Toutes, nous les connaissons toutes, toutes ces histoires qui circulent quand mĂȘme, en dĂ©pit du silence, entre chercheuses, entre enseignantes, entre Ă©tudiantes, entre Ă©ditrices, entre Ă©crivaines, entre artistes, collĂšgues, amies, Ă lâuniversitĂ©, dans les maisons dâĂ©dition, dans les festivals de littĂ©rature, dans le monde des arts. Des histoires comme on se donne des nouvelles des derniĂšres victimes recensĂ©es, des derniĂšres injustices accomplies.
Jamais la littĂ©rature nâa adouci les mĆurs : dans les dĂ©partements de littĂ©rature, dans les laboratoires, dans les unitĂ©s de formation et de recherche, mais aussi dans toute lâuniversitĂ©, dans les bureaux des maisons dâĂ©dition, dans toutes les coulisses possibles de lâĂ©criture littĂ©raire et scientifique, dans les coulisses de la crĂ©ation. Dans les couples aussi.
La condamnation, le 13 fĂ©vrier, pour violences conjugales du professeur Ă©mĂ©rite, spĂ©cialiste du lyrisme et poĂšte Jean-Michel Maulpoix, Prix Goncourt de la poĂ©sie 2022, Ă dix-huit mois de prison avec sursis pour prĂ©judice infligĂ© Ă son Ă©pouse, chercheuse et enseignante en lettres, confirme que ni la littĂ©rature ni lâuniversitĂ© ne sauvent les femmes.
Depuis que nous sommes Ă©tudiantes, depuis que nous sommes doctorantes, depuis que nous sommes enseignantes, depuis que nous sommes assistantes dâĂ©dition, Ă©ditrices, Ă©crivaines, chercheuses, artistes, depuis que nous sommes vacataires, prĂ©caires, depuis que nous sommes jeunes ou vieilles.
De lâimpunitĂ© sous toutes ses formes
A chaque Ă©tape, nous avons subi ou pris connaissance dâinjustices, dâagressions, de viols, dâintimidations, de silences imposĂ©s, de menaces, de brutalitĂ©s, dâopĂ©rations en tout genre qui rabaissent, de vols de savoirs, de chantages, de destructions dâĆuvres, mĂȘme. De lâimpunitĂ© sous toutes ses formes. De lâimpunitĂ©, au rĂ©sultat, de proclamĂ©s « lettrĂ©s » ou « diplĂŽmĂ©s » qui se comportent souvent comme des prĂ©dateurs, presque toujours comme des ĂȘtres supĂ©rieurs. On peut remplir des pages et des pages avec toutes ces histoires.
La hiérarchie se marie parfaitement avec sexisme et misogynie. Il y a les insultes balancées par un poÚte institutionnel et il y a les ralentissements de carriÚre, les opérations de séduction misérables, à tous les ùges, pour monnayer les postes, les contrats, les avancements.
Mais alors, avec #metoo, en littĂ©rature, Ă lâuniversitĂ©, dans lâĂ©dition, rien nâa changĂ© ? Rien nâa changĂ© dans ce petit monde acadĂ©mique des lettres, dans le milieu littĂ©raire et Ă©ditorial qui cohabite avec lui dans lâamour des livres, de la science, des arts, dans lâuniversitĂ© en entier ? Rien nâa changĂ© dans ce pays dont le prĂ©sident, sans honte, soutient dans lâĂ©mission « C Ă vous » [en dĂ©cembre 2023] un prĂ©sumĂ© innocent violeur et agresseur multirĂ©cidiviste ?
Si. Quelque chose a changĂ© dans cette si masculine RĂ©publique des lettres. Certaines histoires sont si fracassantes quâelles en deviennent forcĂ©ment publiques, spectaculairement. Il nâest plus possible de nier. Ce qui se passe dans le milieu du cinĂ©ma se passe aussi ailleurs, Ă lâuniversitĂ©, dans les Ă©coles, dans les maisons dâĂ©dition, dans le monde des arts⊠Partout ? Qui se souvient, en 1980, du fĂ©minicide dâHĂ©lĂšne Rytmann par le philosophe Louis Althusser ?
Si tu parles, tâes morte dans le milieu
CĂ©cile Poisson, nous voulons aujourdâhui te rendre hommage. Pour que ta mĂ©moire et ton souvenir nous aident Ă ne plus nous laisser violenter dâune maniĂšre ou dâune autre. Au nom des femmes. CĂ©cile, tu Ă©tais enseignante-chercheuse en lettres, spĂ©cialiste des mythes en littĂ©rature, « sentinelle Ă©galitĂ© » dans ton universitĂ©. Cette annĂ©e, tu aurais eu 49 ans. Tu as Ă©tĂ© assassinĂ©e, le 20 mars 2023, par un homme « cultivĂ© », « diplĂŽmĂ© », tout ce quâil faut sur le CV, ton mari : un assassin surtout.
Ton fĂ©minicide a fracassĂ© les murs en bĂ©ton de lâuniversitĂ© au sein de laquelle les #femmes sont souvent agressĂ©es sexuellement, menacĂ©es de chantage, violentĂ©es dâune maniĂšre ou dâune autre, plagiĂ©es, discriminĂ©es, sous emprise, sans que leurs aĂźnĂ©s toujours les soutiennent.
Face Ă ces crimes, face Ă tous ces tĂ©moignages dâinjustice, nous avons le sentiment que lâomerta rĂšgne en puissance. Les agresseurs se font passer pour des victimes. Ainsi se poursuit la violence en refusant la reconnaissance. Toutes, nous les connaissons, ceux qui agissent pour le pire.
Si tu parles, tâes morte dans le milieu. Ta carriĂšre est morte. Ta rĂ©putation est morte. Morte pour de vrai ou morte pour de faux, tu es morte. Aujourdâhui, #noustoutes, nous signons sans peur, en notre seul nom, un appel Ă lâorganisation dâEtats gĂ©nĂ©raux pour les femmes dans lâuniversitĂ©, dans lâĂ©dition, dans la littĂ©rature. Et nous appelons nos amies historiennes, philosophes, scientifiques, sociologues, artistes, Ă nous rejoindre, pour que #metoouniversitĂ©, #metoolittĂ©rature, #metoophilosophie, #metooarts, #metoosciences inventent un autre monde aussi : sans dĂ©ni, sans injustice, sans prĂ©dation.
Premiers signataires : Marie Darrieussecq, romanciĂšre ; Annie Ernaux, Prix Nobel de littĂ©rature 2022 ; Camille Froidevaux-Metterie, professeure de science politique, Ă lâuniversitĂ© de Reims ; Camille Kouchner, autrice et maĂźtresse de confĂ©rences Ă lâuniversitĂ© Paris CitĂ© ; Marielle MacĂ©, directrice dâĂ©tudes Ă lâEcole des hautes Ă©tudes en sciences sociales (EHESS) ; Laure Murat, professeure au dĂ©partement dâĂ©tudes françaises et francophones Ă lâuniversitĂ© de Californie Ă Los Angeles ; Lydie Salvayre, romanciĂšre ; Tiphaine Samoyault, directrice dâĂ©tudes Ă lâEHESS ; GisĂšle Sapiro, directrice de recherche Ă lâEHESS ; Vanessa Springora, autrice et Ă©ditrice ; Alice Zeniter, romanciĂšre.
Liste complĂšte des signataires â»https://docs.google.com/document/d/18dAds8Jzit8sM3ZEZqyiCto826BAhA_j7r4NQrar3R0/edit