Depuis une trentaine d’années, les études destinées à évaluer la portée de l’œuvre de Marx (tout comme de celle d’Engels, qui lui est étroitement liée) à l’aune de la thématique et de la problématique écologiques se sont multipliées. Aiguillonnées par la conscience grandissante de l’ampleur de la catastrophe écologique dans laquelle nous sommes engagés et de l’urgence qu’il y a à l’affronter, elles ont cherché à déterminer si et dans quelle mesure cette œuvre était susceptible d’éclairer les tenants et aboutissants de cette catastrophe et de contribuer à formuler des réponses appropriées permettant d’envisager d’en sortir.
Deux tendances se sont rapidement dégagées à ce sujet. Pour les uns, non seulement l’œuvre de Marx n’aurait rien à nous apprendre sur ce terrain mais toute pensée sérieusement soucieuse de prendre cette thématique et problématique à bras-le-corps devrait sans détourner, tant elle serait restée en définitive prisonnière d’un prométhéisme exaltant de manière irréfléchie la croissance des forces productives, en en faisant une des conditions sine qua non du socialisme. Elle aurait ainsi ouvert la voie à la cécité dont le mouvement socialiste (tant dans sa version sociale-démocrate que dans celle déclinée par le soi-disant « socialisme réel ») a fait preuve au regard de la dynamique génératrice de la catastrophe écologique, en portant de ce fait une part spécifique de responsabilité dans cette dernière [1]. Pour d’autres, au contraire, l’œuvre de Marx, correctement évaluée ou réévaluée, non seulement témoignerait d’une sensibilité écologique certaine mais encore dégagerait des perspectives originales en ce qui concerne tant la compréhension théorique des racines de la catastrophe écologique que la formulation de propositions politiques pour tenter d’y faire face [2].
Kohei Saïto suit manifestement cette seconde voie, aujourd’hui déjà bien balisée [3]. Son originalité tient, cependant, d’abord aux sources qu’il exploite. Il ne se contente pas, en effet, de reparcourir une nouvelle fois les textes canoniques de Marx. S’appuyant sur l’ensemble des volumes de la MEGA 2 déjà parus [4], il étend considérablement le corpus de référence à nombre de textes jusqu’alors inédits de Marx, qu’il s’agisse de la somme considérable de manuscrits qui ont préparé ou accompagné l’élaboration de sa critique de l’économie politique, laissée finalement en plan avec Le Capital, ou de la somme encore plus importante des carnets de lecture et des notes apposées par Marx en marge des ouvrages figurant dans sa bibliothèque et qui y ont été conservés. Les pièces nouvelles ainsi versées au dossier permettent de mieux suivre l’évolution de la pensée de Marx sur les questions relatives à l’écologie. Elles éclairent aussi, plus largement, la manière dont Marx travaillait et elles expliquent finalement pourquoi, loin de nous avoir laissé en héritage un monument théorique, c’est un véritable chantier, dans tous les sens du terme, qu’il nous a légué. A charge pour nous de continuer à y travailler.