En mai 1982, le philosophe Gilles Deleuze (1925-1995) dialogue avec lâĂ©crivain Elias Sanbar qui venait de crĂ©er la « Revue dâĂtudes Palestiniennes ». Un entretien qui rĂ©sonne fortement avec notre prĂ©sent tant le siĂšge israĂ©lien de Gaza rappelle que cette enclave palestinienne Ă©voque une rĂ©serve indienne.
AnimĂ©e par Elias Sanbar, la Revue dâĂtudes Palestiniennes fut crĂ©Ă©e en octobre 1981 aux Ăditions de Minuit dirigĂ©es par JĂ©rĂŽme Lindon. Auteur fidĂšle de cette maison dâĂ©dition, soutien de la cause palestinienne et ami dâElias Sanbar, le philosophe Gilles Deleuze salua alors cette naissance, en ces termes : « On attendait depuis longtemps une revue arabe en langue française, mais plutĂŽt du cĂŽtĂ© de lâAfrique du Nord. Or câest les Palestiniens qui la font. Elle a deux caractĂšres Ă©videmment centrĂ©s sur les problĂšmes palestiniens, mais qui concernent aussi lâensemble du monde arabe. Dâune part, elle prĂ©sente des analyses socio-politiques trĂšs profondes, sur un ton maĂźtrisĂ©, comme de sang-froid. Dâautre part, elle mobilise un “corpus” littĂ©raire, historique, sociologique, proprement arabe, trĂšs riche et peu connu. »
Avec lâaimable autorisation de sa fille, la rĂ©alisatrice Ămilie Deleuze, nous publions ci-dessous la conversation quâeurent alors Gilles Deleuze et Elias Sanbar, initialement parue dans LibĂ©ration du 8-9 mai 1982 et reprise, en 2003, dans Deux rĂ©gimes de fous (Textes et entretiens 1975-1995, Ă©dition prĂ©parĂ©e par David Lapoujade, Les Ăditions de Minuit, coll. « Paradoxe »). Leur Ă©change tourne autour dâune comparaison Ă©clairante Ă lâheure du siĂšge israĂ©lien de Gaza : les Palestiniens comme Peaux-Rouges de notre modernitĂ©, repoussĂ©s de leur terre, puis confinĂ©s dans des rĂ©serves.
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Gilles Deleuze. â Il semble que quelque chose soit devenu mĂ»r, du cĂŽtĂ© des Palestiniens. Un nouveau ton, comme sâils avaient surmontĂ© le premier Ă©tat de leur crise, comme sâils avaient atteint Ă une rĂ©gion de certitude ou de sĂ©rĂ©nitĂ©, de « droit », qui tĂ©moignerait dâune nouvelle conscience. Et qui leur permettrait de parler dâune nouvelle maniĂšre, ni agressive ni dĂ©fensive, mais « dâĂ©gal Ă Ă©gal » avec tout le monde. Comment expliques-tu cela puisque les Palestiniens nâont pas encore atteint leurs objectifs ?
Elias Sanbar. â Nous avons ressenti cette rĂ©action dĂšs la parution du premier numĂ©ro. Il y a les acteurs qui se sont dit « tiens les Palestiniens font aussi des revues comme celle-ci », et ça a remuĂ© dans leur tĂȘte une image bien Ă©tablie. Nâoublions pas que, pour beaucoup, lâimage que nous revendiquons du combattant palestinien restait trĂšs abstraite. Je mâexplique. Avant que nous nâimposions la rĂ©alitĂ© de notre prĂ©sence nous nâĂ©tions perçus que comme des rĂ©fugiĂ©s. Lorsque notre mouvement de rĂ©sistance a imposĂ© que lâon compte avec notre lutte, on nous a de nouveau enfermĂ©s dans une image rĂ©ductrice.
MultipliĂ©e et isolĂ©e Ă lâinfini, câĂ©tait une image de purs militaristes, et nous avons Ă©tĂ© perçus comme ne faisant que cela. Câest pour en sortir que nous prĂ©fĂ©rons notre image de combattants Ă celle de militaires au sens strict.
Je crois que lâĂ©tonnement quâa provoquĂ© la parution de cette revue vient aussi du fait que certains doivent commencer Ă se dire que les Palestiniens existent et quâils ne servent pas uniquement Ă rappeler des principes abstraits. Si cette revue vient de Palestine, elle nâen constitue pas moins un terrain oĂč sâexpriment des prĂ©occupations multiples, un lieu oĂč prennent la parole non seulement des Palestiniens, mais des Arabes, des EuropĂ©ens, des Juifs, etc.
Certains doivent surtout commencer Ă rĂ©aliser que sâil y a un tel travail, une telle diversitĂ© dâhorizons, câest quâil doit probablement y avoir aussi et Ă dâautres niveaux de la Palestine des peintres, des sculpteurs, des ouvriers, des paysans, des romanciers, des banquiers, des comĂ©diens, des commerçants, des professeurs... bref une sociĂ©tĂ© rĂ©elle et de lâexistence de laquelle cette revue rend compte.
La Palestine est non seulement un peuple mais aussi une terre. Elle est le lien entre ce peuple et sa terre spoliĂ©e, elle est le lieu oĂč agissent une absence et un dĂ©sir immense de retour. Et ce lieu est unique, il est fait de toutes les expulsions que vit notre peuple depuis 1948. Lorsquâon a la Palestine dans les yeux, on lâĂ©tudie, on la scrute, on suit le moindre de ses mouvements, on note chaque changement qui lâatteint, on complĂšte toutes ses images anciennes, bref on ne la perd jamais de vue.
Gilles Deleuze. â Beaucoup dâarticles de la Revue dâĂtudes Palestiniennes rappellent et analysent dâune nouvelle façon les procĂ©dĂ©s par lesquels les Palestiniens ont Ă©tĂ© chassĂ©s de leurs territoires. Câest trĂšs important, parce que les Palestiniens ne sont pas dans la situation de gens colonisĂ©s, mais Ă©vacuĂ©s, chassĂ©s. Tu insistes dans le livre que tu prĂ©pares sur la comparaison avec les Peaux-Rouges [cf. Palestine 1948, lâexpulsion, Paris, Les Livres de la Revue dâĂtudes Palestiniennes, 1983]. Câest quâil y a deux mouvements trĂšs diffĂ©rents dans le capitalisme. TantĂŽt il sâagit de tenir un peuple sur son territoire, et de le faire travailler, de lâexploiter, pour accumuler un surplus : câest ce quâon appelle dâordinaire une colonie. TantĂŽt au contraire, il sâagit de vider un territoire de son peuple, pour faire un bond en avant, quitte Ă faire venir une main-dâĆuvre dâailleurs. Lâhistoire du sionisme et dâIsraĂ«l comme celle de lâAmĂ©rique est passĂ©e par lĂ : comment faire le vide, comment vider un peuple ?
Dans un entretien, Yasser Arafat marque la limite de la comparaison [Revue dâĂtudes Palestiniennes, n° 2, hiver 1982], et cette limite forme aussi lâhorizon de la Revue dâĂtudes Palestiniennes : il y a un monde arabe, tandis que les Peaux-Rouges ne disposaient dâaucune base ou force hors du territoire dont on les expulsait.
Elias Sanbar. â Nous sommes des expulsĂ©s particuliers parce que nous nâavons pas Ă©tĂ© dĂ©placĂ©s vers des terres Ă©trangĂšres, mais vers la prolongation de notre « chez nous ». Nous avons Ă©tĂ© dĂ©placĂ©s en terre arabe, oĂč non seulement personne ne veut nous dissoudre mais oĂč cette idĂ©e mĂȘme est une aberration. LĂ je pense Ă lâimmense hypocrisie de certaines affirmations israĂ©liennes qui reprochent aux autres Arabes de ne pas nous avoir « intĂ©grĂ©s » ce qui dans le langage israĂ©lien signifie « faire disparaĂźtre »... Nos expulseurs sont devenus subitement soucieux dâun prĂ©tendu racisme arabe Ă notre Ă©gard. Cela signifie-t-il que nous nâavons pas eu Ă affronter des contradictions dans certains pays arabes ? Certainement pas, mais ces affrontements ne provenaient quand mĂȘme pas du fait que nous Ă©tions Arabes, ils Ă©taient parfois inĂ©vitables parce que nous Ă©tions et que nous sommes une rĂ©volution en armes. Nous sommes Ă©galement les Peaux-Rouges des colons juifs en Palestine. A leurs yeux notre seul et unique rĂŽle consistait Ă disparaĂźtre. En cela il est certain que lâhistoire de lâĂ©tablissement dâIsraĂ«l est une reprise du processus qui a donnĂ© naissance aux Ătats-Unis dâAmĂ©rique.
Il y a probablement lĂ un des Ă©lĂ©ments essentiels pour comprendre leur solidaritĂ© rĂ©ciproque. Il y a lĂ Ă©galement les Ă©lĂ©ments qui font que nous nâavions pas durant la pĂ©riode du Mandat Ă faire Ă une colonisation habituelle « classique », la cohabitation des colons et des colonisĂ©s [Sous rĂ©gime militaire britannique jusquâen 1921, la Palestine se voit ensuite placĂ©e, par la SDN, sous Mandat de la Grande-Bretagne. Le rĂ©gime civil commence en 1923 et durera jusquâau 15 mai 1948, date du dĂ©part des Britanniques et de la proclamation de lâĂtat dâIsraĂ«l.]. Les Français, les Anglais, etc. aspiraient Ă installer des espaces dans lesquels la prĂ©sence des autochtones Ă©tait la condition dâexistence de ces espaces. Il fallait bien pour quâune domination sâexerce que les dominĂ©s soient lĂ . Cela crĂ©ait quâon le veuille ou non, des espaces communs, câest-Ă -dire des rĂ©seaux, des secteurs, des niveaux de la vie sociale oĂč se faisait prĂ©cisĂ©ment cette « rencontre » entre les colons et les colonisĂ©s. Quâelle fĂ»t intolĂ©rable, Ă©crasante, exploitante, dominatrice ne change rien au fait que « lâĂ©tranger » pour dominer le « local » devait commencer par ĂȘtre « en contact » avec lui.
Arrive le sionisme qui part au contraire de la nĂ©cessitĂ© de notre absence, qui, plus que cela fait de la spĂ©cificitĂ© de ses membres (lâappartenance Ă des communautĂ©s juives) la pierre angulaire de notre rejet, de notre dĂ©placement, du « transfert » et de la substitution quâa si bien dĂ©crite Ilan Halevi [Ilan Halevi, Question juive, la tribu, la loi, lâespace, Paris, Ăditions de Minuit, 1981]. Câest ainsi que sont nĂ©s pour nous, arrivĂ©s dans la mĂȘme foulĂ©e que ceux que jâai appelĂ©s les « colons Ă©trangers », ceux quâil me semble devoir appeler « les colons inconnus ». Ceux dont toute la dĂ©marche Ă©tait de faire de leurs caractĂ©ristiques propres la base du rejet total de lâAutre.
Dâailleurs, je pense quâen 1948, notre pays nâa pas Ă©tĂ© seulement occupĂ© mais quâil a en quelque sorte « disparu ». Câest certainement ainsi que les colons juifs devenus Ă ce moment « les IsraĂ©liens » ont dĂ» vivre la chose.
Le mouvement sioniste a mobilisĂ© la communautĂ© juive en Palestine non point sur lâidĂ©e que les Palestiniens allaient partir un jour, mais sur lâidĂ©e que le pays Ă©tait « vide ». Il y en eut, bien entendu, certains qui, arrivĂ©s sur place, constatĂšrent le contraire et lâĂ©crivirent ! Mais le gros de cette communautĂ© fonctionnait vis-Ă -vis de gens quâelle cĂŽtoyait physiquement tous les jours, comme sâils nâĂ©taient pas lĂ . Et cet aveuglement nâĂ©tait pas physique, personne nâĂ©tait dupe au premier degrĂ©, mais tout le monde savait que ce peuple aujourdâhui prĂ©sent Ă©tait « en instance de disparition », tout le monde rĂ©alisait aussi que pour que cette disparition puisse rĂ©ussir, il fallait fonctionner dĂšs le dĂ©part comme si elle avait dĂ©jĂ eu lieu, câest- Ă -dire en « ne voyant » jamais lâexistence de lâautre, pourtant ultra prĂ©sent. Le vide sur le terrain devait pour rĂ©ussir partir dâune Ă©vacuation de « lâautre » de la propre tĂȘte des colons.
Pour y arriver le mouvement sioniste a jouĂ© Ă fond sur une vision raciste qui faisait du judaĂŻsme la base mĂȘme de lâexpulsion, du rejet de lâautre. Il y a Ă©tĂ© dĂ©cisivement aidĂ© par les persĂ©cutions en Europe, qui, menĂ©s par dâautres racistes, lui permettaient de trouver une confirmation Ă sa propre dĂ©marche.
Nous pensons dâailleurs que le sionisme a emprisonnĂ© les Juifs, il les tient captifs de cette vision que je viens de dĂ©crire. Je dis bien quâil les tient captifs et non quâil les a tenus Ă un moment donnĂ©. Je le dis parce quâune fois lâholocauste passĂ©, la dĂ©marche a Ă©voluĂ©, elle sâest mutĂ©e dans un pseudo « principe Ă©ternel » qui veut que les Juifs soient partout et en tout temps « lâAutre » des sociĂ©tĂ©s oĂč ils vivent.
Or, il nây a aucun peuple, aucune communautĂ© qui puisse â et heureusement pour eux â prĂ©tendre occuper immuable- ment cette position de « lâAutre » rejetĂ© et maudit.
Aujourdâhui, lâAutre au Proche-Orient, câest lâArabe, câest le Palestinien. Et comble dâhypocrisie et de cynisme, câest Ă cet Autre dont la disparition est constamment Ă lâordre du jour que les puissances occidentales demandent des garanties. Or, câest nous qui avons besoin dâĂȘtre garantis contre la folie des chefs militaires israĂ©liens.
MalgrĂ© cela lâOLP notre seul et unique reprĂ©sentant, a prĂ©sentĂ© sa solution du conflit, lâĂtat dĂ©mocratique en Palestine, un Ătat oĂč seraient abattus les murs existant entre tous ses habitants, quels quâils soient.
Gilles Deleuze. â La Revue dâĂtudes Palestiniennes a son manifeste, qui tient dans les deux premiĂšres pages du n° 1 : nous sommes « un peuple comme les autres ». Câest un cri dont le sens est multiple. En premier lieu, câest un rappel, ou un appel.
On ne cesse de reprocher aux Palestiniens de ne pas vouloir reconnaĂźtre IsraĂ«l. Voyez, disent les IsraĂ©liens, ils veulent nous dĂ©truire. Mais cela fait plus de 50 ans que les Palestiniens luttent eux-mĂȘmes pour ĂȘtre reconnus.
En second lieu, câest une opposition. Car le manifeste dâIsraĂ«l, câest plutĂŽt « nous ne sommes pas un peuple comme les autres », par notre transcendance et lâĂ©normitĂ© de nos persĂ©cutions. DâoĂč lâimportance, dans le no 2 de la Revue, de deux textes dâĂ©crivains israĂ©liens sur lâholocauste, sur les rĂ©actions sionistes Ă lâholocauste, et sur la signification quâa pris lâĂ©vĂ©nement en IsraĂ«l, par rapport aux Palestiniens et Ă lâensemble du monde arabe qui nây ont pas trempĂ©. Exigeant « dâĂȘtre traitĂ© comme un peuple hors de la norme », lâĂtat dâIsraĂ«l se maintient dâautant plus dans une situation de dĂ©pendance Ă©conomique et financiĂšre par rapport Ă lâOccident, telle quâaucun Ătat nâen a jamais connu de semblable (Boaz Evron, « Les interprĂ©tations de lâ“Holocauste” : Un danger pour le peuple juif », Revue dâĂtudes Palestiniennes, no 2, hiver 1982). Câest pourquoi les Palestiniens tiennent tant Ă la revendication opposĂ©e : devenir ce quâils sont, câest-Ă -dire un peuple tout Ă fait « normal ».
Contre lâhistoire apocalyptique, il y a un sens de lâhistoire qui ne fait quâun avec le possible, la multiplicitĂ© du possible, le foisonnement des possibles Ă chaque moment. Nâest-ce pas cela que la Revue veut montrer mĂȘme et surtout dans ses analyses actuelles ?
Elias Sanbar. â Absolument. Cette question du rappel au monde de notre existence est certainement pleine de sens, mais elle est aussi dâune extrĂȘme simplicitĂ©. Câest une sorte de vĂ©ritĂ© qui, dĂšs quâelle sera vraiment admise, rendra la tĂąche trĂšs difficile Ă ceux qui ont prĂ©vu la disparition du peuple palestinien. Car, finalement, ce quâelle dit, câest que tout peuple a en quelque sorte « droit au droit ». Câest une Ă©vidence, mais dâune force telle quâelle reprĂ©sente un peu le point de dĂ©part et le point dâarrivĂ©e de toute lutte politique. Prenons les sionistes, que disent-ils Ă ce sujet ? Jamais tu ne les entendras dire « le peuple palestinien nâa droit Ă rien » aucune force ne peut soutenir une telle position et ils le savent trĂšs bien. Tu les entendras par contre certainement affirmer « il nây a pas de peuple palestinien ».
Câest pour cela que notre affirmation de lâexistence du peuple palestinien est, pourquoi ne pas le dire, beaucoup plus forte quâil nây paraĂźt Ă premiĂšre vue.