ou par une assemblĂ©e ? » Le peuple français rĂ©pondit : « Nous serons gouvernĂ©s par le seul homme que nous pouvons imaginer, et non par le grand nombre de personnes que nous ne pouvons pas imaginer ».
Bagehot affirmait que les socialistes et les libĂ©raux qui se plaignaient de lâautoritarisme de Bonaparte Ă©taient eux-mĂȘmes coupables de trahir la dĂ©mocratie. Commentant le rĂ©sultat dâun plĂ©biscite de 1870 qui a ratifiĂ© certaines des rĂ©formes de Bonaparte, il a affirmĂ© que ces critiques « devraient apprendre [âŠ] que sâils sont de vrais dĂ©mocrates, ils ne devraient plus tenter de perturber lâordre existant, au moins pendant la vie de lâempereur ». Pour eux, Ă©crivait-il, « la dĂ©mocratie semble consister le plus souvent Ă utiliser librement le nom du peuple contre la grande majoritĂ© du peuple ». Telle Ă©tait la rĂ©ponse capitaliste appropriĂ©e Ă la politique de masse : lâatomisation forcĂ©e du peuple â rĂ©primant le syndicalisme pour garantir les intĂ©rĂȘts du capital, avec le soutien passif dâune sociĂ©tĂ© dĂ©mobilisĂ©e.
Richard Tuck a dĂ©crit les nouvelles variantes de cette tradition au XXĂš siĂšcle, dont tĂ©moignent les travaux de Vilfredo Pareto, Kenneth Arrow et Mancur Olson, entre autres. Pour ces personnalitĂ©s, lâaction collective et la mise en commun des intĂ©rĂȘts Ă©taient exigeantes et peu attrayantes ; le vote aux Ă©lections Ă©tait gĂ©nĂ©ralement exercĂ© avec rĂ©ticence plutĂŽt quâavec conviction ; les syndicats profitaient autant aux membres quâaux non-membres ; et les termes du contrat social devaient souvent ĂȘtre imposĂ©s par la force.
Dans les annĂ©es 1950, Arrow a recyclĂ© une idĂ©e proposĂ©e Ă lâorigine par le marquis de Condorcet, affirmant quâil Ă©tait thĂ©oriquement impossible pour trois Ă©lecteurs dâassurer une harmonie parfaite entre leurs prĂ©fĂ©rences (si lâĂ©lecteur un prĂ©fĂ©rait A Ă B et C, lâĂ©lecteur deux B Ă C et A, et lâĂ©lecteur trois C Ă A et B, la formation dâune prĂ©fĂ©rence majoritaire Ă©tait impossible sans une intervention dictatoriale). Le « thĂ©orĂšme dâimpossibilitĂ© » dâArrow a Ă©tĂ© considĂ©rĂ© comme une preuve que lâaction collective elle-mĂȘme Ă©tait pleine de contradictions ; Olson lâa radicalisĂ© pour promouvoir sa thĂšse selon laquelle le parasitisme Ă©tait la rĂšgle plutĂŽt que lâexception dans les grandes organisations. Ainsi la conclusion selon laquelle lâhomme nâest pas naturellement enclin Ă la politique a fini par dominer ce domaine de la littĂ©rature sceptique de lâaprĂšs-guerre.
Vers la fin du vingtiĂšme siĂšcle, avec la baisse drastique de la participation Ă©lectorale, la forte baisse du nombre de jours de grĂšve et le processus plus large de retrait de la vie politique organisĂ©e, lâapolitisme humain a semblĂ© passer dâun discours acadĂ©mique Ă une rĂ©alitĂ© empirique. Alors que Kant parlait dâune « insociable sociabilitĂ© », on pourrait dĂ©sormais parler dâune « insociabilitĂ© sociable » : une insociabilitĂ© qui renforce lâatomisation au lieu de la sublimer.
Toutefois, comme lâa montrĂ© la dĂ©cennie de contestations, la formule de Bagehot ne tient plus. Le soutien passif Ă lâordre en place ne peut ĂȘtre assurĂ© ; les citoyens sont prĂȘts Ă se rĂ©volter en grand nombre. Pourtant, les mouvements sociaux naissants restent paralysĂ©s par lâoffensive nĂ©olibĂ©rale contre la sociĂ©tĂ© civile. Comment conceptualiser au mieux cette nouvelle conjoncture ? Le concept dâ « hyperpolitique » â une forme de politisation sans consĂ©quences politiques claires â peut sâavĂ©rer utile. La post-politique sâest achevĂ©e dans les annĂ©es 2010. La sphĂšre publique a Ă©tĂ© repolitisĂ©e et rĂ©enchantĂ©e, mais dans des termes plus individualistes et court-termistes, Ă©voquant la fluiditĂ© et lâĂ©phĂ©mĂ©ritĂ© du monde en ligne. Il sâagit dâune forme dâaction politique toujours « modique » â peu coĂ»teuse, accessible, de faible durĂ©e et, trop souvent, de faible valeur. Elle se distingue Ă la fois de la post-politique des annĂ©es 1990, dans laquelle le public et le privĂ© ont Ă©tĂ© radicalement sĂ©parĂ©s, et des politiques de masse traditionnelles du vingtiĂšme siĂšcle. Ce qui nous reste, câest un sourire sans chat (ndlr. Le chat de Cheshire dâAlice aux pays des merveilles) : une action politique sans influence sur les politiques gouvernementales ni liens institutionnels.
Si le prĂ©sent hyperpolitique semble reflĂ©ter le monde en ligne â avec son curieux mĂ©lange dâactivisme et dâatomisation â il peut Ă©galement ĂȘtre comparĂ© Ă une autre entitĂ© amorphe : le marchĂ©. Comme lâa notĂ© Hayek, la psychologie de la planification et la politique de masse sont Ă©troitement liĂ©es : les politiciens guettent leurs opportunitĂ©s sur des dĂ©cennies ; Les planificateurs soviĂ©tiques Ă©valuaient les besoins humains au travers de plans quinquennaux ; Mao, trĂšs conscient de la longue durĂ©e, a hibernĂ© en exil rural pendant plus de vingt ans ; les nazis mesuraient leur temps en millĂ©naires. Lâhorizon du marchĂ©, lui, est beaucoup plus proche : les oscillations du cycle Ă©conomique offrent des rĂ©compenses instantanĂ©es. Aujourdâhui, les hommes politiques se demandent sâils peuvent lancer leur campagne en quelques semaines, les citoyens manifestent pour une journĂ©e, les influenceurs pĂ©titionnent ou protestent avec un tweet monosyllabique.
Il en rĂ©sulte une prĂ©pondĂ©rance des « guerres de mouvement » sur les « guerres de position », les principales formes dâengagement politique Ă©tant aussi Ă©phĂ©mĂšres que les transactions commerciales. Il sâagit plus dâune question de nĂ©cessitĂ© que de choix : lâenvironnement lĂ©gislatif pour la mise en place dâinstitutions durables reste hostile, et les militants doivent faire face Ă un paysage social viciĂ© et Ă une Kulturindustrie dâune ampleur sans prĂ©cĂ©dent. Sous ces contraintes structurelles se cachent des questions de stratĂ©gie. Si lâinternet a radicalement rĂ©duit les coĂ»ts de lâexpression politique, il a Ă©galement pulvĂ©risĂ© le terrain de la politique radicale, brouillant les frontiĂšres entre le parti et la sociĂ©tĂ© et engendrant un chaos dâacteurs en ligne. Comme le remarquait Eric Hobsbawm, la nĂ©gociation collective « par lâĂ©meute » reste prĂ©fĂ©rable Ă lâapathie post-politique.
La jacquerie des agriculteurs europĂ©ens au cours des derniers mois indique clairement le potentiel (conservateur) de ces guerres de mouvement. Cependant, en lâabsence de modĂšles dâadhĂ©sion formalisĂ©s, il est peu probable que la politique de protestation contemporaine nous ramĂšne aux annĂ©es « superpolitiques » de la dĂ©cennie 1930. Au contraire, elle pourrait donner lieu Ă des reproductions postmodernes de soulĂšvements paysans de lâancien rĂ©gime : une oscillation entre la passivitĂ© et lâactivitĂ©, mais qui rĂ©duit rarement le diffĂ©rentiel de pouvoir global au sein de la sociĂ©tĂ©. DâoĂč la reprise en forme de K des annĂ©es 2020 : une trajectoire qui nâaurait agrĂ©Ă© ni Ă Bagehot, ni Ă Marx.