Taher Labadi 20 décembre 2023
En Ă©clairant les mĂ©canismes de pouvoir multiples qui opĂšrent dans le champ de lâĂ©conomie, #Taher_Labadi montre dans cet article que le colonialisme israĂ©lien est un systĂšme global qui oscille entre expulsion de la population palestinienne, oppression politique et surexploitation, et que lâĂ©conomie est un terrain privilĂ©giĂ© oĂč se dĂ©ploient les rapports coloniaux.
Taher Labadi est chercheur Ă lâInstitut français du Proche-Orient (Ifpo), Ă JĂ©rusalem. Ses recherches portent sur lâĂ©conomie politique de la Palestine, et plus gĂ©nĂ©ralement sur lâĂ©conomie en situation coloniale.
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Penser lâĂ©conomie palestinienne dans son contexte colonial
La Palestine aura certainement fait couler beaucoup dâencre ces deux derniers mois. Prise entre lâĂ©motion et les injonctions politico-mĂ©diatiques, la recherche universitaire sâinvitait aussi aux dĂ©bats pour apporter son Ă©clairage sur une actualitĂ© dense et tragique. Moins prĂ©sente, lâanalyse Ă©conomique aurait dĂ» pourtant retenir notre attention, Ă la condition toutefois de savoir informer utilement le sujet. La thĂ©orie Ă©conomique dominante, en effet, continue dâapprĂ©hender les phĂ©nomĂšnes quâelle Ă©tudie en recourant Ă la seule grammaire du marchĂ©, et se trouve par consĂ©quent bien dĂ©munie pour penser les conflits et les pouvoirs qui se nouent jusque dans lâĂ©conomie, oĂč Ă ses abords immĂ©diats. Tout au plus, ses donnĂ©es agrĂ©gĂ©es et autres formalismes abstraits nous donnent-ils une estimation des coĂ»ts du conflit, ou de lâoccupation militaire, et lâon comprend finalement bien trop peu ce que sont lâactivitĂ© et les processus Ă©conomiques dans la guerre, et en contexte palestinien.
Or dâimportantes controverses parcourent, depuis plus dâune dĂ©cennie dĂ©sormais, le champ des Ă©tudes palestiniennes, notamment liĂ©es Ă la mise au point et au choix des outils thĂ©oriques et mĂ©thodologiques permettant de lire et de dire ce contexte particulier. Cela est aussi vrai de la recherche en Ă©conomie oĂč lâon a assistĂ© Ă un retour en force de lâĂ©conomie politique, dont lâobjet nâa plus Ă©tĂ© le marchĂ© ou la croissance mais les rapports de dominations qui se logent et se crĂ©ent dans lâĂ©conomie. Cette secousse disciplinaire va ici de pair avec une critique de plus en plus Ă©tendue du rĂ©gime Ă©conomique Ă©tabli Ă la suite des accords dâOslo en 1993 ainsi que du modĂšle conceptuel (nĂ©olibĂ©ral) qui lui est sous-jacent. Une critique qui fait Ă la fois Ă©cho Ă lâimpasse dans laquelle se trouve le projet national palestinien et Ă lâĂ©chec de la « solution Ă deux Ătats », et se traduisant par une quĂȘte de nouveaux cadres dâanalyse[1].
Parmi ceux-lĂ , les Settler Colonial Studies (Ă©tudes du colonialisme de peuplement) nous invitent Ă mettre en cohĂ©rence les diverses dominations et violences produites dans les relations du mouvement sioniste, et plus tard dâIsraĂ«l, Ă la sociĂ©tĂ© palestinienne[2]. Ce cadre a pour avantage notable de remĂ©dier Ă la fragmentation des Ă©tudes palestiniennes qui rĂ©sulte des ruptures historiques (1948, 1967, 1993) et du morcellement gĂ©ographique (Cisjordanie, Gaza, IsraĂ«l, JĂ©rusalem). La comparaison des expĂ©riences amĂ©ricaines, sud-africaine, australienne, algĂ©rienne et palestinienne a aussi dâintĂ©ressant quâelle tempĂšre le traitement dâexception souvent appliquĂ© Ă cette derniĂšre. La prise en compte du rapport colonial, enfin, permet de compenser une approche marxiste exclusive qui tend Ă rabattre tout antagonisme au conflit entre classes sociales. Lâexamen ici des mĂ©canismes de pouvoir multiples qui opĂšrent sur le terrain mĂȘme de lâĂ©conomie se veut une contribution Ă la comprĂ©hension de la guerre en cours.
LâĂ©conomie comme terrain de lâĂ©limination et du remplacement
Sur le terrain de lâĂ©conomie en effet, diffĂ©rentes logiques dâaction sont Ă lâĆuvre. La premiĂšre est une Ă©limination et un remplacement justement caractĂ©ristiques des #colonialismes_de_peuplement. DĂšs la fin du 19Ăšme siĂšcle, le mouvement sioniste entreprend de sâapproprier des terres en Palestine pour y installer une nouvelle population de colons. Un processus qui sâaccĂ©lĂšre avec lâoccupation britannique du pays en 1917 puis la mise en place du mandat de la SociĂ©tĂ© des nations. La conquĂȘte de lâĂ©conomie est alors un moyen dĂ©cisif pour renforcer la dĂ©mographie juive et sâassurer du contrĂŽle des territoires. Elle sâavĂšre aussi un moyen puissant de dĂ©stabilisation de la sociĂ©tĂ© arabe palestinienne.
Cette conquĂȘte de lâĂ©conomie trouve son expression trĂšs pratique dans lâadoption du mot dâordre de #Jewish_Land (terre juive) et la crĂ©ation de diffĂ©rents fonds sionistes dĂ©diĂ©s Ă lâachat de terres, dont le Fonds national juif. AppropriĂ©es de maniĂšre marchande et privĂ©e, ces terres sont nĂ©anmoins retirĂ©es du marchĂ© et considĂ©rĂ©es comme propriĂ©tĂ©s inaliĂ©nables du « peuple juif », ce qui constitue un premier pas vers lâinstitution dâune souverainetĂ© proprement politique. Plusieurs dizaines de localitĂ©s palestiniennes disparaissent ainsi avant mĂȘme lâĂ©pisode de la Nakba sous lâeffet de la colonisation.
Un second mot dâordre est celui de #Jewish_Labor (travail juif), lequel consiste Ă encourager les coopĂ©ratives agricoles tenues par le mouvement sioniste, puis par extension lâensemble des employeurs juifs ou britanniques, Ă prioriser lâemploi de travailleurs juifs. Ces derniers trouvent en effet des difficultĂ©s Ă se faire embaucher, y compris par les patrons juifs qui prĂ©fĂšrent recourir Ă une main-dâĆuvre arabe moins couteuse et plus expĂ©rimentĂ©e dans le travail de la terre. Le chĂŽmage devient un dĂ©fi majeur et de nombreux colons finissent par repartir en Europe.
Ainsi contrairement Ă lâidĂ©e reçue, la formation des #kibboutz durant la premiĂšre moitiĂ© du 20Ăšme siĂšcle ne doit pas grand-chose Ă lâimportation des idĂ©aux socialistes et bien plus aux impĂ©ratifs de la colonisation en cours. Lâorganisation collective et la mise en commun des ressources rĂ©pondent dâabord Ă la nĂ©cessitĂ© de rĂ©duire le coĂ»t du travail juif face Ă la concurrence du travail arabe[3]. Les kibboutz sont Ă cet Ă©gard plutĂŽt inspirĂ©s des artels russes, des coopĂ©ratives de vie formĂ©es entre travailleurs originaires dâun mĂȘme lieu afin dâamĂ©liorer les chances de survie dans un environnement concurrentiel. Il nâest pas question ici dâopposition, ni mĂȘme de dĂ©fection face au capitalisme.
Soutenus par lâOrganisation sioniste, les kibboutz permettent une meilleure absorption des colons en mĂȘme temps quâune complĂšte exclusion des travailleurs arabes. Et ce nâest que plus tard, une fois les contours coloniaux du kibboutz bien dĂ©finis et son efficacitĂ© Ă©conomique assurĂ©e, que le #mythe_de_communautĂ©s_autogĂ©rĂ©es rĂ©pondant Ă un idĂ©al socialiste sâest dĂ©veloppĂ©, nourrissant lâimaginaire des nouvelles vagues de colons venus dâEurope. Il reste que les kibboutz ont toujours fourni un contingent plus Ă©levĂ© que la moyenne de combattants et de commandants dans les rangs des organisations paramilitaires sionistes durant toute la pĂ©riode du mandat britannique.
Le syndicat juif de lâ#Histadrout crĂ©Ă© en 1920 est un autre acteur majeur de cette premiĂšre conquĂȘte de lâĂ©conomie. Celui-ci est Ă la tĂȘte dâun empire Ă©conomique colossal composĂ© de colonies agricoles, de coopĂ©ratives de transport, dâĂ©tablissements industriels, commerciaux et financiers lesquels sont employĂ©s dans la constitution dâenclaves Ă©conomiques exclusivement juives[4]. Le syndicat va mĂȘme jusquâĂ recruter des « gardiens du travail » qui se rendent sur les chantiers et dans les usines pour intimider les employeurs et les travailleurs et exiger par la menace le dĂ©bauchage des ouvriers arabes et le recrutement de colons juifs[5]. Cette conquĂȘte est donc loin dâĂȘtre sans violences.
Les mots dâordre de Jewish Land et de Jewish Labor prĂ©valent encore aprĂšs la Nakba, puis Ă la suite de lâoccupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, dans une Ă©conomie israĂ©lienne mobilisĂ©e par la colonisation et que structure toujours la prĂ©valence accordĂ©e Ă la population juive. A la diffĂ©rence que lâĂ©limination de la population palestinienne autochtone est dĂ©sormais soutenue par un appareil Ă©tatique, et se voit systĂ©matisĂ©e par un ensemble de politiques et de lois. Or la spoliation des terres et la sĂ©grĂ©gation des habitants nâexclut pas pour autant une politique dâintĂ©gration Ă©conomique visant Ă tirer parti dâune prĂ©sence palestinienne inĂ©vitable, en mĂȘme temps quâelle sert Ă la contrĂŽler.
Une sĂ©grĂ©gation qui facilite lâexploitation Ă©conomique
Lorsquâen 1967 IsraĂ«l sâempare de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, ses ambitions annexionnistes sont contrariĂ©es par la prĂ©sence dâenviron un million de Palestiniens, laquelle constitue un dĂ©fi dĂ©mographique, politique et sĂ©curitaire. Lâadministration militaire opte alors pour une intĂ©gration de facto des nouveaux territoires conquis, tout en refusant la citoyennetĂ© Ă leurs habitants. Cela lui permet dâĂ©tablir un systĂšme strict de sĂ©grĂ©gation et de hiĂ©rarchisation des relations entre les deux populations, palestinienne et israĂ©lienne. Les mesures employĂ©es alors sont Ă bien des Ă©gards comparables Ă celles qui sont Ă lâĆuvre depuis 1948, en IsraĂ«l mĂȘme, face aux Palestiniens dits « de lâintĂ©rieur »[6].
Se dĂ©gage ici une logique dâexploitation, consistant Ă tirer le meilleur parti des opportunitĂ©s offertes par le contrĂŽle des territoires et de leurs habitants. Outre la #mainmise_sur_les_ressources_naturelles (eau, pĂ©trole, gazâŠ), IsraĂ«l multiplie les politiques dans lâobjectif dâaccroĂźtre la dĂ©pendance Ă©conomique et ainsi mieux user Ă son avantage des capitaux, de la force de travail ou encore des marchĂ©s de consommation palestiniens. Câest notamment lâadministration israĂ©lienne qui accorde jusquâen 1993 les autorisations nĂ©cessaires pour construire une maison, forer un puit, dĂ©marrer une entreprise, sortir ou entrer sur le territoire, importer ou exporter des marchandises.
Des mesures sont prises pour empĂȘcher toute concurrence palestinienne et encourager au contraire des relations de sous-traitance au profit des producteurs israĂ©liens. Lâessor de certaines branches dâactivitĂ© comme la cimenterie, le textile ou la rĂ©paration automobile est de ce fait directement liĂ© aux besoins de lâĂ©conomie israĂ©lienne. De mĂȘme que les cultures requises par IsraĂ«l ou destinĂ©es Ă lâexportation vers lâEurope se substituent progressivement Ă celles plus diversifiĂ©es destinĂ©es aux marchĂ©s local et rĂ©gional. La population palestinienne devient en retour trĂšs largement tributaire des importations en provenance dâIsraĂ«l pour satisfaire ses propres besoins de consommation.
Cette situation ne change pas fondamentalement aprĂšs 1993 et la crĂ©ation de lâAutoritĂ© palestinienne. Les prĂ©rogatives accordĂ©es Ă cette derniĂšre sont constamment remises en cause sur le terrain, et câest lâadministration israĂ©lienne qui garde la maitrise des rĂ©gimes commercial, monĂ©taire et financier, ainsi que des frontiĂšres et de la majeure partie des territoires. La zone C, directement sous contrĂŽle militaire israĂ©lien et inaccessible au gouvernement palestinien, couvre encore 62% de la Cisjordanie. De 1972 Ă 2017, IsraĂ«l a ainsi absorbĂ© 79 % du total des exportations palestinienne et se trouve Ă lâorigine de 81% de ses importations[7].
Lâemploi dans lâĂ©conomie israĂ©lienne dâune main-dâĆuvre en provenance de Cisjordanie et de Gaza est encore un aspect de cette exploitation coloniale. RĂ©gulĂ©e par lâadministration israĂ©lienne qui dĂ©livre les permis de circulation et de travail, la prĂ©sence de ces travailleurs vient compenser une pĂ©nurie de main-dâĆuvre israĂ©lienne, en fonction de la conjoncture et pour des secteurs dâactivitĂ© prĂ©cis (principalement le bĂątiment, lâagriculture, la restauration). Ainsi la rĂ©cession Ă©conomique israĂ©lienne entre 1973 et 1976 nâa quasiment pas dâimpact sur le chĂŽmage israĂ©lien et se traduit en revanche par une rĂ©duction du nombre de travailleurs palestiniens venant des territoires occupĂ©s[8].
VulnĂ©rable, corvĂ©able et rĂ©vocable Ă tout moment, cette main-dâĆuvre compte en moyenne pour un tiers de la population active palestinienne au cours des dĂ©cennies 1970 et 1980. Puis le dĂ©clenchement de la PremiĂšre Intifada et les actions de boycott Ă©conomique engagĂ©s par la population palestinienne Ă la fin des annĂ©es 1980 incitent lâadministration israĂ©lienne Ă rĂ©duire drastiquement la prĂ©sence de ces travailleurs. Ceux-lĂ sont remplacĂ©s durant un temps par une main-dâĆuvre migrante en provenance dâAsie. Mais le phĂ©nomĂšne redevient majeur en Cisjordanie depuis une dizaine dâannĂ©es et avait mĂȘme repris ces derniers mois avec la bande de Gaza, malgrĂ© le blocus.
En 2023, 160 000 Palestiniens de Cisjordanie â soit 20 % de la population active employĂ©e de ce territoire â travaillaient en IsraĂ«l ou dans les colonies, auxquels sâajouteraient environ 50 000 travailleurs employĂ©s sans permis. On comptait Ă©galement quelques 20 000 travailleurs en provenance de la bande de Gaza[9]. Ces travailleurs perçoivent un salaire moyen qui reprĂ©sente entre 50 et 75 % de celui de leurs homologues israĂ©liens. Ils sont en outre exposĂ©s Ă la prĂ©caritĂ©, Ă la #discrimination et aux abus. Le nombre dâaccidents du travail et de dĂ©cĂšs sur les chantiers de construction est considĂ©rĂ© comme lâun des plus Ă©levĂ©s au monde[10].
LâĂ©conomie au service de la contre-insurrection
Sâil rĂ©pond dâabord Ă une logique dâexploitation de la main-dâĆuvre autochtone, lâemploi de travailleurs palestiniens sâavĂšre aussi un excellent moyen de policer la population. Pour obtenir un permis de travail en IsraĂ«l ou dans les colonies, un Palestinien de Cisjordanie ou de Gaza doit veiller Ă ce que son dossier soit approuvĂ© par lâadministration militaire israĂ©lienne. Il doit alors ne pas prendre part Ă toute activitĂ© syndicale ou politique jugĂ©e hostile Ă lâoccupation, de mĂȘme que ses proches parents. Des familles et parfois des villages entiers prennent ainsi garde Ă ne faire lâobjet dâaucune « interdiction sĂ©curitaire » pour ne pas se voir priver du permis de travail israĂ©lien.
La dĂ©pendance des Palestiniens envers lâĂ©conomie israĂ©lienne participe par consĂ©quent de leur vulnĂ©rabilitĂ© politique. Une vulnĂ©rabilitĂ© dâautant plus redoutable que câest lâadministration israĂ©lienne qui rĂ©gule lâaccĂšs aux territoires occupĂ©s, ou mĂȘme la circulation en leur sein. La fermeture des points de passage et la restriction du trafic sont alors rĂ©guliĂšrement employĂ©es comme un moyen de sanction, dans une logique ouvertement contre-insurrectionnelle. La population palestinienne est rapidement menĂ©e au bord de lâasphyxie Ă©conomique, voire maintenue dans un Ă©tat de crise humanitaire durable comme lâillustre le cas de la bande de Gaza sous blocus depuis 2007.
LâAutoritĂ© palestinienne se trouve tout particuliĂšrement exposĂ©e face Ă ce genre de pratique punitive. Ses revenus sont composĂ©s en grande partie (67 % en 2017) de taxes collectĂ©es par lâadministration israĂ©lienne, notamment sur les importations palestiniennes. Or celle-ci ponctionne et suspend rĂ©guliĂšrement ses reversements en exerçant un chantage explicite. Les recettes du gouvernement palestinien dĂ©pendent aussi de lâaide internationale, non moins discrĂ©tionnaire et politiquement conditionnĂ©e[11]. Une situation qui explique pour beaucoup son incapacitĂ© Ă agir en dehors du terrain balisĂ© par IsraĂ«l et les bailleurs de fonds.
Cette ingĂ©nierie politique et sociale qui passe par lâĂ©conomie touche Ă©galement le secteur privĂ© de diffĂ©rentes maniĂšres. Ces derniĂšres annĂ©es ont vu un nombre croissant dâentreprises en Cisjordanie requĂ©rir de maniĂšre proactive leur intĂ©gration au systĂšme de surveillance israĂ©lien dans lâobjectif de bĂ©nĂ©ficier dâun rĂ©gime avantageux dans lâexportation de leurs marchandises[12]. En temps normal, une cargaison est acheminĂ©e une premiĂšre fois par camion jusquâau point de contrĂŽle israĂ©lien le plus proche. LĂ , elle est dĂ©chargĂ©e pour subir une inspection de plusieurs heures, avant dâĂȘtre chargĂ©e sur un second camion pour ĂȘtre transportĂ©e Ă destination, en IsraĂ«l mĂȘme, ou vers un pays tiers.
Les exportateurs palestiniens sont ainsi pĂ©nalisĂ©s par des coĂ»ts Ă©levĂ©s de transport, sans parler du temps perdu et des risques de voir les marchandises endommagĂ©es par ces procĂ©dures fastidieuses. Le nombre de camions, et par consĂ©quent le volume de marchandises transportĂ©es, est aussi fortement limitĂ© par lâengorgement quâon observe quotidiennement sur les points de contrĂŽle, Ă quoi peut sâajouter la simple dĂ©cision israĂ©lienne de mettre un frein Ă la circulation Ă tout moment et pour quelque raison que ce soit. Par contraste, la mise en place de couloirs logistiques, dits « door-to-door », vient considĂ©rablement fluidifier et rĂ©duire le coĂ»t du fret commercial.
Moyennant le suivi dâun protocole strict Ă©tabli par lâarmĂ©e israĂ©lienne, des entreprises pourront acheminer leurs cargaisons Ă bon port en ne recourant quâĂ un seul camion israĂ©lien et sans ĂȘtre inquiĂ©tĂ©es aux points de contrĂŽle. Elles doivent pour cela amĂ©nager une cour fermĂ©e et sĂ©curisĂ©e pour le chargement, Ă©quipĂ©e de camĂ©ras de surveillance reliĂ©es en fil continu au point de contrĂŽle militaire le plus proche. Elles fournissent Ă©galement des donnĂ©es dĂ©taillĂ©es sur leurs employĂ©s dont le dossier doit aussi ĂȘtre approuvĂ© par lâadministration militaire. Enfin, chaque camion est Ă©quipĂ© dâun systĂšme de localisation GPS permettant la surveillance de lâitinĂ©raire suivi Ă travers la Cisjordanie.
LâĂ©conomie palestinienne prise dans une guerre totale
Il est certainement difficile de prendre toute la mesure du bouleversement radical que vivent actuellement les territoires occupĂ©s et avec eux, lâactivitĂ© Ă©conomique palestinienne. Plusieurs organismes palestiniens ou internationaux sâefforcent dĂ©jĂ de comptabiliser les pertes matĂ©rielles de la guerre en cours, et dâĂ©valuer ses rĂ©percussions sur le PIB et le chĂŽmage palestiniens. Toute solution politique au conflit, dit-on, devra nĂ©cessairement sâaccompagner dâun volet Ă©conomique, et lâanticipation des coĂ»ts de la reconstruction et de la remise Ă flot de lâĂ©conomie palestinienne constitue Ă chaque nouvelle guerre un gage de rĂ©activitĂ© face Ă lâurgence pour les diffĂ©rentes parties concernĂ©es.
Aux destructions en masse causĂ©es par les bombardements israĂ©liens sâajoutent en effet le renforcement du siĂšge sur la bande de Gaza mais aussi sur la Cisjordanie, ainsi que la rĂ©vocation de tous les permis de travail israĂ©liens, ou encore le retard infligĂ© dans le reversement des taxes Ă lâAutoritĂ© palestinienne. Lâinstitut palestinien MAS Ă©voque Ă cet Ă©gard une rĂ©cession Ă©conomique grave dont les effets se font dĂ©jĂ sentir dans le cours de la guerre et qui sera probablement amenĂ©e Ă se prolonger Ă ses lendemains. Le PIB aurait connu une perte dâau moins 25 % Ă la fin 2023 tandis que le chĂŽmage pourrait atteindre les 30 % de la population active en Cisjordanie, pour 90 % dans la bande de Gaza[13].
Mais nous ne sommes pas lĂ face Ă un affrontement entre deux Ătats souverains et lâappauvrissement de la population palestinienne, de mĂȘme que les risques sĂ©rieux de famine ne sont pas fortuits. Des rapports publiĂ©s Ă la suite des prĂ©cĂ©dentes guerres confirment la volontĂ© dĂ©libĂ©rĂ©e de lâarmĂ©e israĂ©lienne de sâen prendre aux moyens matĂ©riels de subsistance[14]. Il en va de mĂȘme des restrictions imposĂ©es sur le trafic de personnes et de marchandises, lesquelles ne sâappliquent pourtant pas aux agriculteurs de Cisjordanie dont les productions sont venues supplĂ©er Ă lâinterruption de lâactivitĂ© agricole en IsraĂ«l et ainsi participer Ă son effort de guerre.
Cette multiplicitĂ© des mĂ©canismes Ă lâĆuvre et les diverses logiques de pouvoir quâils recouvrent montrent que lâĂ©conomie nâest pas une victime collatĂ©rale de lâaffrontement colonial en cours mais en constitue bien un terrain privilĂ©giĂ©. La question dĂšs lors nâest pas vraiment celle des coĂ»ts de la guerre et de la reconstruction, pas plus quâelle ne devrait ĂȘtre celle des points de croissance Ă gagner pour remporter le silence des populations. Mais elle est plutĂŽt celle des moyens Ă mettre en Ćuvre pour prĂ©munir la sociĂ©tĂ© palestinienne dâune dĂ©possession, dâun enrĂŽlement ou encore dâun assujettissement qui se produisent dans lâĂ©conomie mĂȘme, et contre une guerre qui se veut plus que jamais totale.
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Illustration : « Les toits de JĂ©rusalem », 2007. Sliman Mansour, peintre palestinien.
Notes
[1] Taher Labadi, 2020, « Ăconomie palestinienne : de quoi parle-t-on (encore) ? », Revue des mondes musulmans et de la MĂ©diterranĂ©e, 147 | 2020, DOI : â»https://doi.org/10.4000/remmm.14298
[2] Omar Jabary Salamanca, Mezna Qato, Kareem Rabie, Sobhi Samour (ed.), 2012, Past is Present : Settler Colonialism in Palestine, Settler colonial studies, Hawthorn.
[3] Shafir Gershon, 1989, Land, Labor and the Origins of the Israeli-Palestinian Conflict, 1882 â 1914, Cambridge University Press, Cambridge.
[4] Sternhell Zeev, 2004, Aux origines dâIsraĂ«l : entre nationalisme et socialisme, Fayard, Paris.
[5] George Mansour, 1936, The Arab Worker under the Palestine Mandate, Jerusalem.
[6] Aziz Haidar, 1995, On the margins : the Arab population in the Israeli economy, New York, St. Martinâs Press.
[7] CNUCED, 2018, Rapport sur lâassistance de la CNUCED au peuple palestinien : Ă©volution de lâĂ©conomie du territoire palestinien occupĂ©, 23 juillet, GenĂšve.
[8] Leila Farsakh, 2005, Palestinian Labor Migration to Israel : Labor, Land and Occupation, Routlege, London.
[9] MAS, 2023, How To Read the Economic and Social Implications of the War on Gaza, Gaza War Economy Brief Number 4, Ramallah.
[10] CNUCED, op. cit.
[11] Taher Labadi, 2023, Le chantage aux financements europĂ©ens accable la Palestine, OrientXXI URL : â»https://orientxxi.info/magazine/le-chantage-aux-financements-europeens-accable-la-palestine,6886
[12] Walid Habbas et Yael Berda, 2021, « Colonial management as a social field : The Palestinian remaking of Israelâs system of spatial control », Current Sociology, 1 â18.
[13] MAS, op. cit.
[14] UN, 2009, Rapport de la Mission dâĂ©tablissement des faits de lâOrganisation des Nations Unies sur le conflit de Gaza.
Bibliographie indicative
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