Philippe 41

Retraité du Loir et Cher ; ancien cadre commercial ; 66 ans

  • 20/12/2018 Face aux marchés, le scénario d’un bras de fer, par Renaud Lambert & Sylvain Leder (Le Monde diplomatique, octobre 2018)
    https://www.monde-diplomatique.fr/2018/10/LAMBERT/59131 1/12

    E N décembre 1997, Ignacio Ramonet, alors directeur du Monde diplomatique,appelait à « désarmer les marchés ».Presque vingt et un ans plus tard, l’antagonisme entre finance et souveraineté populaire n’a pas disparu, comme en témoignent les récentes convulsions italiennes, turques et argentines (1). En dépit des
    propositions formulées en 1997, une question demeure : comment
    procéder ? Ne pas s’employer à répondre expose à deux menaces : le
    syndrome d’OEdipe et le spectre de Méduse.
    Dans la mythologie grecque, OEdipe incarne une illusion : celle de pouvoir échapper à son destin. Lorsque la Pythie lui annonce qu’il tuera son père et épousera sa mère, le héros fuit la ville de Corinthe, précipitant de la sorte la réalisation de l’oracle. Depuis longtemps, les économistes de gauche ont prévenu : si leur camp politique parvient au pouvoir et prétend mettre en oeuvre son programme, la « dictature des marchés » le placera mécaniquement devant la nécessité d’engager le combat. Tenter d’ignorer cette réalité ou reporter la réflexion sur ses conséquences — pour ne pas affoler les marchés, par exemple — constitue l’équivalent moderne de la
    fuite oedipienne. Cela précipite la tragédie, comme l’a illustré, en 2015, la capitulation soudaine de la formation grecque Syriza.

    Une atmosphère d’aquarelle ?

    Il existe un second écueil, que symbolise un autre personnage de la
    mythologie grecque : Méduse, qui changeait en pierre ceux qui avaient l’audace de la regarder dans les yeux. De nombreuses organisations politiques et associations déploient des trésors d’expertise pour décrire la Gorgone financière. Au moment d’imaginer une méthode pour la terrasser, ils semblent cependant embarrassés. Un récent ouvrage de l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (Attac) intitulé Dix ans après la crise, prenons le contrôle de la finance(Les Liens qui libèrent, 2018), qui se présente comme un « livre pour agir », expose minutieusement la façon dont la finance a pris le monde en otage lors de l’effondrement des marchés, en 2008. Quand arrive la partie consacrée aux actions à déployer pour neutraliser les verrous préalablement analysés, les auteurs troquent toutefois le scalpel
    pour la poussière d’étoile : « Rêvons un peu », proposent-ils, avant de dépeindre leur « utopie réaliste »…au mode passif : « Le poids des
    investisseurs institutionnels est réduit », « les hedge funds sont interdits », « la stratégie à court terme des marchés financiers est abandonnée », « une restructuration des dettes est mise en oeuvre dans le cadre d’une conférence internationale sur la dette ». Méduse menace ; Méduse est morte. Qui l’a tuée et comment ? Le lecteur n’en saura rien.
    Et si OEdipe ne fuyait pas ? Et si la gauche osait plonger son regard dan celui de l’adversaire ? On pourrait se tourner vers l’histoire pour relater les victoires engrangées, hier, contre les marchés ; elles existent. Mais, si le passé fournit des raisons d’espérer, il ne permet pas toujours de restituer l’état actuel du rapport de forces. Or les investisseurs semblent avoir décuplé leurs capacités de nuisance à l’occasion de chacune des crises qu’ils ont provoquées. Suscitant à propos des réussites d’hier cette interrogation : ce qui a été possible le demeure-t-il ? Optons ici pour l’exercice d’imagination, qui permet d’isoler les variables afin de concentrer le raisonnement sur le conflit avec les marchés. Dotonsnous donc d’un décor politique idéal. Par exemple, celui-ci. À l’occasion d’une crise majeure, le paysage politique français bascule. La population souhaite tourner la page du néolibéralisme ; elle élit une personne déterminée à y oeuvrer et la dote d’une majorité confortable au Parlement. L’équipe au pouvoir peut compter sur une formation politique mûre, dotée de cadres compétents et en nombre suffisant pour remplacer les hauts fonctionnaires rétifs au changement. Dans la rue, une mobilisation populaire, massive et festive éreinte les manigances de la réaction. Discrédités, les médias privés ne parviennent pas à jouer le rôle
    d’opposition : leur animosité à l’égard du pouvoir conforte la
    détermination de la population. De leur côté, police et armée affichent un légalisme qui écarte la perspective d’un coup d’État.
    Une atmosphère d’aquarelle, alors que le réel se peint le plus souvent au couteau ? Sans doute. Et pourtant, en dépit de ce scénario idyllique (2), les forces progressistes vont devoir mener un combat d’une rare violence. Car la simple volonté de tenir ses promesses constitue une déclaration de guerre : « Un dirigeant progressiste qui afficherait sa détermination déclencherait immédiatement une réaction hostile des marchés, et plus
    généralement de toutes les forces du capital, analyse l’économiste et
    philosophe Frédéric Lordon. Réaction qui le contraindrait à passer la
    vitesse supérieure, dans une escalade conduisant à des mesures très
    radicales, sauf à “caler”. » Mais si la bataille contre les marchés a un coût — on le verra plus loin —, elle rend possibles les transformations proscrites par l’oligarchie financière : fin de la précarité, de la course à la productivité, de l’épuisement irréfléchi des ressources naturelles, de la consommation frénétique, du cocktail quotidien stress-psychotropes, des inégalités abyssales… « Ce qu’il s’agit de bien mesurer,précise Lordon, c’est le niveau d’hostilité auquel on s’expose, et qu’une fois lancé on ne peut
    plus s’arrêter. Car il n’existe pas d’option gradualiste. »
    Pour conduire cet exercice d’imagination, entourons-nous de trois muses peu disposées à flancher en période de tempête : Frédéric Lordon, qui vient d’être présenté ; Jacques Nikonoff, professeur associé à l’Institut d’études européennes de l’université Paris-VIII, ancien élève de l’École nationale d’administration (ENA), un temps représentant de la Caisse des dépôts et consignations aux États-Unis et attaché financier pour le Trésor à New York ; et Dominique Plihon, professeur d’économie financière à l’université Paris-XIII (3).
    Apoplexie dans les rédactions Les élections présidentielle et législatives ont provoqué la sanction des marchés : le spread (4)français bondit alors que les investisseurs désertent les titres de la dette hexagonale. Inquiétées par la promesse de Paris de rompre avec l’ordre néolibéral, les grandes fortunes tentent d’extraire une
    partie de leur pécule. Départ des investisseurs et fuite des capitaux
    détériorent la balance des paiements, menaçant la solvabilité de l’État. L’Union européenne entre alors dans l’arène. Sur le plan politique, la Commission européenne multiplie les déclarations rappelant celle de son président Jean-Claude Juncker en 2015 : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens » (Le Figaro, 29 janvier 2015). Les injonctions à battre en retraite s’accompagnent de menaces de sanctions pour non-respect des critères de « bonne conduite » fixés par le pacte de stabilité et de croissance européen adopté en 1997 : un déficit public inférieur à 3 % du produit intérieur brut (PIB) et un niveau d’endettement qui ne dépasse pas 60 % du PIB. La France n’étant pas la Grèce, la crise menace bientôt l’ensemble des pays de la zone euro. La situation devient rapidement intenable.
    À ce stade, la France ressemble à une passoire : les euros sortent du
    territoire par tous les interstices. En régime de libre circulation des
    capitaux (garantie par les traités européens), les siphons à billets sont nombreux. Trois, en particulier, appellent une réaction plus rapide que ce qu’autorise le rythme normal des procédures législatives ; il faudra donc, le cas échéant, procéder par décrets.
    Tout d’abord au niveau de la hot money, ou investissements spéculatifs à court terme. Ces capitaux papillonnent d’une occasion d’investissement à l’autre. Effrayés par l’orientation politique de Paris, ils fuient le territoire français à la vitesse de l’électronique et épuisent les réserves de devises du pays. La solution ? « Un système dit de “deposit”, comme celui utilisé par la Malaisie lors de la crise de 1997-1998 », avance Lordon. L’outil impose aux capitaux entrants ou déjà présents sur le territoire un dépôt de garantie (de l’ordre d’un tiers) qui n’est restitué que sous certaines conditions : un temps minimum de présence sur le territoire (un an, par
    exemple, contre quelques dizaines de minutes en moyenne à l’heure
    actuelle), ce qui limite les activités spéculatives sans entraver les
    investissements productifs, les exportations ou les importations.
    Deuxième vecteur de fuite des capitaux : les frontières, que les fortunes des mieux lotis franchissent en masse. Un moyen permet de les retenir : il appartient à la boîte à outils du contrôle des capitaux, dont la simple évocation provoque des crises d’apoplexie dans certaines rédactions. Ces mécanismes « ont pourtant été utilisés en France entre 1939 et 1967, puis entre 1968 et 1989 », rappelle Nikonoff. Ils l’ont également été en Argentine lors de la crise de 2001. Il s’agit ici de réinstaurer un contingentement : simple, le procédé limite les montants que les particuliers peuvent retirer au guichet de leur banque. Il encadre également les requêtes de devises des entreprises et des ménages en fonction de leur utilisation future.
    La troisième pompe à devises qui menace de ruiner l’économie française se met en place autour de la dette. « La première chose à faire est d’annoncer un moratoire sur le paiement de la dette », estime Nikonoff. « Cela offre l’occasion de lancer un audit citoyen, similaire à celui organisé par le Collectif pour un audit citoyen de la dette publique [CAC] en 2014, renchérit Plihon. L’assemblée, composée de citoyens, d’élus, de représentants de la société, démontre que l’explosion de la dette, qui est passée de plus de 60 % à 100 % du PIB entre 2008 et 2018, découle en grande partie de la crise financière. On établit alors qu’une partie importante de la dette n’est pas légitime. Autrement dit, qu’il ne revient pas aux citoyens de la rembourser. » En 2014, les analyses du CAC avaient
    estimé qu’environ 59 % du montant actuel de la dette n’appelait aucun remboursement.
    Ici, l’exercice d’imagination se complique : « Un moratoire sur la dette française, qui dépasse 2 000 milliards d’euros, provoquerait
    immédiatement une crise systémique majeure,alerte Lordon, sans pour autant inviter à y renoncer. Tous les investisseurs internationaux (et nationaux) exposés au risque souverain français seraient déstabilisés. Ce serait la panique à tous les étages, et de nombreuses banques s’effondreraient. » Que faire dans ces conditions ? Il dessine au moins deux pistes : « Prévenir suffisamment tôt que la France honorera ses engagements auprès de ses créanciers, à des conditions qu’elle fixera souverainement, et sans contracter de nouvelles dettes auprès des marchés. Ou laisser advenir le chaos financier et en profiter : en ramassant les banques faillies à la petite cuillère, c’est-à-dire… pour 0 euro. » Dans un scénario d’affrontement avec les marchés, cette option permet d’organiser la transition vers un système socialisé du crédit.
    « Le plus important, poursuit Nikonoff, c’est que, instantanément, le
    rapport de forces a été inversé : ce n’est plus l’État qui subit la pression des investisseurs, mais le contraire. Dès lors, il est en mesure de créer de l’incertitude chez eux, tout en les divisant — un aspect crucial des choses, qui évitera l’émergence d’un front uni. » Comment ? « En annonçant, par exemple, que certains acteurs seront remboursés mais pas d’autres. Et sur la base de taux dont le pouvoir politique se réserve la liberté de décider… »

    « Un minimum de rugosité »

    Si, une fois colmatée la passoire française, les euros ne sortent plus, ils ne rentrent plus non plus, les investisseurs ne souhaitant pas investir dans un pays qu’ils ne peuvent plus quitter. Le moratoire a offert une marge de manoeuvre financière à Paris, mais celle-ci ne suffit pas à combler le déficit primaire du pays (l’écart entre les recettes et les dépenses des administrations publiques). En 2017, les montants alloués au remboursement de la dette s’élevaient à 42 milliards d’euros ; le déficit primaire, à environ 15 milliards supplémentaires. Il faut donc trouver des liquidités pour payer les fonctionnaires, entretenir les écoles, etc. En d’autres termes, desserrer le noeud coulant des marchés « implique d’imaginer une procédure de financement de l’État qui ne passe plus par eux,résume Lordon. Ce qui semble d’une logique élémentaire… puisqu’on
    cherche à s’en libérer ». « Paris peut, dans un premier temps, solliciter la Banque centrale européenne [BCE] pour lui demander d’acheter des titres de la dette »,suggère Plihon. Tentative vaine : contraire aux statuts de l’institution, la requête est, comme prévu, refusée à Francfort. « Dans ce cas, la France se tourne vers sa propre banque centrale, expliquant qu’elle refuse le diktat de la BCE »,conclut l’économiste. « Les États se sont longtemps financés auprès de leurs banques centrales, justifie Nikonoff. Les banques leur prêtaient à des taux d’intérêt qui pouvaient être inférieurs à ceux du marché ; à taux zéro, parfois. Il arrivait même qu’elles fassent des avances non remboursables. » Et si le gouverneur de la
    Banque de France renâcle à son tour, arguant de son « indépendance » ? « Il faut installer un rapport de forces, tranche Plihon. On ne peut pas gagner sans un minimum de rugosité. » Lordon ne dit pas autre chose : « Les structures de l’économie internationale et des économies nationales ont été agencées de telle sorte que, pour faire plier un tant soit peu les forces de la finance, il faut leur briser la colonne vertébrale. Et cela passe par des mesures brutales. On change d’univers politique. »
    Voici la Banque de France libérée de son indépendance à géométrie
    variable, qui la liait jusque-là aux seuls intérêts du monde de la finance. Le pouvoir se tourne alors vers l’épargne interne, suffisamment importante — une chance dont ne disposent pas les Grecs — pour offrir une deuxième source de financement solide : « Le seul patrimoine financier (hors immobilier) des ménages est évalué à 3 800 milliards d’euros, dont 1 300 milliards pour l’assurance-vie, écrivait le journaliste économique
    Jean-Michel Quatrepoint en 2010 (La Tribune,27 décembre 2010). Celui de l’État (toujours hors immobilier) se chiffre à 850 milliards d’euros. Soit un total d’actifs pour la maison France (hors entreprises) de 4 650 milliards. Face à cela, la dette des ménages est de 1 300 milliards, dont les trois quarts de crédits immobiliers. Et celle de l’État, de 1 600 milliards. Nous avons donc un solde largement positif. » L’accroissement de la dette française à 2 000 milliards d’euros depuis n’invalide pas le raisonnement. En vue de collecter cette épargne, Nikonoff propose d’émettre des obligations non négociables, un dispositif déjà utilisé en Californie en 2009. Menacé de défaut de paiement, cet État américain a distribué des
    reconnaissances de dette (IOU, de l’anglais I owe you, « je te dois ») pour régler ses factures. Rémunérés, les titres pouvaient par la suite être utilisés par la population. La Californie était alors dirigée par un gouverneur républicain : M. Arnold Schwarzenegger.
    « On réalise par ailleurs des emprunts forcés auprès des banques et des compagnies d’assurances, poursuit Nikonoff. En d’autres termes, l’État impose à ces sociétés l’achat d’une fraction donnée de ses émissions de dette. » Un mécanisme confiscatoire ? « À l’heure actuelle, il existe une quinzaine de banques françaises et internationales qui signent un cahier des charges pour obtenir le statut de spécialistes en valeurs du Trésor [SVT] auprès de l’Agence France Trésor. Parmi leurs obligations : acheter chacune au moins 2 % de chaque émission, soit un total de 30 % pour les quinze SVT. Et pourtant, personne ne dénonce une forme d’épargne obligatoire. Nous pourrions nous contenter d’étendre le statut de SVT à l’ensemble des établissements bancaires. »Avant d’élargir le mécanisme d’emprunts forcés aux ménages, par exemple. « En 1976, rappelle Plihon, lors de la grande sécheresse, l’État avait obligé la population affichant un certain niveau d’impôt sur le
    revenu à lui prêter à des conditions non négociables. » La Caisse des
    dépôts et consignations, encore publique en France, offre l’outil idéal pour drainer et gérer ces flux.
    Les marges de manoeuvre financières conquises permettent de mettre en oeuvre un programme social susceptible de conforter l’adhésion de la population : amélioration de la protection des salariés, revalorisation des retraites, ainsi qu’un effort général pour améliorer le niveau de vie sans passer nécessairement par des consommations supplémentaires (gratuité des transports publics, des cantines scolaires, du logement social…).
    Tout n’est pas encore joué, toutefois, puisque la situation doit être
    stabilisée sur le long terme. Pour y oeuvrer, l’État dispose d’un outil
    efficace : l’impôt. Les forces politiques au pouvoir à Paris n’ont pas oublié que, en dépit de l’érosion progressive de la fiscalité sur les ménages fortunés et le capital depuis les années 1970, des gouvernements conservateurs avaient auparavant pratiqué des taux d’imposition que la presse économique jugerait aujourd’hui confiscatoires. Entre 1950 et 1963, les locataires de la Maison Blanche ne s’appelaient ni Lénine ni Ernesto « Che » Guevara, mais Harry Truman, Dwight Eisenhower et John Fitzgerald Kennedy. Tous ont pourtant maintenu une tranche marginale d’imposition (la plus élevée, et uniquement appliquée à la fraction supérieure du revenu des ménages les plus aisés) supérieure à 90 %.
    Inspiré par ce précédent, le gouvernement français rétablit un système de prélèvements obligatoires progressifs sur l’ensemble des revenus, tout en éliminant les niches fiscales et sociales qui permettent d’y échapper. Il rétablit par ailleurs l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) en le rendant suffisamment fort et progressif pour que les ménages les plus riches — 10 % des Français les mieux dotés possèdent 47 % du patrimoine national — soient incités à revendre une partie de leurs biens pour s’en acquitter. La question des banques se pose bientôt : « Il serait assez difficile d’expliquer que l’on a accompli tout ce qui vient d’être décrit pour les laisser continuer leurs activités de marchés financiers et exposer la société à leurs tendances déséquilibrantes », estime Lordon. Qu’ils aient été fragilisés par l’annonce d’un moratoire sur la dette ou par l’encadrement (sévère) de leurs activités spéculatives, certains
    établissements perdent leur raison d’être. Paris en profite pour
    nationaliser ceux dont il a besoin. Avant, renchérit Plihon, « d’en remettre le pilotage à des assemblées d’usagers et de salariés, pour éviter les écueils des nationalisations de 1981, lorsque les gestionnaires d’État s’étaient montrés disposés à gérer leurs établissements comme des sociétés privées ». Afin de prévenir toute interruption de la circulation monétaire, le pouvoir s’en attribue le contrôle de façon à garantir la disponibilité de monnaie sur l’ensemble du territoire, à travers, par exemple, le réseau des agences de La Poste.
    Évidemment, la monnaie unique vacille. Soit la France est expulsée de l’Union européenne pour non-respect des traités qui interdisent, par exemple, toute entrave à la libre circulation des capitaux (le principe même des mesures visant à lutter contre les marchés) ; soit l’euro vole en éclats sous les tensions financières que provoque la ruade française. À ce stade, deux scénarios se présentent : l’un optimiste, l’autre moins. Idéalement, le moment politique que connaît la France trouve des échos à l’étranger. Qu’une crise similaire produise les mêmes effets ou que l’exemple français aiguillonne d’autres forces politiques, un groupe de pays
    basculent à leur tour. Ils élaborent avec Paris une stratégie en vue de se débarrasser de l’emprise des marchés et s’unissent pour se doter d’une monnaie commune permettant de protéger les monnaies nationales des marchés (5).
    Mais rien ne garantit que d’autres peuples s’inspireraient — d’un même élan — de la détermination française. Paris pourrait donc demeurer isolé. Dans ce cas de figure, son éviction de la zone euro (qui interviendrait dès lors que la Banque de France imprimerait des billets sur ordre du gouvernement) ou l’effondrement de la monnaie unique provoque un retour au franc (les euros en circulation étant convertis à des conditions fixées par le pouvoir). « Dans un premier temps, au moins, celui-ci est déclaré non convertible pour les ménages et les entreprises, suggère Nikonoff. Cette disposition n’entrave pas le commerce international, car les entreprises qui ont besoin de devises font appel à leur banque, qui, à son tour, sollicite la Banque centrale. Mais elle permet de lutter efficacement contre la fuite des capitaux et de protéger la monnaie du déchaînement des marchés. » Par la suite, l’État ajuste le taux de change du franc en fonction de ses priorités (industrielles, sociales, etc.), c’est-à dire
    politiquement. La disponibilité de cadres fiables permet d’éviter
    l’émergence de phénomènes de corruption.

    Être prêts le moment venu

    Qu’il soit associé à une monnaie commune ou non, le nouveau franc
    connaît une dépréciation. Celle-ci, bénéfique dans la mesure où elle dope la compétitivité des productions françaises destinées à l’exportation (libellées dans une monnaie plus faible, elles coûtent moins cher aux importateurs), gonfle symétriquement la facture externe française, c’est-àdire le montant de ce que l’Hexagone importe. Dans ce domaine, le pouvoir propose de distinguer les biens. Pour ceux qui sont indispensables, comme le pétrole, il s’efforce d’orienter les besoins à la baisse, y compris par des incitations fiscales et économiques. Certains biens ne sont importés que jusqu’à ce que la France les produise. « Car il faut passer par un moment protectionniste de substitution aux importations », tranche Nikonoff, ce qui implique de protéger les efforts industriels naissants par des barrières douanières (puisque le marché unique a volé en éclats). « Paris doit également passer des accords avec les sociétés disposant des technologies manquantes en leur offrant l’autorisation de vendre sur le territoire français contre des transferts de technologie »,complète Nikonoff. Reste le domaine de biens que la
    publicité nous a appris à considérer comme indispensables (telle marque de smartphone, telle autre de pantalon en denim, etc.)… et dont chacun doit apprendre à se passer, ou que le pouvoir décide de taxer lourdement. En rappelant à la population que la transformation économique requiert de modifier ses habitudes de consommation, dans un contexte où chacun perçoit que les excès actuels précipitent la planète vers la catastrophe. Puisqu’il faudra amender nos comportements, pourquoi ne pas faire en sorte que cette évolution nous rapproche d’une société correspondant mieux aux aspirations de la majorité ? « À un moment, il faut accepter l’idée qu’on ne peut pas tout avoir : le maintien intégral de la consommation et la rupture avec le néolibéralisme. Du reste, la “consommation néolibérale” a son coût, et il est lourd : inégalités, précarité généralisée, souffrance au travail, etc.,argue Lordon. Or la sortie du néolibéralisme nous propose une tout autre cohérence, et de réels bénéfices : libérés de l’austérité budgétaire, celle de l’euro et celle des marchés, nous pouvons redévelopper les services publics et les emplois utiles ; protégés par la possibilité de la dévaluation et par un protectionnisme raisonné, les salaires peuvent croître à nouveau sans entamer la compétitivité ; enfin, la mise au pas de la finance peut se prolonger en démantèlement du pouvoir actionnarial, pour rétablir une organisation du travail moins infernale. » Relance de l’économie réelle, transformation de la démocratie sociale, intégration des questions environnementales, réforme des institutions…
    D’autres mesures devront sans doute suivre. Mais les moyens de lutter contre les marchés existent : aucun des dispositifs présentés ici ne constitue une innovation. La question que pose le projet d’émancipation par rapport aux marchés n’est donc pas technique, mais politique. Nul n’imagine toutefois que le scénario qui vient d’être décrit (révolution monétaire et fiscale, transformation des circuits de production, bouleversement des habitudes de consommation) puisse emporter l’adhésion d’une majorité politique par temps calme. Mais l’avenir n’incite pas à la sérénité. Lorsque éclatera le prochain orage, les libéraux seront prêts, une fois de plus, dotés d’une feuille de route dont on a observé en Grèce jusqu’où elle pouvait mener. Pourquoi ne pas se préparer également au combat, mais pour qu’il ouvre la voie à un monde plus solidaire ?

    20/12/2018 Face aux marchés, le scénario d’un bras de fer, par
    RENAUD LAMBERT & SYLVAIN LEDER
    Professeur de sciences économiques et sociales (SES), a participé à la coordination du Manuel d’économie critique du Monde diplomatique, 2016.

    (1) Lire « L’investisseur ne vote pas », Le Monde diplomatique, juillet 2018, première étape du raisonnement développé ici.
    (2) Dont les auteurs mesurent qu’il évacue un paradoxe : comment préparer la population à la bataille que l’on s’apprête à livrer et aux efforts qu’elle implique sans provoquer l’ire des marchés et la catastrophe économique à laquelle elle peut conduire… avant même d’être parvenu au pouvoir ?
    (3) Respectivement auteurs, entre autres, de Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières,Raisons d’agir, Paris, 2008 ; Sortons de l’euro ! Restituer la souveraineté monétaire au peuple,Mille et une nuits, Paris, 2011 ; et La Monnaie et ses mécanismes, La Découverte, Paris, 2017.
    (4) Différence entre le taux d’intérêt appliqué aux titres de dette émis par un pays donné et celui appliqué aux titres émis par un autre pays réputé solide (l’Allemagne, par exemple).
    (5) Lire Laura Raim, « De la monnaie unique à la monnaie commune », Manuel d’économie critiquedu Monde diplomatique, 2016.

  • 18/12/2018 La France donne un coup de pouce financier au Tchad
    https://lemonde-arabe.fr/14/12/2018/france-tchad 1/1

    Très présent dans le dossier G5 Sahel, Emmanuel Macron a donné un coup de pouce financier à N’Djamena.
    Alors que le président français doit se rendre prochainement au Tchad afin de faire le point sur le dossier djihadisme qui sévit toujours autant dans la région, plusieurs médias internationaux ont révélé la teneur des deux conventions signées le 6 novembre dernier par Paris en faveur des autorités locales.
    Selon le site Mondo Afrique, un prêt d’une valeur de 40 millions d’euros solutionnera dans un premier temps le paiement de la solde nette des fonctionnaires civils tchadiens pour le mois de décembre (30 millions d’euros environ), ainsi que le versement des pensions et retraites à hauteur du reliquat. Soit 10 millions d’euros correspondant à plus de trois mois de prise en charge.
    Quand à la seconde, il s’agit d’un don de 10 millions d’euros destiné aux dépenses prioritaires en matière de santé. Il couvrira, notamment, la subvention de fonctionnement des principaux hôpitaux du pays (trois dans la capitale et dix en provinces), du Centre national de Transfusion sanguine et des services relatifs à la
    gratuité de soins, à la lutte contre le Sida et à la vaccination.
    Macron après Parly
    Pour rappel, la ministre française des Armées s’était déjà rendue à
    N’Djaména début octobre pour conforter le processus du G5 Sahel. Florence Parly s’était entretenue à cette occasion avec le chef de l’Etat, Idriss Déby Itno, et son ministre délégué à la Défense, Bichara Issa Djadallah.
    Cette force conjointe (Tchad, Mauritanie, Mali, Niger, Burkina Faso) a en effet pour but de lutter efficacement et durablement contre la menace djihadiste au Sahel. Et de prendre le relais, à terme, de la force française, Barkhane, déployée notamment dans le nord du Mali où elle combat les groupes terroristes.

    • Philippe FREOUR
      Aider les pays en difficulté est normal ; mais que peuvent penser nos propres fonctionnaires français civils ou militaires qui mendient le paiement de leurs heures supplémentaires ??? Les gendarmes auxiliaires français (personnels civils effectuant des missions ponctuelles mais récurrentes pour la gendarmerie) ne sont pas payés depuis août dernier !!!!!!!
      D’autre part, nous aimerions savoir quelles contreparties espère Macron en échange de ces aides.....

  • POURPARLERS INTERYEMENITES : UNE "OCCASION CRUCIALE POUR PARVENIR A LA PAIX" (Le Monde Arabe-2018-12-07)

    "Les délégations houthistes et yéménites se retrouvent à Stockholm, en Suède, pour tenter de mettre un terme à la guerre.

    Cela faisait plus de deux ans que les parties ne s’étaient pas rencontrées. Autour d’une table et pour parler de la paix, du moins. Hier, Martin Griffiths, l’envoyé spécial des Nations unies (ONU) pour le Yémen, a souligné l’ « étape importante » que constituait « la reprise aujourd’hui d’un processus politique, après deux ans et demi sans convocation d’un processus politique formel, entre les deux délégations ». D’après le diplomate, qui a tout fait pour convaincre les rebelles Houthis et le gouvernement yéménite de la nécessité d’une entrevue, après les échecs de 2016 et, plus récemment, de septembre 2018, la rencontre de Stockholm (Suède) prouve que les deux parties sont prêtes à se réunir « au nom d’une solution politique pacifique au conflit ».

    « Solution politique »

    Celles-ci ont réclamé, ces dernières semaines, une désescalade de la violence, cristallisée autour de la ville d’Hodeïda (ouest), aux mains des Houthis mais assiégée depuis plusieurs mois par la coalition arabe qui épaule l’armée du président yéménite, Abd Rabo Mansour Hadi, en exil à Riyad. Après une période de cessez-le-feu d’une dizaine de jours, les combats ont repris, fin novembre, alors même que Martin Griffiths se trouvait sur place pour s’entretenir avec les belligérants. Qui, selon l’ONU, doivent absolument s’entendre sur une cessation durable des hostilités, 70 % des importations du Yémen (alimentation, humanitaire, santé…) transitant par le port d’Hodeïda, alors que le pays affronte « la pire crise humanitaire du monde ».

    Samedi dernier, Mark Lowcock, le responsable onusien des affaires humanitaires, a d’ailleurs alerté sur la détérioration alarmante de la situation au Yémen, où plus de 80 % de la population a besoin d’une aide humanitaire (soit près de 24 millions de personnes). Le pays, qui « n’a jamais été aussi proche de la famine » selon lui, est également celui « qui aura le plus gros problème en 2019 », entre l’insécurité, le conflit, la pauvreté mais également la mauvaise adaptation aux changements climatiques. Un « fardeau » que le « peuple yéménite porte depuis bien trop longtemps », a estimé hier Margot Wallström, la ministre suédoise des Affaires étrangères, qui s’attend à « des jours importants ».

    Martin Griffiths, de son côté, a estimé que « la barre est élevée » pour réussir les pourparlers de Stockholm. Tout en rappelant l’ « occasion cruciale » qu’ont les parties réunies en Suède de donner une impulsion au processus de paix et d’avancer vers un accord global. En commençant donc par l’arrêt des combats. « Une telle réduction de la violence et la retenue sur le champ de bataille ont un impact significatif sur la vie des Yéménites, et envoient également le message à la population que nous sommes ici avec la ferme intention de recherche une solution politique », a effectivement indiqué l’envoyé spécial de l’ONU. Qui s’est d’ores et déjà réjoui que les parties s’entendent sur un échange de plusieurs milliers de prisonniers ; un acte « d’une importance capitale pour des milliers de familles » selon lui.

    Appel de fonds

    La question économique devrait également être abordée à Stockholm, alors que tous les voyants nationaux sont au rouge – ou presque. La chute vertigineuse du riyal – qui s’échangeait avant la guerre à 220 riyals pour 1 dollar, aujourd’hui à 725 riyals pour 1 dollar – a fait grimper en flèche le prix des denrées de première nécessité. Au premier rang desquelles la nourriture, déclenchant ainsi une crise alimentaire, alors que « 240 000 personnes vivent dans des conditions catastrophiques, similaires à une famine », a indiqué l’ONG Care, se basant sur le dernier rapport de la plateforme humanitaire IPC (Integrated Phase Classification) publié hier.
    Alors qu’en septembre dernier, l’ONG Save the Children avait déjà fait le lien entre guerre et famine au Yémen, « ce rapport doit être un électrochoc pour le monde entier, estime Johan Mooij, le directeur de Care au Yémen. La flambée des prix des denrées alimentaires et l’insécurité sont telles que de nombreuses familles passent souvent plusieurs jours sans manger. Dans certaines régions, les gens achètent une cuillère d’huile à la fois car ils n’ont pas les moyens d’acheter plus ». En trois mois, révèle Care, les prix de l’huile ont effectivement augmenté de 215 %, quand celui d’un kilo de riz équivaut à 65 % du revenu quotidien d’une personne. Des rapports, absurdes mais alarmants, qui ont poussé les Nations unies à annoncer le plus grand appel de fonds jamais lancé : 4 milliards de dollars pour venir en aide à la population yéménite.
    Cette dernière pourra-t-elle compter sur une entente entre Houthis et gouvernement yéménite, pour mettre fin, dans un premier temps, à la violence ? Selon Samah Mohamed, historienne et spécialiste du Yémen, « il ne fait aucun doute que la paix au Yémen est étroitement liée aux intérêts des pays régionaux et internationaux » – l’Iran, bête noire des Saoudiens, aidant de loin les rebelles Houthis. Toutefois, pour l’heure, seuls les acteurs locaux sont invités à participer aux pourparlers de l’ONU ». D’autres, comme les groupes terroristes Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA) et l’organisation Etat islamique (EI), ne sont évidemment pas représentés. Et pourraient poser problème au processus de paix, certains groupes salafistes s’opposant aux Houthis (chiites)."

  • TOUT CE QU’IL FAUT SAVOIR SUR LE PACTE MONDIAL QUI SERA SIGNE A MARRAKECH (TelQuel.ma-Zaïnab ABOULFARAJ-2018-12-04)

    Pour la première fois, la migration fera l’objet d’un pacte mondial. Ce document de 41 pages, qui sera signé à l’issue d’un sommet organisé à Marrakech les 10 et 11 décembre prochains, a fait l’objet de vives contestations émanant des pays non signataires comme la Hongrie, Israël ou encore les États-Unis. Décliné en 23 objectifs, le texte fera office de référence internationale dans le domaine de la migration ainsi que de sa gestion et ambitionne également de faciliter les flux migratoires. Les détails.

    Des droits pour les migrants

    Une des ambitions communes formulées dans le pacte mondial sur la migration (PMM) est de « sauver des vies et mettre les migrants à l’abri du danger » ainsi que de permettre leur inclusion afin de leur offrir l’occasion de devenir des « membres à part entière dans nos sociétés ».
    Dans ce sens, les pays signataires du pacte onusien s’engageront à coopérer pleinement pour que les libertés fondamentales soient garanties aux réfugiés et aux migrants foulant le sol de leurs territoires. « La migration ne devrait jamais être un acte désespéré », déclare le document onusien. Si c’est le cas, les pays concernés devront se mettre d’accord pour « répondre aux besoins des migrants en situation de vulnérabilité et de résoudre les problèmes qui se posent ».
    Les signataires du PMM devront également « créer des conditions qui permettent aux communautés et aux individus de vivre en sécurité et dans la dignité dans leur propre pays ». L’objectif 13 du pacte, lui, interdit les détentions arbitraires et n’autorise les arrestations qu’en dernier recours.

    Papiers d’identité

    Chaque individu a le droit d’avoir une identité légale. Les pays signataires du PMM s’engagent à délivrer aux citoyens « une preuve de nationalité et tous les papiers nécessaires » pour permettre aux autorités nationales et locales de s’assurer de « l’identité légale d’un migrant lors de son entrée dans le territoire, tout au long de son séjour et à son retour ».
    Ils s’engagent également à prendre les mesures nécessaires pour procurer aux migrants « à toutes les étapes de leur migration, les papiers et actes d’état civil dont ils ont besoin », comme les actes de naissance, de mariage et de décès. Dans ce sens, les pays signataires de ce texte s’engagent à harmoniser les titres de voyages, conformément aux prescriptions de l’Organisation de l’aviation civile internationale, en « investissant dans la numérisation et en renforçant les dispositifs de partage des données biométriques ».
    Pour tenir ces engagements, les pays du PMM entendent faciliter l’accès aux documents personnels, tels que les passeports et les visas ainsi que de renforcer les dispositions qui visent à réduire les cas d’apatridie, en enregistrant « les naissances des migrants » et en veillant à ce que les femmes et les hommes puissent transmettre leur nationalité à leurs enfants nés sur le territoire d’un autre pays.

    Favoriser la mobilité des travailleurs

    Le PMM a également pour objectif de faire en sorte que les filières de migrations régulières soient plus accessibles en vue de favoriser « la mobilité de la main-d’œuvre et le travail décent » et pour « répondre aux besoins des migrants qui se trouvent en situation de vulnérabilité ».
    C’est dans cette optique que l’objectif 6 du PMM appelle la communauté internationale à favoriser des pratiques de recrutement justes et éthiques et à assurer les conditions d’un travail décent. Ainsi, une des mesures proposées est de promouvoir la signature et la ratification des instruments internationaux relatifs à la migration internationale de la main-d’œuvre, aux droits du travail, au travail décent et au travail forcé.

    D’autre part, le document onusien préconise d’interdire « la confiscation ou la rétention non consensuelle des contrats de travail, des titres de voyage ou des papiers d’identité des migrants » pour empêcher la maltraitance, l’exploitation, le travail forcé et obligatoire.
    Dans son 18e objectif, le pacte invite les pays ayant approuvé le document à faciliter la reconnaissance mutuelle des aptitudes, des qualifications et des compétences pour améliorer « l’employabilité des migrants sur le marché du travail formel dans les pays à destination et dans leur pays d’origine » et pour « garantir que la migration de main-d’œuvre conduise à [l’obtention] d’ emplois décents ».
    Pour évaluer les progrès des pays signataires au niveau local, national et régional, les Nations unies mettront en place un système de suivi. Le Forum d’examen des migrations internationales sera ainsi la principale structure intergouvernementale permettant aux Etats signataires du PMM de débattre et de s’informer de leurs progrès respectifs. Cette rencontre aura lieu tous les quatre ans à partir de 2022.

    Informer les migrants

    Dans le troisième objectif, les Nations unies se fixent pour but de créer un site web centralisé sur lequel de potentiels migrants pourront consulter toutes les informations relatives à la migration régulière comme « les lois et politiques en matière d’immigration, les critères et formalités d’obtention, le coût et les modalités de conversion des visas, les critères d’obtention d’un permis de travail » ou encore « le niveau de qualification professionnelle requis », indique le texte onusien .

    Pour venir en aide aux migrants, les signataires du pacte s’engagent à installer, le long de certaines routes migratoires, des points d’information pour « orienter les migrants vers des services d’appui et de conseil adaptés aux enfants et sensibles à la problématique femmes-hommes ». Les migrants auront également la possibilité de « communiquer avec les représentants consulaires des pays d’origine ».

    Une base de données pour la migration

    La première ambition listée dans le PMM consiste à collecter et à utiliser des données précises et ventilées qui serviront à l’élaboration de politiques fondées sur la connaissance des faits. À travers cet engagement, les Etats partie prenante espèrent « étoffer la base de données factuelles sur les migrations internationales en améliorant, par des investissements adéquats, la collecte, l’analyse et la dissémination de données précises, fiables et comparables, ventilées par sexe, âge, statut migratoire et toute autre caractéristique applicable à un contexte national donné ». Ces données se feront tout « en défendant le droit à la vie privée » et en protégeant « les données personnelles ».

    Le développement durable pris en compte

    En signant le PMM, les pays qui y ont adhéré s’engagent à lutter contre les facteurs négatifs et les problèmes structurels qui poussent les personnes à quitter leur pays d’origine. Pour ce faire, ils devront créer les conditions politiques, économiques, sociales et environnementales pour permettre aux individus de vivre dans leur propre pays « sans violence, de manière productive et dans des conditions viables ». Les pays de l’ONU s’engageront également exécuter « pleinement » le Programme de développement durable à l’horizon 2030.

    Un pacte non contraignant

    Si 23 objectifs sont listés pour les pays signataires du PMM, le pacte est toutefois un texte « non contraignant ». Cela signifie donc que l’ONU ne peut pas forcer les États membres à appliquer certaines dispositions du texte afin de respecter la « souveraineté » de chacun d’entre eux. Le texte se veut être un « cadre de coopération juridiquement non contraignant, qui repose sur les engagements convenus par les États membres dans la Déclaration de New York pour les réfugiés et les migrants », indique le document onusien.

  • EN TUNISIE, L’EGALITE DEVANT L’HERITAGE ENCOURAGERAIT L’ENTREPRENEURIAT FEMININ (Le Monde Arabe-Mounira ELBOUTI-2018-12-04)

    Aujourd’hui, les Tunisiennes sont considérées comme « non capables d’assurer une succession appropriée », indique un entrepreneur tunisien.

    Fin novembre dernier, le Conseil des ministres adoptait le projet de loi consacrant l’égalité entre les femmes et les hommes devant l’héritage en Tunisie. Et dans la foulée, le président tunisien, Béji Caïd Essebsi, à l’origine de la réforme, le soumettait à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), qui ne devrait pas se prononcer dessus avant plusieurs mois. L’initiative, une première dans le monde arabe, résulte notamment des recommandations de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (COLIBE). Qui, en juin dernier, avait estimé que Tunis devait effectuer des réformes substantielles concernant l’égalité entre les sexes et les libertés individuelles dans le pays. Réformes qui, longtemps revendiquées par une partie de la société civile tunisienne, doivent in fine servir à remettre en cause le système patriarcal en Tunisie, largement fondé sur la subordination des femmes.
    Ce n’est pas un hasard si le « berceau » des printemps arabes a décidé de s’emparer le premier du sujet. Le pays accorde bien plus de droit aux femmes que tout autre dans la région, et permet depuis un an aux Tunisiennes de confessions musulmane, d’épouser des hommes non musulmans. Ce qui n’empêche pas une fracture, dans la société, entre les pro et les anti-égalité de genre devant l’héritage. (Le système actuel, fondé sur la loi islamique, permet généralement aux hommes d’hériter du double de ce qu’une femme recevrait.) Face aux vives critiques provenant, notamment, d’Ennahdha – le parti islamiste, qui dispose de 30 % des sièges parlementaires, est le seul à avoir annoncé son opposition au projet de loi -, le président tunisien a assorti son texte de quelques exceptions. Les familles désirant poursuivre sous le régime de la charia étant autorisées à le faire.

    « Dynamisme, prudence et conformité »

    Si l’adoption de la loi est fondamentale pour le droit des femmes – dont les revendications doivent nécessairement s’émanciper de la question de l’ « identité arabo-musulmane » afin d’être traitées sur le terrain des droits humains, nous expliquait Leïla Tauil, chercheure et spécialiste de la question féministe, en octobre dernier -, elle s’avère également très intéressante d’un point de vue économique.
    Au printemps dernier, la Société financière internationale, filiale de la Banque mondiale pour le secteur privé, a publié un rapport, intitulé « Miser sur les femmes en Tunisie », soulignant l’importance des prêts bancaires aux Tunisiennes pour l’économie du pays. Or, lors de l’évaluation d’un projet, les banques ne s’intéressent en général pas à sa qualité ni à celle de l’entrepreneur, mais aux garanties apportés par ce dernier. Et la loi sur l’héritage actuelle, qui réduit de facto l’autonomie économique des femmes, les empêche d’accéder à la propriété – les Tunisiennes ne sont que 12 % à posséder une maison et 14 % un terrain. Difficile, dans ces conditions, d’obtenir un prêt bancaire pour démarrer ou poursuivre une activité entrepreneuriale. Si bien que les femmes, en Tunisie, ne possèdent qu’entre 18 et 23 % des entreprises, selon le rapport de la Société financières internationale. Qui indique également que la différence de crédit combiné, pour les petites sociétés, entre les femmes et les hommes, atteint près de 600 millions de dollars…
    « Bien que la Tunisie dispose des lois les plus progressistes de la région en matière de droits des femmes […] cela ne s’est pas traduit proportionnellement par une participation économique à grande échelle des femmes », pointe du doigt le rapport de la Société financière internationale.
    Un sacré frein au développement de leur business, qui pourrait cependant être un peu plus lâche, si les Tunisiennes obtenaient davantage de biens, et donc de garanties, grâce à… un héritage égalitaire. La Société financière internationale l’a bien compris et incite vivement à accélérer les opportunités financières pour les Tunisiennes – et, globalement, toutes les citoyennes. D’autant plus que les établissements bancaires en sortiraient gagnants. Selon l’enquête de l’organisation internationale, les femmes seraient plus fidèles que les hommes à leur banque, à condition d’être traitées sur un même pied d’égalité et d’y recevoir des services satisfaisants. Sans compter que les entreprises qu’elles gèrent affichent de meilleurs résultats, et « sont connues, en particulier parmi les institutions de micro-finance, pour leur dynamisme, leur prudence et leur conformité ».

    Le paradoxe Ennahdha

    Interrogé sur l’impact de l’égalité entre femmes et hommes devant l’héritage en Tunisie, Wajdi Ben Rjeb, entrepreneur tunisien, estime que la loi donnerait « un coup de pouce au leadership féminin, par le biais de l’entrepreneuriat ou de la succession ». Aujourd’hui, explique-t-il, les femmes, souvent considérées comme « non prioritaires ou non capables d’assurer une succession appropriée », se voient attribuer « un héritage moins intéressant que leurs frères, aussi bien en terme de valeur que de potentiel ». Ce qui explique qu’il y a « peu de femmes aux commandes des entreprises familiales tunisiennes ayant passé le cap de la 2ème génération », dirigées plutôt par les fils. Un tropisme qui pourrait s’équilibrer avec la loi sur l’héritage, qui, selon Wajdi Ben Rjeb, « va apporter une égalité des chances en matière de succession et encouragera l’accès des femmes aux postes de haute direction et aux conseils d’administration des entreprises familiales. »
    Car cela n’est pas encore assez le cas. D’après l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), qui a publié en mars dernier un rapport sur l’économie tunisienne, en termes d’emplois, « les disparités hommes-femmes sont moins importantes que dans les autres pays MENA [Moyen-Orient et Afrique du Nord, ndlr] mais le taux d’emploi est bien plus faible pour les femmes que pour les hommes et les femmes occupent souvent des emplois moins qualifiés. » Et si les autorités tunisiennes, qui composent avec une embellie économique, veulent rendre la croissance davantage inclusive, elles doivent « favoriser le recrutement des femmes par des campagnes de sensibilisation sur les conséquences des choix éducatifs et de la formation sur les possibilités d’emploi et d’entrepreneuriat », estime l’OCDE.
    A charge pour Tunis, si la loi est adoptée à l’ARP, de faire progresser la notion d’entrepreneuriat féminin, en multipliant ainsi les initiatives éducatives pour aider les Tunisiennes à comprendre comment tirer parti de leurs nouveaux droits et atouts. Les débats, en raison des postures conservatrices d’une partie des politiques, promettent d’être mouvementés. Mais « le Parlement devrait adopter ce projet de loi et réaffirmer la place de la Tunisie comme leader régional dans le démantèlement de la discrimination juridique fondée sur le sexe », a déclaré Ahmed Benchemsi, directeur de la communication et du plaidoyer pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord chez Human Rights Watch. Ce dernier de noter toutefois le paradoxe Ennahdha, luttant « contre l’égalité dans les lois relatives aux successions, alors que le parti a soutenu d’autres réformes en faveur des droits de femmes. » Réponse dans quelques mois.

  • COMMENT LES DIRIGEANTS ARABES BASCULENT-ILS DANS LA DICTATURE ?
    (Le Monde Arabe-Sébastien BOUSSOIS-2018-12-03

    A entendre parler tous les jours de Mohamed ben Salman, depuis les débuts de l’affaire Khashoggi et la prise de conscience internationale (tardive) de la guerre menée contre le Yémen depuis quatre ans, on finit par oublier qu’à une époque, le jeune leader saoudien était moins présent dans les médias. Non pas que ces derniers saturaient, mais il y a quelques mois, personne ne savait où avait disparu le prince héritier saoudien, après la fusillade violente survenue le 21 avril 2018, dans son palais à Riyad. Pendant plus d’un mois, celui que l’on surnomme MBS s’était claquemuré, de quoi générer toute sorte de spéculations hasardeuses. Du moins, les médias occidentaux le pensaient-ils.

    Prix du trône

    Certains titres de presse affirmaient ainsi que le fils du roi Salman avait été touché mortellement. Tandis que, pour d’autres, la purge du Ritz-Carlton, fin 2017, avait généré encore plus d’ennemis, pour le prince héritier, qu’auparavant dans ses propres rangs. Une telle attaque étant dès lors à prévoir. Depuis le selfie de MBS entouré de Mohamed VI et Saad Hariri, à Paris, plus aucune information ou preuve qu’il était toujours vivant n’avait émané d’Arabie saoudite. Pourtant, fin avril, il inaugurait le début des travaux de la Cité du Divertissement (Qiddya), un nouveau hub dédié à l’entertainement et à la culture à Riyad. Certaines sources diplomatiques, de leur côté, de renseigner que le 22 mai, MBS et le président français, Emmanuel Macron, avaient échangé par téléphone. Au sujet, surtout, de la crise générée par le retrait de Washington de l’accord sur le nucléaire iranien et de la guerre au Yémen.

    Le monde entier spéculait encore jusqu’au jour où un cliché de MBS avec le président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi – qui aurait pu être pris n’importe où et n’importe quand… -, a ressurgi. Et calmé les esprits. L’Occident avait enfin retrouvé la trace du prince. Qui n’avait jamais, jusqu’alors, connu pareille menace. Cette attaque au palais a été, depuis, largement occultée. Mais c’est à cette époque, probablement, qu’il a commencé à développer un puissant sentiment de paranoïa, accompagné d’une dose de réflexe de survie et de protection de sa personne. A tout prix et coûte que coûte. Quitte à ne même plus hésiter à liquider ses adversaires les plus farouches, comme Jamal Khashoggi, dont il se « contentait » de faire les poches pour leur extorquer quelques milliards et les contrôler. Le prix du trône à venir ?

    Avidité de pouvoir

    Ce n’est pas la première fois, loin de là, qu’un dirigeant arabe suscite tant de convoitises, mais aussi de haines. Et se voit menacé de mort. Ce n’est pas la première fois non plus qu’un dirigeant arabe bascule dans la dictature, à partir du moment où il se sent physiquement directement menacé. Saddam Hussein, ancien président d’Irak, a lui aussi été la victime d’une tentative d’assassinat en 1996. Problème : dans le second cas comme dans le premier, comment avoir la certitude que de tels actes ont véritablement existé ?A l’époque, alors que la CIA cherchait à déstabiliser l’homme fort de Bagdad, l’argument du complot et de la tentative de meurtre revêtait un certain intérêt : justifier le renforcement de ses pleins pouvoirs. Qu’il n’avait pas hésité à utiliser, d’ailleurs, pour faire arrêter et exécuter plusieurs centaines d’officiers soupçonnés d’avoir participé au complot.
    MBS ne manque déjà pas de « proximité » avec l’ancien dirigeant irakien, qui se radicalisait un peu plus à chaque menace pesant sur son siège. Avidité de pouvoir, quête obsessionnelle de leadership régional, ingérence dans les affaires de ses voisins, persécution des chiites, chez eux au Bahreïn et au Yémen, etc. En prenant le pouvoir en 1979, le président-dictateur aspirait non seulement à faire de son pays la première puissance militaire du Moyen-Orient, mais également à devenir le leader du monde arabe. Et, comme le prince héritier aujourd’hui – qui a la main sur la défense et l’économie du royaume -, Saddam Hussein concentrait également tous les pouvoirs en étant chef d’Etat, chef de gouvernement et chef des armées.

    Capacités nucléaires

    La surenchère va bon train. Et plus MBS affiche un visage cynique, plus il continue à être invité partout, semble-t-il. La preuve : son récent circuit diplomatique, fin novembre, pour tenter de faire oublier l’assassinat du journaliste saoudien et la guerre désastreuse au Yémen. Une véritable « résurrection », qui n’est pas sans rappeler celle du roi du Maroc Hassan II, après deux tentatives d’assassinat contre sa personne, en 1971 et 1972, lors de putschs ratés. Le monarque, père de l’actuel roi du Maroc, Mohammed VI, en sort renforcé, dans son culte de la personnalité notamment. Mais, revers de la médaille, la paranoïa envers toute opposition qui pourrait fomenter un complot contre lui le gagne. C’est le début des années de plomb (de 1970 à sa mort), où une violence et une répression sans précédent à l’égard de toute opposition sévira comme jamais. Et dépassera largement le cadre de la « disparition » de son opposant numéro 1, Mehdi ben Barka, en 1965.

    La crainte, à présent, est de voir MBS ressembler de plus en plus à Saddam Hussein. Effrayant, surtout lorsque l’on sait que certains seraient prêts à lui confier des capacités nucléaires – civiles pour commencer. Mais il n’est que le reflet de la personnalité de nombreux dirigeants arabes, qui ont fait de la personnalisation du pouvoir une marque de fabrique. Attenter au raïs, ainsi, c’est attenter au pays. Saddam Hussein et Hassan II en sont les preuves « vivantes ». Va-t-on marquer cette date du 21 avril 2018, sur le calendrier géopolitique du Golfe, comme le catalyseur de la dérive autoritaire du prince héritier, afin d’y mettre un terme ? Ou va-t-on, au contraire, y assister en simple spectateur – ce qui est le cas aujourd’hui ? Pour rappel, c’est ce sentiment de toute puissance qui a contribué à faire du Yémen « la pire crise humanitaire du monde », selon les Nations unies.

  • LES GUERRES DU YEMEN-(Le Monde Arabe-Sama Mohamed (2018-12-03)

    La présente tentative de paix n’aura aucune chance de réussir si l’ONU ne renouvelle pas sa lecture du conflit yéménite.

    Porté par la vague révolutionnaire du printemps arabe de 2011, le Yémen se trouve depuis en proie à des bouleversements profonds. Bien que la révolution yéménite soit parvenue à mettre fin au régime autocratique du président Ali Abdallah Saleh, le pays n’a pas réussi sa transition politique. Cet échec s’est traduit par une guerre sanglante qui oppose des acteurs locaux, avec l’interposition d’autres acteurs régionaux et internationaux. La dynamique de ce conflit pluriel a fait émerger un véritable « système de guerres » qui rend extrêmement complexe la scène yéménite.

    Au commencement était le printemps yéménite
    Entamé en janvier 2011, un soulèvement de la jeunesse yéménite aux aspirations progressistes et démocratiques va faire tomber le régime du président Saleh, au pouvoir depuis 33 ans. Malgré une terrible répression en mars 2011, la révolution yéménite gagne en force, attirant dans ses rangs les partis politiques majoritaires et plusieurs groupes sociaux. De plus en plus isolé face aux voix qui réclament son départ, Saleh capitule et accepte un plan élaboré par les États-Unis et le Conseil de la Coopération du Golfe. En novembre 2011, il démissionne et transmet ses pouvoirs à son vice-président Abd Rabbo Mansour Hadi.

    En février 2012, Hadi, qui vient d’être élu président à la faveur d’un scrutin à candidat unique, forme un gouvernement d’unité nationale. Entre 2013 et 2014, une Conférence de dialogue national est organisée et aboutit à la formation d’une Commission constitutionnelle. En charge d’une nouvelle organisation de la vie politique yéménite, la Commission décide d’une réduction des pouvoirs présidentiels et d’un modèle étatique basé sur une structure fédérale composée de six provinces.

    Les Houthistes à l’offensiveMais cette configuration est rejetée par les Ansar Allah (les partisans de Dieu), communément appelés « les Houthistes ». Il s’agit d’un mouvement contestataire, qui se revendique du chiisme zaydite, établi à Saada, à l’extrême nord-ouest du pays. La région de Saada a été intégrée à la province d’Azal qui s’étend de Sanaa jusqu’au nord du pays. Or, les Ansar Allah exigent que Saada soit considérée comme une province à part entière au sein de l’État fédéral et réclament, en outre, un accès à la Mer rouge. Ce désaccord marque la fin du processus pacifique de transition post-révolutionnaire et plonge le Yémen dans un conflit long et douloureux.

    Craignant que l’histoire se répète et qu’ils deviennent les perdants de la révolution yéménite, les Ansar Allah font le choix de l’affrontement. Le 21 septembre 2014, ils renversent le gouvernement de Hadi et s’emparent de la capitale yéménite, Sanaa. Après cette victoire, les milices d’Abd al-Malik al-Houthi, son dirigeant actuel et, par ailleurs, frère du fondateur du mouvement continuent leur progression vers les autres régions yéménites.

    Avant la fin de l’année 2014, les Houthistes se trouvent à la tête d’une vaste étendue de territoires situés dans le nord du pays. Cette extension territoriale leur a donné accès à des lieux stratégiques, tel le port de Hodeïda, sur la côte Est, par lequel transite la majeure partie des importations yéménites (environ 70 %).

    Face à l’ampleur que prend la rébellion houthiste, l’ancien envoyé spécial de l’ONU, Jamal Ben Omar, tente de jouer les médiateurs. Hadi et les Houthistes signent un accord appelé « Accord sur la Paix et le Partenariat » garantissant une meilleure représentation des rebelles au sein d’un nouveau gouvernement.

    Mais, le 20 janvier 2015, les Houthistes rompent cet accord sous prétexte que certaines de ses clauses n’ont pas été respectées dans le projet constitutionnel qui venait d’être publié par le gouvernement de Hadi. Ils s’emparent du palais présidentiel et poussent Hadi à démissionner. Le 21 février 2015, Hadi, assigné à résidence par les Houthistes, parvient à s’enfuir. Il quitte Sanaa pour la ville portuaire d’Aden, d’où il abroge sa démission et forme une alliance anti-Houthistes. Dès lors, deux gouvernements dirigent le Yémen – l’un établi à Sanaa et l’autre à Aden.

    Une alliance de circonstance avec l’ex-Président Saleh
    À ce stade, les Houthistes, dont le projet politico-territorial est entretenu par des alliances fragiles et incertaines, tentent de resserrer leurs rangs. Dans cette conquête du pouvoir et du territoire, ils jouissent d’un réseau de soutien basé sur les deux pôles du zaydisme au Yémen – religieux et tribal.

    Il s’agit de l’ancienne aristocratie religieuse zaydite (descendants du prophète Mohammed appelés Hachémites ou Sayyids) et des tribus des hauts plateaux yéménites. Ces tribus se situent dans les territoires des alliés historiques de l’imamat zaydite au Yémen, les Hashid et les Bakil. Cependant, il est largement admis que l’ascension rapide des Houthistes n’aurait pu se faire sans l’alliance fondée avec leur ancien ennemi, le président destitué Saleh, l’instigateur des six guerres brutales (appelées les guerres de Saada) dont ils ont été les victimes entre 2004 et 2010.

    Bien que Saleh soit d’origine zaydite, son alliance avec les Houthistes aura été purement stratégique : il s’agit pour lui de revenir sur la scène politique yéménite. De même, les Houthistes ont fait preuve de pragmatisme avec cette alliance qui leur a permis d’accéder à d’importantes ressources militaires. Malgré sa destitution, Saleh a en effet conservé une grande influence sur l’armée nationale, en particulier sur les forces de la garde républicaine et les forces de la sécurité centrale.

    Al-Qaïda, Daech et les sudistes, des obstacles sur la route des Houthistes
    Cependant, la prise de pouvoir des Houthistes n’est pas acceptée par tous au Yémen, loin de là. Des groupes sunnites situés dans la mouvance du salafisme et liés au parti politique Islah (antenne locale des Frères musulmans) forment des poches de résistance dans certains territoires (à Marib, Jawf et Taiz).

    Les Houthistes sont également confrontés aux groupes terroristes d’al-Qaeda dans la péninsule arabique (Aqpa) et de l’État islamique au Yémen (Daech). Le premier est né, courant 2009, de la fusion entre al-Qaeda au Yémen et al-Qaeda en Arabie saoudite, tandis que le second a émergé dans le pays en 2015. Ces groupes tirent profit du chaos engendré par la guerre pour étendre leur influence. Les multiples attentats commis depuis le début du conflit visent à la fois les Houthistes et les partisans de Hadi, et causent de nombreuses victimes parmi les populations, tant chiites que sunnites.

    « La régionalisation de la guerre modifie en effet considérablement les modalités et l’expression du conflit yéménite. »

    La fuite de Hadi à Aden en février 2015 a déplacé le centre de gravité du conflit vers les régions du sud, foyer d’un autre groupe qui s’oppose aux Houthistes. Il s’agit des partisans du mouvement séparatiste sudiste appelé al-Harak. Né en 2007, ce mouvement regroupe une large coalition d’acteurs qui proclament, par des manifestations pacifiques, l’indépendance du Yémen du Sud (unifié avec le Nord en 1990). L’avancée des Houthistes vers Aden est très mal perçue par les populations sudistes, largement acquises à la cause séparatiste, et qui considèrent le régime de Sanaa comme un « occupant ». Ce fort sentiment régionaliste est exploité par Hadi et ses alliés pour freiner l’expansion territoriale des Houthistes.

    Face à l’avancée de ces derniers vers Aden en février 2015, Hadi demande en urgence l’intervention militaire de l’Arabie saoudite et se réfugie à Riyad, où il forme un gouvernement en exil. Les Houthistes, de leur côté, cherchent du soutien auprès de l’Iran. Dès lors, la guerre au Yémen entre dans une nouvelle phase, encore plus violente. La régionalisation de la guerre modifie en effet considérablement les modalités et l’expression du conflit yéménite.

    L’Iran et l’Arabie saoudite entrent en scène
    Pour écarter d’emblée toute ambiguïté, il faut rappeler que le conflit irano-saoudien qui se joue au Yémen est géostratégique et en aucun cas confessionnel (chiite/sunnite). Il s’agit d’une rivalité maritime autour de l’accès aux infrastructures portuaires de la zone qui s’étend du détroit d’Ormuz, dans le Golfe arabo-persique, au détroit de Bab Al-Mandab, dans le Golfe d’Aden.

    Avec la progression des Houthistes vers la ville d’Aden, en février 2015, le détroit de Bab Al-Mandab – par lequel transite 4 % de la demande mondiale en pétrole – risque de tomber entre les mains d’un groupe pro-iranien. Le 26 mars 2015, l’Arabie saoudite lance alors l’opération militaire « Tempête décisive », en s’appuyant sur une coalition de neuf pays arabes et musulmans. Ses objectifs déclarés sont de mettre fin à l’offensive des Houthistes et de rétablir au Yémen le gouvernement de Hadi, reconnu comme légitime sur le plan international.

    Dans le but de constituer un camp anti-Houthistes et de disposer de troupes locales loyales à Hadi, la coalition arabe mise sur les affiliations tribales, religieuses et régionales, qui jouent un rôle crucial dans l’espace politique yéménite.

    « Le conflit irano-saoudien qui se joue au Yémen est géostratégique et en aucun cas confessionnel (chiite/sunnite) »

    D’une part, l’Arabie saoudite s’appuie militairement sur certaines tribus yéménites, notamment les Hashids, qui bénéficient de ses subventions depuis de nombreuses années. Après la révolution de 1962, un comité saoudien doté d’un budget de 3,5 milliards de dollars a ainsi été mis en place pour former un réseau de chefs tribaux yéménites fidèles au Royaume.

    D’autre part, les Émiratis, très investis dans la coalition arabe, instrumentalisent le sentiment régionaliste dans le sud du pays afin d’alimenter la guerre contre les Houthistes. Ils soutiennent, en mai 2017, la formation du « Conseil de transition du Sud » à Aden, qui proclame la sécession du sud du Yémen.

    Du côté de l’État iranien, si le soutien aux Houthistes est avéré, son impact sur le déroulement du conflit au Yémen reste limité. Au cours de la formation de leur mouvement, les Houthistes se sont inspirés des codes et slogans de la Révolution iranienne de 1979. Le mouvement a également connu un processus de renouveau, rapprochant le chiisme zaydite du chiisme duodécimain, doctrine de l’État iranien.

    Toutefois, l’influence la plus significative de l’Iran dans le conflit yéménite se manifeste au niveau militaire avec la fourniture aux Houthistes d’une certaine capacité balistique. Depuis 2015, en effet, ces derniers pilonnent les frontières méridionales de l’Arabie saoudite par des tirs de missiles et frappent des navires civils et militaires (saoudiens et émiratis) dans le Golfe au moyen de missiles anti-navires.

    La lutte antiterroriste, l’autre guerre du Yémen
    Mais la complexité du conflit yéménite va au-delà des clivages internes et des rivalités régionales en raison de la guerre antiterroriste qui se joue en arrière-plan. Les questions sécuritaires liées à la présence de groupes terroristes au Yémen ont donné une dimension internationale à cette guerre.

    Depuis 2011, les frappes ciblées menées par les drones américains contre les camps d’entraînement des groupes terroristes (Aqpa et Daech) au Yémen se sont intensifiées, notamment dans les régions de Marib, Shabwa, Baydha, Hadramaout et Abyan. Le rôle des Américains dans la guerre contre le terrorisme au Yémen remonte aux années 2000, à l’attaque de l’USS Cole dans le port d’Aden et aux attentats du 11 septembre 2001. Dans le conflit actuel, les États-Unis offrent également un soutien logistique aux forces émiraties, cibles de plusieurs attentats terroristes.

    Néanmoins, l’intervention de ces acteurs régionaux et internationaux dans la guerre yéménite n’aura que très peu modifié les lignes sur le champ de bataille. Certes, l’opération « Tempête décisive » a stoppé la progression des Houthistes vers les régions méridionales placées, depuis septembre 2015, sous le contrôle des forces gouvernementales. En revanche, les Houthistes maintiennent toujours leurs positions dans le nord du pays, et cela malgré la rupture de leur alliance avec Saleh, qu’ils ont fait assassiner le 4 novembre 2017.

    Face à l’apocalypse yéménite, des efforts de paix hors de propos
    Aujourd’hui, à l’heure où la guerre fait toujours rage, les appels à la paix se multiplient. Les quatre années du conflit yéménite ont entraîné une crise humanitaire sans précédent. Les chiffres sont effrayants : environ 10 000 victimes (dont 60 % de civils), 50 000 blessés, 3 millions de déplacés (sur une population estimée à 27 millions), 80 % de la population dépendant de l’aide humanitaire, 7 millions de personnes exposées au risque de famine et plusieurs milliers de morts dus au choléra. À cela s’ajoutent les crimes de guerres perpétrés par tous les acteurs du conflit, dont la destruction des infrastructures et du patrimoine matériel, l’enrôlement d’enfants dans les forces armées, etc.

    En outre, la polarisation du conflit yéménite autour des clivages tribaux, régionaux et religieux a accentué les antagonismes dans une société qui est déjà profondément divisée. Ces déchirures compliquent la mise en place du processus de pacification.

    Jusqu’à présent, aucune des parties au conflit au Yémen n’a donné la moindre indication quant à la possibilité d’une solution autre que militaire. Ainsi, aucun des pourparlers engagés par l’ONU depuis 2014 (en Suisse et au Koweït) n’ont abouti à un résultat.

    « Il ne fait aucun doute que la paix au Yémen est étroitement liée aux intérêts des pays régionaux et internationaux »

    Dernièrement, l’affaire Khashoggi a incité les hauts responsables des gouvernements américain, français et britannique à hausser le ton, appelant le Royaume saoudien à mettre un terme à la guerre au Yémen. Depuis, on assiste à certaines avancées dans le dossier yéménite. La coalition arabe vient ainsi d’accepter un cessez-le-feu en stoppant ses offensives sur le port de Hodeïda, assiégé depuis le mois de juin.

    Parallèlement, le nouvel envoyé spécial de l’ONU au Yémen, Martin Griffiths, a relancé le processus de paix en annonçant de nouveaux pourparlers en Suède dans les semaines à venir. Mais cette énième tentative de paix n’aura aucune chance de réussir si l’ONU ne renouvelle pas sa lecture du conflit yéménite.

    Il ne fait aucun doute que la paix au Yémen est étroitement liée aux intérêts des pays régionaux et internationaux. Toutefois, pour l’heure, seuls les acteurs locaux sont invités à participer aux pourparlers de l’ONU. Pire, la représentation dans ces discussions se limite aux Houthistes et au gouvernement de Hadi. Ils sont pourtant loin d’être les seuls acteurs influents au niveau local.

    Cette configuration de la paix est très réductrice et ne reflète en rien la réalité que les quatre années de conflit ont engendrée sur la scène yéménite en termes de rapports de force. Il est illusoire d’élaborer un plan de paix sans prendre en considération la pluralité des acteurs du conflit yéménite et des enjeux locaux, régionaux et internationaux qui s’y superposent.

  • Deux millions d’enfants sont déscolarisés au Yémen, selon l’UNICEF, dont 500000 depuis l’entrée en guerre de la coalition saoudienne.
    Plusieurs dizaines de milliers de morts, 14 millions de personnes en situation de « pré-famine », un Etat en déréliction totale, une inflation insoutenable (41,8 %), unecroissance inexistante (-10 %)… Et une éducation nationale qui ne cesse de s’étioler. Depuis que le conflit yéménite s’est internationalisé, en mars 2015, 500000 enfants ont été contraints de quitter les bancs de l’école, vient d’alerter Meritxell Relaño, la représentante de l’UNICEF au Yémen. Ce qui porte le
    nombre d’enfants déscolarisés à plus de 2 millions sur l’ensemble du pays. Des chiffres qui indiquent, certes, que les Yéménites n’ont pas eu besoin qu’une guerre éclate pour voir leur système scolaire se casser la figure. Mais qui doivent tout de même inquiéter au plus haut point. Si les combats entre la coalition saoudienne – qui épaule l’armée du président yéménite, Abd Rabo Mansour Hadi – et les rebelles Houthis devaient durer encore des mois, combien de dizaines, voire de centaines de milliers d’enfants innocents supplémentaires seraient éloignés des écoles ?
    C’est notamment à Hodeïda, dans l’ouest du pays, que la situation est la plus alarmante. La ville portuaire, aux mains des combattants chiite mais assiégée depuis plusieurs mois par la coalition, a connu la semaine dernière un nouveau regain de violence, alors que Martin Griffiths, l’envoyé spécial des Nations unies (ONU) au Yémen, avait réussi à imposer une trêve de quelques jours. Le week-end dernier, les Saoudiens ont conduit quelque 35 raids aériens sur la zone, selon un porte-parole des Houthis, causant la mort d’une trentaine de personnes, combattants progouvernementaux comme rebelles. Dans ces conditions, impossible d’assurer l’acheminement des enfants à l’école – les convois de toute sorte étant régulièrement pris pour cible. Résultat : « Plus de 60 000 garçons et filles ne sont pas scolarisés à cause des combats dans et autour de la ville portuaire de Hodeïda, s’inquiète Meritxell Relaño. Seul un élève sur trois est en mesure de poursuivre ses études et moins d’un quart des enseignants est présents à l’école. »

    Pourparlers de paix.
    Tandis que la violence soutenue, dans la région, a contraint plus du tiers des écoles à fermer, dont 15 situées en première ligne et d’autres gravement endommagées ou utilisées comme abris pour des familles déplacées, la plupart du personnel éducatif
    n’a pas touché de salaire depuis plus de deux ans, selon l’UNICEF. Et si « beaucoup d’enseignants ont été obligés de fuir les violences ou de trouver d’autres moyens de joindre les deux bouts », ajoute Mme Relaño, d’autres continuent coûte que coûte d’aller à l’école pour éduquer les jeunes Yéménites. « Leur engagement en faveur de l’apprentissage des enfants à apprendre n’est rien d’autre qu’héroïque », a d’ailleurs souligné la représentante de l’UNICEF au Yémen. Afin de les aider – matériellement mais également moralement -, l’agence onusienne élabore en ce moment un programme visant à leur payer de petites sommes en espèces tous les mois. Le temps que la crise salariale passe. Ce qui n’est toutefois pas près d’arriver. Tous les fonctionnaires étant ainsi délaissés par l’Etat.
    D’où l’importance, selon Meritxell Relaño, que « les autorités yéménites travaillent de concert pour trouver une solution au paiement des salaires. » Et, surtout, pour que « la guerre sur les enfants au Yémen »cesse. Fin octobre dernier, Geert Cappelaere, le directeur de l’UNICEF pour le Moyen-Orient, avait déclaré que le
    pays de la péninsule Arabique, où 30 000 enfants meurent chaque année de malnutrition, selon lui, « est un enfer sur terre pour 50 % à 60 % des enfants. Un enfer pour chaque garçon et chaque fille. » Un enfer que seuls l’arrêt définitif des combats et l’érection d’une solution politique peuvent faire disparaître. La semaine dernière, alors que plusieurs tentatives de pourparlers entre coalition saoudienne et Houthis ont déjà échoué, l’ONU a annoncé que les deux parties semblaient d’accord pour s’assoir autour d’une même table et discuter de la paix. Ce qu’a confirmé l’ambassadeur britannique au Yémen, Michael Aron, après qu’il s’est entretenu avec les Saoudiens et les Houthis. Qui devraient donc, sauf revirement de
    dernière minute – du déjà vu… -, se retrouver cette semaine à Stockholm, en Suède.

    Le Monde Arabe (éditorial 2018-12-03)

  • Le Monde Arabe-26-11-2018 ; Stanislas TAIN*

    Selon l’UNICEF, la majorité des enfants défavorisés ne reçoivent ainsi « aucune forme d’aide gouvernementale ».

    En Irak, « le conflit et l’inégalité demeurent des caractéristiques fondamentales de l’enfance ». Voici ce qui ressort de la dernière étude approfondie de l’UNICEF sur le bien-être des enfants, rendue publique le 19 novembre dernier à Bagdad. Le Fonds des Nations unies pour l’enfance, en coopération avec les autorités irakiennes, profitait du lancement de sa sixième « enquête à indicateurs multiples » (MICS) – mécanisme créé dans les années 1990 afin d’aider les Etats à rassembler puis analyser des quantités de données – pour remettre son rapport, « le plus complet sur les enfants depuis 7 ans ». Et c’est peu dire que le pays, sous l’emprise de l’organisation Etat islamique (EI) ces trois dernières années, qui cherche à présent à se reconstruire – dans tous les sens du terme -, a fort à faire pour procurer un cadre de vie décent à l’ensemble de sa jeunesse.

    « Le fossé grandissant »
    Selon l’UNICEF, la majorité des enfants défavorisés ne reçoivent ainsi « aucune forme d’aide gouvernementale », ce qui a tendance, inévitablement, à creuser les écarts et les inégalités. En matière d’éducation notamment, où les besoins restent « immenses ». La moitié des écoles publiques d’Irak nécessitent par exemple une sérieuse réhabilitation, après des années de conflit, tandis qu’ « une école sur trois fonctionne par quarts multiples, ce qui réduit le temps d’apprentissage des enfants », déplore l’agence onusienne. Si 92 % d’entre eux sont inscrits à l’école primaire, seule un peu plus de la moitié des enfants défavorisés finiront le cycle primaire. L’écart se creusant même dans l’enseignement secondaire et supérieur, « où moins d’un quart [d’entre eux] obtiennent leur diplôme (23 %), contre les trois quarts des enfants issus de milieux plus aisés (73 %) ».
    « Les données indiquent clairement que les enfants les plus vulnérables en Irak sont ceux qui risquent le plus de prendre du retard, a ainsi déclaré Peter Hawkins, le représentant de l’UNICEF en Irak, qui regrette que les autorités irakiennes n’investissent pas plus dans l’éducation. Les gains durement gagnés pour mettre fin au conflit et assurer la transition vers un avenir stable pourraient être perdus sans investissements supplémentaires pour que tous les enfants puissent réaliser leur plein potentiel », ajoute-t-il. Selon l’UNICEF, Bagdad a besoin de 7 500 écoles supplémentaires, alors que pas moins de 1 000 établissement ont été entièrement ou partiellement détruits par les combats contre l’EI. Les heures de classes, de facto saturées, ne permettant pas aux élèves de progresser à la même vitesses que ceux dont la famille a davantage de moyens.
    « Le fossé grandissant entre ceux qui possèdent [des richesses, ndlr] et ceux qui n’en ont pas sème la discorde et sape les intérêts des enfants et de l’Irak. » Peter Hawkins, représentant de l’UNICEF en Irak.

    « L’avenir de ce pays »
    Résultat : « Quand la qualité s’effrite, les enfants quittent d’eux-mêmes l’école », accuse Peter Hawkins. Alors que, selon l’UNICEF, « la fréquentation régulière de l’école est un élément essentiel de la guérison de plus d’un million d’enfants qui auraient besoin d’un soutien psychosocial pour faire face aux blessures invisibles de la guerre ». D’autres, bien visibles, outre les carences de l’éducation nationale, concernant les problèmes liés à la santé, toujours selon le rapport de l’agence onusienne. Si l’Irak a accompli des progrès notables dans le domaine de la santé des nouveau-nés et des enfants (14 décès au cours des premiers mois pour 1 000 naissances), « les défi surgissent peu après la naissance », pointe-t-elle du doigt. Seuls 4 enfants sur 10 sont entièrement vaccinés, par exemple, quand moins de 40 % de la population a accès à l’eau potable à domicile. Ce qui expose les enfants à un risque grave de maladies d’origine hydrique.
    Pourtant, il fut un temps où l’Irak était l’un des meilleures endroits de la région Moyen-Orient/Afrique du Nord (MENA) pour être un enfant, indiquait l’UNICEF en présentation de la quatrième enquête MICS, menée en 2011. Sauf que, « depuis les années 1970, le pays a perdu de l’élan et a pris beaucoup de retard. Si l’Irak avait progressé au même rythme que de nombreux autres pays, il aurait atteint en 2011 un certain nombre de ses objectifs. » Notamment en ce qui concerne la scolarisation, la mortalité infantile et l’accès à l’eau potable, trois programmes qui n’ont pas beaucoup évolué depuis. « Alors que l’Irak dépasse la violence des dernières années et se forge une nouvelle vie, il doit donner la priorité au bien-être de tous les enfants […] qui sont l’avenir de ce pays », a martelé Peter Hawkins.

    « Beaucoup de beaux discours »
    Le représentant de l’UNICEF en Irak de critiquer, à demi-mots, les gouvernement successifs, qui n’ont pas su (ou pu) faire évoluer les choses. Pourtant, « avec le bon engagement et les bonnes politiques en place, le gouvernement irakien peut faire une différence », explique-t-il. L’agence onusienne a d’ailleurs demandé aux autorités irakiennes d’investir dans des services qui profitent à des enfants touchés par le conflit et la pauvreté. Ainsi que « d’œuvrer pour mettre fin à toutes les formes de violence contre les enfants ». Quelques jours après la publication du rapport de l’UNICEF, au sud de Mossoul, 4 adolescents ont péri dans l’attaque du camion qui les menait à l’école. Un événement qui « pourrait compromettre les efforts considérables déployés pour ramener les enfants à l’école dans les zones où la violence était la plus forte », a notamment affirmé M. Hawkins dans un communiqué.

    En matière de scolarisation comme de santé et de sécurité, il y a donc urgence à agir, selon l’ensemble des observateurs. Problème : le tout nouveau Premier ministre, Adel Abdel Mahdi, dont l’arrivée au pouvoir tient davantage du compromis politique, ne dispose pas de base très solide pour engager des réformes. Et la première d’entre elles concernera vraisemblablement la corruption, qui gangrène le pouvoir et contre laquelle les Irakiens ont d’ailleurs manifesté ces dernières semaines. « De manière générale, nous avons eu depuis 2003 des politiciens qui pensaient à leurs intérêts personnels avant l’intérêt à long terme du pays », explique le journaliste franco-irakien Feurat Alani, interrogé sur la probabilité de voir le gouvernement engager des réformes pour la jeunesse. « Il y a beaucoup de beaux discours sur la réconciliation nationale, l’éducation, les besoins du quotidien. Mais les Irakiens, dans leur majorité, n’en ont pas vu la couleur. »