RaphaĂ«l Glucksmann semble lâenfant chĂ©ri de la presse mainstream, qui voit en lui â dans la perspective des Ă©lections europĂ©ennes Ă venir â un antidote utile Ă la gauche de rupture, incarnĂ©e depuis plusieurs annĂ©es par Jean-Luc MĂ©lenchon et la France insoumise. Son profil politique ne laisse effectivement guĂšre place au doute : il sâagit dâune version vaguement rafistolĂ©e de lâorientation dâaccompagnement du capitalisme nĂ©olibĂ©ral qui a plongĂ© la gauche dans une crise historique, partout dans le monde.
Mais quâest-ce que cela dit des batailles qui se jouent Ă gauche actuellement et des stratĂ©gies des diffĂ©rents partis qui sâĂ©taient unis dans le cadre de la NUPES, en particulier du PS ? LâĂ©conomiste Stefano Palombarini, auteur notamment (avec Bruno Amable) de LâIllusion du bloc bourgeois, avance quelques pistes.
Beaucoup a Ă©tĂ© dit sur la candidature de RaphaĂ«l Glucksmann aux Ă©lections europĂ©ennes, de son choix dâen faire une occasion de propagande des positions ultra-atlantistes sur la politique internationale tout en minorant les thĂšmes de politique Ă©conomique et sociale. On sait quâil parle peu volontiers de la situation Ă Gaza, pour laquelle il refuse dâutiliser le terme gĂ©nocide pourtant validĂ© par la Cour Internationale de Justice dans son verdict Ă la suite de la plainte dĂ©posĂ©e par lâAfrique du Sud. On sait quâil va bien au-delĂ de la volontĂ© de soutenir militairement lâUkraine, une volontĂ© partagĂ©e aussi par ceux qui pensent quâune aide de ce type est nĂ©cessaire pour Ă©tablir un rapport de force suffisamment Ă©quilibrĂ©, et laisser ainsi une chance Ă une solution nĂ©gociĂ©e du conflit. Non, pour lui aucun accord de paix nâest possible avec Poutine, un tyran qui menace nos dĂ©mocraties : la seule possibilitĂ© est de le « dĂ©faire totalement », de « lâhumilier ». En bon nĂ©oconservateur, il va mĂȘme plus loin : les dĂ©mocraties occidentales ne sont pas simplement menacĂ©es par Poutine, mais par « lâalliance entre la Russie et la Chine [âŠ]. Ce nâest pas une alliance conjoncturelle, mais une alliance idĂ©ologique, dont le ciment est le ressentiment Ă notre Ă©gard », oĂč Ă©videmment le « notre » ne fait pas rĂ©fĂ©rence seulement Ă la France, mais Ă lâOccident[1].
Ces positions ne sont guĂšre Ă©tonnantes pour qui connaĂźt son parcours : contributeur regulier de la revue Les meilleurs des mondes, qui a Ă©tĂ© un soutien indĂ©fectible de la politique Ă©trangĂšre de George Bush ; membre du cercle de lâOratoire, think tank atlantiste et nĂ©oconservateur ; sous lâimpulsion de Bernard-Henri Levy[2], conseiller de MikheĂŻl Saakachvili pendant que celui-ci prĂ©sidait la GĂ©orgie sur une ligne atlantiste et libĂ©rale. En 2007, dâabord candidat pour Alternative LibĂ©rale, Glucksmann dĂ©cida finalement dâapporter un soutien enthousiaste Ă Sarkozy, quâil considĂ©rait comme « lâhĂ©ritier rebelle » de 1968[3]. Dix ans plus tard, il accueillait avec ces mots le rĂ©sultat de la prĂ©sidentielle :
« Emmanuel Macron sâadresse Ă des individus empĂȘchĂ©s dans leur quĂȘte dâĂ©panouissement par des blocages culturels, des structures sociales ossifiĂ©es, des « assignations Ă rĂ©sidence » gĂ©ographiques, identitaires ou Ă©conomiques, quâil promet de dĂ©passer. Il est structurellement antiraciste et ouvert sur le monde. Il entend donner Ă chacun dâentre nous les moyens de se rĂ©aliser, rendre la sociĂ©tĂ© moins rigide, plus fluide. Il incarne une pensĂ©e centrĂ©e sur les libertĂ©s individuelles, Ă laquelle la France fut longtemps rĂ©tive. VoilĂ pourquoi il a sĂ©duit tant dâanciens soixante-huitards : le prĂ©sident Macron est, de ce point de vue, leur fils spirituel »[4].
Macron comme Sarkozy, les hĂ©ritiers de 1968⊠Si, depuis, Glucksmann dit avoir virĂ© Ă gauche (une gauche qui sâidentifie, comme dans la meilleure tradition du Parti socialiste, avec la toujours trĂšs hypothĂ©tique construction dâune « Europe sociale »), ses positions sur la politique internationale nâont pas changĂ© dâun iota, et correspondent toujours Ă celles du nĂ©oconservatisme le plus aveugle.
Si le profil de Glucksmann ne laisse place Ă aucun doute, on peut en revanche sâinterroger sur les raisons qui ont conduit le Parti socialiste Ă le dĂ©signer pour la deuxiĂšme fois comme tĂȘte de liste, en renonçant de nouveau Ă attribuer le rĂŽle Ă lâun de ses dirigeants. Bien Ă©videmment, il sâagit dâune candidature qui peut se rĂ©vĂ©ler efficace dans une Ă©lection quâon prĂ©voit largement boudĂ©e par les jeunes et les classes populaires : selon un sondage Ipsos publiĂ© dĂ©but mars[5], quâil faut considĂ©rer plus solide que dâautres en raison de la taille importante de lâĂ©chantillon, le taux dâabstention se situerait Ă 65% pour les employĂ©s et les ouvriers, et dĂ©passerait le 70% pour les moins de 35 ans. Mais la question ouverte porte sur ce que cette candidature dit des perspectives stratĂ©giques dâun parti qui, sorti en miettes de la prĂ©sidentielle, avait dĂ©cidĂ© de sâengager dans la NUPES avant de « suspendre » sa participation au mois dâoctobre 2023.
Une premiĂšre hypothĂšse, souvent Ă©voquĂ©e, est celle dâune volontĂ© de renĂ©gocier la NUPES sur la base du rĂ©sultat des europĂ©ennes, ce qui permettrait au PS, si les sondages devaient se confirmer, de jouer un rĂŽle majeur dans la dĂ©signation du candidat commun Ă la prĂ©sidentielle. Mais cette interprĂ©tation apparaĂźt plus que fragile : le PS a choisi non seulement de refuser une liste unique, mais aussi de mener campagne sur des thĂšmes trĂšs clivants Ă gauche, qui lâĂ©loignent radicalement non seulement de la France insoumise, mais aussi du Parti communiste et dâune fraction non nĂ©gligeable des Ă©cologistes. De ce point de vue, le rĂ©sultat des europĂ©ennes nâa guĂšre dâimportance : si la perspective Ă©tait toujours celle dâun rassemblement de lâensemble de la gauche, le PS nâaurait pas dĂ©signĂ© Glucksmann, ni dĂ©cidĂ© dâaxer sa campagne sur la guerre comme unique instrument de solution du conflit ukrainien. Il lâa fait, et lâenseignement quâon doit en tirer est que pour les socialistes, la NUPES est dĂ©finitivement enterrĂ©e.
Une deuxiĂšme hypothĂšse prend ainsi corps : la dĂ©cision de rompre durablement toute dĂ©marche unitaire pourrait ĂȘtre le produit dâune nostalgie de la longue pĂ©riode qui a vu le PS dominer lâespace de la gauche avec les autres mouvements rĂ©duits Ă la marginalitĂ©, une nostalgie quâon sait ĂȘtre bien prĂ©sente parmi les cadres du parti. Cette perspective interprĂ©tative laisse cependant songeurs tant elle relĂšverait de lâabsence complĂšte dâanalyse des Ă©checs subis en 2017 et 2022. La crise du Parti socialiste a Ă©tĂ© celle de la gauche dâaccompagnement, dont le projet depuis les annĂ©es 1980 Ă©tait une transition vers le capitalisme nĂ©olibĂ©ral accomplie « en douceur », qui Ă©viterait toute rupture brutale Ă la Thatcher, avec des rĂ©formes institutionnelles sâattachant dâabord aux domaines les moins directement connectĂ©s aux intĂ©rĂȘts populaires, comme le systĂšme financier ou le commerce international, et menĂ©es dans une logique de compromis, Ă lâimage du gouvernement Jospin qui a battu les records en matiĂšre de privatisations tout en concĂ©dant la rĂ©duction de la durĂ©e lĂ©gale du travail Ă 35 heures.
Si cette stratĂ©gie a fonctionnĂ© pendant presque quatre dĂ©cennies, elle Ă©tait destinĂ©e Ă rencontrer sa limite : au moment oĂč la poursuite de la rĂ©forme nĂ©olibĂ©rale imposait de sâattacher Ă la relation salariale et Ă la protection sociale, le bloc de soutien au PS sâest scindĂ© en deux, avec dâune part les groupes sociaux dĂ©cidĂ©s Ă prolonger le mouvement qui ont ralliĂ© Macron, et dâautre part les catĂ©gories populaires dĂ©finitivement dĂ©goutĂ©es par lâaction des gouvernements socialistes qui ont pris dâautres directions, principalement vers lâabstention ou vers la gauche de rupture, au cri de « jamais plus le PS ». LâimpossibilitĂ© de François Hollande de se reprĂ©senter et le mauvais rĂ©sultat de Benoit Hamon, puis la dĂ©route dâAnne Hidalgo ne sont pas des Ă©vĂ©nements Ă lâintĂ©rieur dâune parenthĂšse quâil sâagirait de refermer : la stratĂ©gie de la gauche dâaccompagnement, Ă une Ă©poque gagnante, nâest aujourdâhui plus viable.
En crĂ©ditant dâun minimum dâintelligence politique les dirigeants socialistes, il faut donc douter de la pertinence de cette deuxiĂšme hypothĂšse et en formuler une troisiĂšme en mesure de rendre compte du choix de se ranger derriĂšre Glucksmann. La lutte pour succĂ©der Ă Macron dans la reprĂ©sentation du bloc bourgeois est destinĂ©e Ă sâouvrir dans la pĂ©riode qui vient, et rien ne dit quâelle sera rĂ©servĂ©e aux composantes de la minoritĂ© prĂ©sidentielle. La dĂ©rive droitiĂšre du PrĂ©sident et de ses fidĂšles laisse dâailleurs imaginer quâun espace puisse sâouvrir pour un candidat en mesure de rejouer la campagne « progressiste » du premier Macron, et il y a beaucoup de raisons pour imaginer que le profil de Glucksmann soit adaptĂ© Ă une telle tĂąche.
Cependant, mĂȘme dans les sondages sur les prochaines europĂ©ennes qui lui sont les plus favorables, il nây a pour lâinstant aucun signe dâune capacitĂ© du PS dâintercepter le soutien ne serait-ce que dâune petite fraction du bloc bourgeois : celui-ci sâeffrite, mais exclusivement Ă lâavantage de la droite et (surtout) de lâextrĂȘme-droite, alors que le total des voix pour les listes socialiste et Ă©cologiste est, dans tous les sondages, au mieux identique Ă celui de 2019[6]. Mais de façon plus fondamentale, il faut rappeler quels Ă©taient les axes structurants de la premiĂšre campagne macroniste : accent sur dĂ©mocratie, libertĂ©s publiques, droits individuels, certes ; attachement total Ă la construction europĂ©enne, Ă©videmment ; mais aussi volontĂ© ferme dâamener Ă son terme la transition nĂ©olibĂ©rale, y compris au prix de rĂ©formes impopulaires sur le travail et la protection sociale.
Câest sur ces axes que le bloc bourgeois sâest construit, et câest la capacitĂ© dâĂȘtre crĂ©dible sur les trois axes qui sera dĂ©terminante pour savoir si un autre Macron est vraiment possible[7]. ConcrĂštement, pour le PS cela reviendrait non seulement Ă se payer plein de mots sur lâEurope et la dĂ©mocratie, exercice quâil maitrise parfaitement, mais aussi Ă rĂ©habiliter la loi El Khomri et François Hollande, ce qui nâest pas Ă exclure mais qui demanderait dâeffacer de la mĂ©moire des Ă©lecteurs toutes les critiques formulĂ©es par le parti Ă leur encontre, lâinventaire « sans concession » dressĂ© par Olivier Faure du quinquennat de lâancien prĂ©sident[8], la participation Ă la NUPES, lâalliance aux lĂ©gislatives avec la France insoumise. Bref, si lâidĂ©e est de se positionner de sorte Ă reprĂ©senter un bloc bourgeois par ailleurs dĂ©clinant, lâĂ©phĂ©mĂšre virage Ă gauche de la pĂ©riode qui va de mai 2022 Ă octobre 2023 pourrait se rĂ©vĂ©ler un handicap insurmontable.
MĂȘme si câest Ă des degrĂ©s divers, chacune de trois clĂ©s de lecture Ă©voquĂ©es a de quoi laisser perplexe. Il y en a en revanche une quatriĂšme qui paraĂźt plus pertinente. Il est possible que le PS ait tirĂ© comme enseignement de ses derniers Ă©checs lâimpossibilitĂ© de jouer de nouveau un rĂŽle de premier plan dans le gouvernement du pays, et quâil considĂšre dĂ©sormais comme objectif prioritaire simplement sa survie : ce quâon pourrait appeler « le syndrome PCF ». La dĂ©cision dâintĂ©grer la NUPES, qui restera peut-ĂȘtre dans les mĂ©moires comme la derniĂšre tentative socialiste de traduire une ambition nationale dans une stratĂ©gie politique, impliquait un risque sur la viabilitĂ© dâun parti quâelle a profondĂ©ment divisĂ©.
Faure nâa gagnĂ© le congrĂšs de janvier 2023 quâavec un trĂšs faible Ă©cart, rĂ©sultat dâailleurs contestĂ© par ses opposants ; et tout indique quâau moins depuis octobre, il a perdu la main sur un parti aujourdâhui dominĂ© par son ancienne minoritĂ©, une (ex)-minoritĂ© constituĂ©e trĂšs largement par des Ă©lus locaux dont les choix stratĂ©giques sont liĂ©s bien davantage au renouveau de leurs mandats quâĂ un projet de gouvernement pour la France. Il suffit de rappeler que ses figures principales sâappellent Carole Delga, prĂ©sidente de la rĂ©gion Occitanie (ovationnĂ©e sur demande de Glucksmann au meeting toulousain du 23 mars), Nicolas Mayer-Rossignol, maire de Rouen, MichaĂ«l Delafosse, maire de Montpellier, ou encore Anne Hidalgo, maire de Paris. Tous rĂ©unis aujourdâhui, avec Faure, dans le soutien Ă Glucksmann, dont la candidature sâexplique avec la nĂ©cessitĂ© de rĂ©unifier un parti menacĂ© de disparition Ă cause des mauvais rĂ©sultats Ă©lectoraux mais aussi de ses fractures internes.
Ainsi, comme je lâai indiquĂ©, le rĂ©sultat des europĂ©ennes Ă venir, quel quâil soit, ne jouera guĂšre dans la renĂ©gociation dâune NUPES que le PS a dĂ©cidĂ© de dissoudre dĂ©finitivement ; il pourra Ă©ventuellement donner quelques illusions, mais bien fragiles, aux nostalgiques des annĂ©es glorieuses du parti ; et se rĂ©vĂšlera trĂšs probablement inefficace pour ceux qui voient dans lâessayiste nĂ©oconservateur le successeur possible de Macron. Mais si elle ne correspond Ă aucun projet politique national solide et cohĂ©rent, la candidature Glucksmann permet aujourdâhui au PS de se considĂ©rer comme enfin ressoudĂ© : lâappareil nâest pas mort, comme nâest pas morte sa capacitĂ© dâaider des notables locaux Ă garder leur place.