• Focus sur l’islam, le capitalisme, les musulmans, etc avec Alain Gresh - Blog Mediapart (extraits) http://blogs.mediapart.fr/blog/adel-taamalli/230315/focus-sur-islam-et-capitalisme-de-maxime-rodinson-avec-alain-gresh
    Focus sur « Islam et capitalisme » de Maxime Rodinson

    Alain Gresh : Les modes de production et la vie sociale influent directement sur l’état et l’évolution des sociétés. Les grandes religions, comme le christianisme, le judaïsme ou l’islam, s’adaptent, finalement, à tous les changements d’époque.
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    L’islam n’a pas été un empêchement à cette émergence dans la mesure où Maxime Rodinson montre concrètement comment il n’existe pas plus de fatalisme en islam que dans la Bible, dans l’Ancien Testament, où les notions de prédestination sont fortement présentes. Maxime Rodinson essaie, effectivement, de relativiser les choses. D’ailleurs, il y a des pays musulmans qui sont, aujourd’hui, cinquante ans après la première édition de l’ouvrage, entrés de plain-pied dans le capitalisme, même s’il est différent du capitalisme tel que nous le connaissons. Il y a les cas de la Turquie, de l’Indonésie, de quelques pays d’Asie…

    Le Club de Mediapart : …sauf que beaucoup disent que le capitalisme, de fait, a d’abord émergé en Occident, alors que cela n’a pas été le cas dans les pays musulmans. Comment expliquez-vous cet état de fait ?

    Alain Gresh : Vous savez, aujourd’hui, on dit cela par rapport à l’islam, mais on le disait aussi par rapport à la Chine, ou à l’Asie.

    Il y a une question qui a toujours été posée : pourquoi l’Europe a-t-elle émergé à un moment donné de son Histoire ? En fait, on se rend compte – et il y a eu toute une littérature sur le sujet, notamment La Grande divergence de Kenneth Pomeranz qui fait une comparaison entre le développement de l’Europe et celui de la Chine depuis le XVIIIème siècle –, que les éléments de développement capitaliste étaient présents dans des pays situés hors de l’Europe, et que, au fond, devant beaucoup d’autres, il y a deux raisons principales qui ont amené à cette domination européenne :

    La conquête de l’Amérique, qui a donné à l’Europe des moyens financiers supérieurs, des ressources agricoles énormes et un lieu de prédilection pour l’exportation de son surplus de population…
    Le Club de Mediapart : …peut-être aussi une sorte de « conscience-monde » qui faisait défaut aux autres civilisations…

    Alain Gresh : …Oui. Peut-être.

    2. La compétence militaire. Cela s’explique par le fait que l’Europe était divisée entre des Etats qui se sont beaucoup faits la guerre et qui ont acquis très tôt des capacités à mener des actions que les Empires (hors- européens : ottoman, chinois, moghol en Inde, aztèque, inca…, ndlr) ne possédaient pas. On le voit quand le Royaume-Uni s’attaqua à la Chine, et ce, très facilement, alors que des régions de la Chine n’étaient pas très éloignées, en termes de développement, de ce qui avait cours en Europe.
    En fait, c’est cette domination militaire qui va entraîner le retard de ce qu’on appellera le Tiers-Monde, et non celui uniquement du seul monde musulman.

    Il faut rappeler que si l’on dit aujourd’hui que l’islam rime avec fatalisme, c’est exactement ce que l’on disait des Chinois, alors que leur pays est en train de devenir la première puissance économique mondiale.

    Le Club de Mediapart : Mais, pourtant, pour continuer dans la même lancée, le capitalisme, historiquement, a d’abord émergé en Europe occidentale. Vous venez d’évoquer quelques exemples de la litanie de facteurs qui ont amené à cette émergence. Sauf que, le capitalisme, comme le souligne Maxime Rodinson dans son ouvrage, a dû son développement en Chine, dans le monde musulman ou dans le Tiers-monde dans son ensemble, à des causes exogènes, à savoir l’introduction qui en a été faite par l’Europe. En partant de cette idée, est-ce que l’on peut dire que les cultures du Tiers-monde possèderaient en leur sein une sorte de non-adaptation au capitalisme, même si l’on voit des pays comme la Chine se développer rapidement sur le plan capitalistique, encore que les inégalités y sont effroyables ?

    Alain Gresh : C’est vrai que les inégalités y sont effroyables. Mais il faut aussi voir que, chez nous, en Occident, elles n’arrêtent pas d’augmenter depuis trente ans.

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    Sur la fin de sa vie, Karl Marx a beaucoup étudié les sociétés colonisées, dont l’Inde. Et alors qu’au départ, il avait une vision assez positive du colonialisme car il y voyait le chemin par lequel devait s’effectuer l’exportation du progrès, il va mettre en lumière à la fois le caractère destructeur du colonialisme et le fait que l’on ne peut pas analyser ces sociétés de la même manière que celles d’Europe. Ainsi, il dit que sa philosophie devait s’appliquer à l’Europe, mais non à la Russie, encore moins à l’Inde.

    Le Club de Mediapart : Ce serait donc dans cette perspective que l’on pourrait comprendre l’intérêt de l’ouvrage de Maxime Rodinson, dans le sens où, en ce qui concerne le monde musulman, il accouche d’une théorie sur l’évolution des sociétés qui prend en compte le fait colonial…

    Alain Gresh : …Marx prend aussi en compte le fait colonial dans la dernière période de sa vie, même s’il est compliqué de connaître la totalité de sa pensée puisqu’il a écrit des dizaines de milliers pages qui ne furent pas publiées (documents, lettres). Mais en analysant ces pages, l’on se rend compte que sa pensée a connu une évolution sur le fait colonial.

    Le Club de Mediapart : Francis Fukuyama a émis une hypothèse qui eut un grand retentissement lors de la parution de son ouvrage majeur, La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme. Selon lui, la fin de l’Histoire serait atteinte lorsque le libéralisme, le capitalisme et la démocratie libérale seraient développés au sein d’une société. Par ailleurs, il avait pointé, dans ce même ouvrage, que l’islam serait, peut-être, une exception à la règle. Maxime Rodinson a montré que l’islam ne pouvait pas avoir été un empêchement à l’émergence du capitalisme. Est-ce que l’islam pourrait être un empêchement à l’émergence de la démocratie ?

    Alain Gresh : Je ne crois pas à la thèse de Fukuyama, lequel prenait appui sur la fin de l’Union soviétique et la défaite du communisme pour affirmer qu’on était arrivés à la fin de l’Histoire grâce à la victoire d’un modèle unique de société. L’Histoire n’est pas terminée. On le voit dans les conflits existants en Ukraine, dans le monde arabe, et dans beaucoup d’autres endroits du monde. L’idée que l’économie détermine tout est une idée absurde. C’est une idée qui est très loin de la pensée marxiste, laquelle prend en compte l’Histoire propre des pays…

    Sur la question de l’islam et de la démocratie, je me méfie de toute simplification. Je donne l’exemple, dans la préface de l’ouvrage de Maxime Rodinson, du droit de vote des femmes, qui participe de ce que nous pensons, nous-mêmes, de la démocratie. Dans les années 1950, en Egypte, les femmes sont descendues dans la rue pour demander le droit de vote. L’Université d’Al-Azhar avait affirmé que c’était contraire à l’islam. Aujourd’hui, sauf exceptions dont l’Arabie Saoudite, ce n’est plus le cas. Les femmes ont, partout dans le monde musulman, le droit de vote. Ainsi, si l’on se demande si le droit de vote est conforme à l’islam ou non, il n’y a pas de réponse toute faite. Ce qui importe, c’est que les femmes votent, quelle que soit la façon, au sein de l’islam, par lequel est autorisé ce vote. En revanche, il est clair que les musulmans ont à composer avec cette situation.

    Plus généralement, on voit très bien, dans le monde musulman, la forte aspiration à la participation et à la démocratie. D’une certaine manière, c’est ce que nous avons vu en Egypte : jusqu’au coup d’Etat du 3 juillet 2013, il y a eu une participation massive et une mobilisation des gens à la vie démocratique naissante. Comme dans d’autres pays, cette aspiration existe dans le monde musulman.

    Le Club de Mediapart : est-ce que cette aspiration doit forcément prendre « la couleur » de l’élément culturel majeur qui, lui-même, est tiré de la religion islamique ? Est-ce que cela est possible ? Est-ce qu’il pourrait exister un développement d’un capitalisme post-contemporain et d’une démocratie type en ce qui concerne le monde musulman ?

    Alain Gresh : Je ne crois ni au capitalisme musulman, ni même chrétien. Maxime Rodinson montre bien que le fonctionnement d’une usine dans le monde musulman n’est pas différent de celui d’une usine dans un autre point du monde.

    Mais il n’est pas inenvisageable que la démocratie y prenne des formes particulières. Si l’on compare des démocraties européennes, elles ont des règles parfois très différentes. Il y a, toutefois, un certain nombre de principes dont celui qu’il ne peut pas y avoir de démocratie sans élections libres, même si des élections libres ne font pas nécessairement une démocratie. Car il peut y avoir élections libres, et en même temps, existence d’un système de répression policiers…

    Il y a une possibilité. Chacun va s’adapter aux situations. Il est évident qu’une démocratie dans un pays comme l’Egypte où un grand nombre de gens vivent à la campagne et ont peu accès à l’information, ce n’est pas la même chose qu’en Europe.

    Le Club de Mediapart : Est-ce que vous voyez, au sein de la scène intellectuelle musulmane, émerger des pensées qui prennent en compte la spécificité de tel ou tel pays musulmans, différents les uns par rapport aux autres, afin de construire une démocratie ? Pouvez-vous donnez des exemples ?

    Alain Gresh : Aujourd’hui, la plupart des forces dites « islamistes », notamment Les Frères musulmans, ou des intellectuels comme Tariq Ramadan qui se réclament de leur identité musulmane, sont, au moins au niveau des discours, dans l’acceptation de la démocratie, du libéralisme…

    Est-ce que, en ce qui concerne les organisations politiques influencées par les Frères musulmans, cela va assez loin ? Il y a des différences : Ennahda, en Tunisie, a une position plus ouverte que celle des Frères musulmans en Egypte.

    Il existe, sur ce sujet, des débats importants. Ce n’est pas une question liée à l’islam stricto sensu parce que les sociétés musulmanes aspirent à la démocratie, au droit individuel des gens, au fait de ne pas être traité de manière arbitraire, au fait d’avoir une justice indépendante. N’importe quelle force politique dans le monde musulman, qu’elle se réclame ou non de l’islam, doit prendre en compte cet état de fait.

    Le Club de Mediapart : Monsieur Rodinson tire une règle, en prenant exemple sur le monde musulman médiéval : les dignitaires religieux seraient le réceptacle de l’état social de la société dans laquelle ils évoluent, notamment par la défense, en général, de l’ordre social effectif. Est-ce que c’est le cas dans le monde musulman actuel ? Si oui, pouvez-vous donner des exemples ?

    Alain Gresh : La problématique a évolué. Depuis les années 1970 et l’émergence de l’Arabie Saoudite comme puissance pétrolière et comme centre religieux majeur, on assiste à une extension du wahhabisme, qui, jusque là, était très minoritaire et était considéré par beaucoup de musulmans comme une secte. Il véhicule un double-discours : un discours apolitique, les partis salafistes affirmant qu’ils ne veulent pas se mêler à la compétition pour le pouvoir et qu’il faut respecter le dirigeant, comme le roi en Arabie Saoudite par exemple ; et, en même temps, une vision très conservatrice de l’islam, de la femme, des pratiques sociales, qui réduit la religion à une dialectique haram/halal (haram est un mot arabe représentant tout ce qui interdit religieusement en islam, tandis que halal renferme tout ce qui y est autorisé, ndlr). Exemple : « est-ce que je peux porter une chemise », etc.

    Mais, je pense que ce développement ne sera pas éternel, parce que les sociétés arabes, même si elles connaissent une situation difficile, sont dans un climat qui prédispose à la démocratie, du fait de l’éclosion du Printemps arabe.

    Le Club de Mediapart : Pour finir, une dernière question liée à la société française. Monsieur Rodinson affirme que l’être social a une influence certaine, voire prépondérante, sur l’évolution des idéologies. Aujourd’hui, les musulmans de France vivent sous l’effet d’une dialectique entre d’une part la hausse de l’islamophobie mais aussi des discriminations, et d’autre part le fait qu’ils vivent dans une société libre, sans commune mesure dans l’Histoire. En quoi cette dialectique assez caractérisée peut-elle influencer l’évolution de l’idéologie musulmane en France, et quelle en serait l’incidence dans le vivre-ensemble ?

    Alain Gresh : Il existe, aujourd’hui, une communauté musulmane en Europe, qui connait à la fois des situations d’oppression, d’islamophobie qui se développent depuis quelques années, et, en même temps, la jouissance d’une liberté qui crée les conditions favorables à l’émergence d’une pensée religieuse plus ouverte. Malheureusement, la force de l’islamophobie, aujourd’hui, est, selon moi, un obstacle principal à l’émergence de cette pensée. Je le sens bien dans le cadre de mon travail et des conférences que je donne : j’y rencontre des personnes de la communauté musulmane, y compris des gens qui ne sont pas intégristes, qui disent se sentir agressées. Dans ces conditions, quand les gens sont sous pression, il ne peut pas y avoir de dialogue apaisé…

    Le Club de Mediapart : … vous pensez donc qu’il peut y avoir des réactions malheureuses ?

    Alain Gresh : Il y a des réactions. Des gens se tournent vers le salafisme – je ne dis pas vers le terrorisme –, en disant : « on ne veut rien avoir à faire avec cette société qui nous considère comme des étrangers alors que nous sommes français ».

    Propos recueillis par Adel Taamalli pour Le Club de Mediapart