AmmanAmman (Jordanie).â Un zeste dâĂ©tonnement, une poignĂ©e de colĂšre et une pelletĂ©e dâamertume : voici le cocktail quâexpriment aujourdâhui, dans les salons dâAmman et les rĂ©unions en petit comitĂ©, les intellectuel·les et les activistes des droits humains jordanien·nes Ă lâĂ©vocation de lâOccident.
Lâimmense majoritĂ©, mĂȘme les plus europhiles, mĂȘme celles et ceux qui ont vĂ©cu en France, en Italie, en Allemagne, ou dont lâanglais est parfait, ne comprennent pas le soutien total et inconditionnel de la plupart des pays occidentaux Ă IsraĂ«l aprĂšs les attaques perpĂ©trĂ©es par le Hamas le 7 octobre et la riposte israĂ©lienne ultraviolente contre la bande de Gaza.
Une tradition bien Ă©tablie dans les cercles de pouvoir politique et intellectuel jordaniens est ce moment de la journĂ©e, souvent le matin, oĂč dĂ©file, dans le bureau de telle ou telle personnalitĂ©, tout un arĂ©opage de connaissances qui viennent discuter, Ă©changer, argumenter, autour dâun ballet de cafĂ©s, de thĂ©s, de biscuits et de dattes. On y rencontre des poĂštes, des ministres, des professeurs, des ambassadeurs, des avocats, des journalistes, des proches du palais, des islamistes des FrĂšres musulmans, des marxistes â tous des hommes.
Ces derniers temps, on sây interroge : « OĂč est lâEurope ? OĂč sont les valeurs quâelle prĂŽne ? » et, face Ă la journaliste française : « OĂč est la France ? OĂč est sa politique dâĂ©quilibre ? »
Il y est question de deux poids deux mesures et de la nĂ©gation du droit dâun occupĂ© Ă se dĂ©fendre. Car lâattaque du Hamas est vue Ă travers le prisme de la rĂ©sistance Ă lâoccupation, et les atrocitĂ©s commises le 7 octobre par les assaillants du Hamas sont sinon niĂ©es, du moins relativisĂ©es. La thĂšse du mouvement islamiste est adoptĂ©e sans coup fĂ©rir : ce sont des Ă©lĂ©ments « incontrĂŽlĂ©s » appartenant au Jihad islamique ou des « civils » palestiniens de Gaza qui ont commis les meurtres. Le Hamas, en quelque sorte, a Ă©tĂ© dĂ©bordĂ©.
Câest donc le sort des Palestinien·nes que lâon retient. « Je condamne les meurtres dâenfants et de femmes oĂč que ce soit. Le problĂšme, câest que les Palestiniens sont victimes depuis 70 ans du viol de leurs droits et que le monde occidental reste sourd, affirme Hala Abed, avocate, dĂ©fenseuse des droits humains et fĂ©ministe. En fait, il ne sâagit mĂȘme pas de la nature des actes du Hamas. De toute façon, lâOccident, en particulier les Ătats-Unis et lâUnion europĂ©enne, soutient IsraĂ«l. Quoi quâil fasse. »
Des ambassades occidentales boycottées
Le reproche est ancien, il a Ă©tĂ© entendu lors des prĂ©cĂ©dentes offensives contre la bande de Gaza, mais il prend une nouvelle dimension depuis la guerre contre lâUkraine et les demandes des pays occidentaux de soutenir Kyiv contre lâagression russe. « Le monde “blanc” se prĂ©cipite pour aider lâUkraine mais garde le silence quand IsraĂ«l occupe la terre de Palestine, quand il bombarde les hĂŽpitaux, tue des femmes et des enfants, coupe lâeau, lâĂ©lectricitĂ© et la nourriture, enrage Roula al-Hroub, dirigeante du Parti des travailleurs, fĂ©ministe et ancienne dĂ©putĂ©e. IsraĂ«l est un Ătat voyou, mais lâOccident continue Ă lâappuyer. Les pays du Nord pratiquent le deux poids deux mesures. Ils ont Ă©chouĂ© au test de la dĂ©mocratie et des droits humains. »
En signe de dĂ©fiance, plusieurs personnalitĂ©s jordaniennes ont dĂ©cidĂ© de boycotter les activitĂ©s des ambassades amĂ©ricaines et europĂ©ennes et de rendre les prix qui leur avaient Ă©tĂ© dĂ©cernĂ©s. Ainsi Linda Kalash, directrice de lâONG Tamkeen, rĂ©compensĂ©e par le prix de la Lutte contre le trafic des ĂȘtres humains, reçu du DĂ©partement dâĂtat amĂ©ricain. Hadil Abdel Aziz, directrice du Centre de justice pour lâaide juridique, a, elle aussi, rendu son prix international de la Femme de courage (IWOC), qui lui a Ă©tĂ© remis le 8 mars 2023, aux cĂŽtĂ©s de dix autres femmes.
Le barreau de Jordanie envisage de rompre lâaccord de coopĂ©ration conclu avec le Conseil national des barreaux français signĂ© en septembre dernier. Les avocat·es du royaume hachĂ©mite ont Ă©tĂ© choquĂ©s par les termes de la rĂ©solution adoptĂ©e par leurs consĆurs et confrĂšres français aprĂšs lâattaque perpĂ©trĂ©e par le Hamas le 7 octobre.
Alaa Eddine Armouti, ancien prĂ©sident du Conseil national des droits humains, remerciĂ© officiellement pour malversations financiĂšres, officieusement pour avoir pris sa charge de dĂ©fenseur de lâĂtat de droit un peu trop au sĂ©rieux, est un homme modĂ©rĂ© et respectĂ©. Dans ce « salon » dâAmman, assis Ă cĂŽtĂ© dâun ancien ministre et dâun membre des FrĂšres musulmans jordanien, il ne cache pas son amertume. « Je suis extrĂȘmement déçu, secouĂ© mĂȘme, soupire-t-il. Jâen arrive Ă questionner lâuniversalitĂ© des droits humains : pourquoi sâappliquent-ils diffĂ©remment Ă lâUkraine et Ă la bande de Gaza ? Ce dont nous sommes tĂ©moins, câest que lâOccident, qui ne cesse dâen appeler Ă la dĂ©mocratie et aux droits humains, est injuste quand il sâagit du conflit palestinien. Je suis Ă deux doigts de perdre ma foi dans ces valeurs. »
Les dĂ©fenseurs et dĂ©fenseuses des droits humains, des droits des femmes, se sentent trahi·es par lâOccident. Inaudibles et en danger. « Nous sommes dĂ©semparĂ©s. Lâappui inconditionnel Ă la position israĂ©lienne, dans les premiers jours aprĂšs le 7 octobre, est une catastrophe pour nous. Nous lâavons dit au haut-commissaire aux droits humains de lâONU, Volker TĂŒrk, lors de sa visite Ă Amman le 9 novembre dernier, reprend un avocat. Le deux poids deux mesures menace la conviction que le dialogue peut aboutir, puisque les droits humains ne sâappliquent quâaux Occidentaux et Ă leurs alliĂ©s. »
Tous ceux et celles qui affirmaient dĂ©jĂ que les droits humains nâĂ©taient en aucune façon une valeur universelle et nâavaient rien Ă faire dans des sociĂ©tĂ©s musulmanes et arabes boivent du petit-lait. Ainsi dâIyad Qoneibi, docteur en pharmacie, condamnĂ© en 2016 Ă deux ans de prison pour incitation Ă la haine raciale, et de ses 3,8 millions dâabonné·es sur X (ex-Twitter). « Pour lui, la position occidentale aujourdâhui prouve que les droits relĂšvent dâun complot ourdi pour attaquer les religions, et en particulier lâislam, poursuit lâavocat jordanien. Le problĂšme, câest quâaujourdâhui, il est beaucoup plus Ă©coutĂ©. Et jugĂ© crĂ©dible. »
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Les armes se tairont dans quelques jours ou quelques semaines au-dessus de la bande de Gaza. Les otages seront relĂąché·es. Les morts seront enterrĂ©s. La politique reprendra ses droits. Mais le droit international, la dĂ©fense des droits humains, eux, auront bien du mal Ă sortir de lâabĂźme qui sâest ouvert entre les pays occidentaux et les sociĂ©tĂ©s arabes.