’Le Monstre’, by Serpent à Plumes - avec petite digression sur le Poulpe -
D’entrée de jeu, plût au ciel que le lecteur crédule, devenu hardi, et, le temps de sa lecture, féroce, à l’image de la puissance pharamineuse de mon verbe, s’accointe avec mon tempérament disputeux, verveux, rancuneux, et torrentueux, tempérament que j’hérite d’un atavisme de dérèglement pour le moins ancestral. Mais il n’est pas bon que celui qui promène un œil médusé sur cette page de plus en plus suppureuse s’en aille croire que j’impute en quoi que ce soit à l’hérédité les débordements que je suis à deux doigts de relater ; cela serait du goût le plus lâche. Non que la fougue exclue de quelque façon la lâcheté. Seulement, débuter avec une idée de quelque faiblesse chez moi, de quelque complaisance, ne conduirait le lecteur quand il aura fini de me lire qu’à réaliser qu’il est le pire fat qui se puisse concevoir.
Que mon lecteur me prête son oreille tandis que je lui sussure que mon désir le plus fébrile est d’expier mes vices passés, si tant est qu’expiation me soit encore possible, mais qu’il ne se complaigne pas davantage dans l’association trop facile des mots ’expier’, ’désir’ et ’relater’.
Toute cette sombre affaire débuta un sombre jour d’automne, saison de brumes et d’oisivetés, où je rendais péniblement à mon frère, le comte de M*****, une de mes rares visites. Comme j’approchais sa demeure, elle me parut, majestueuse, couronnée de pignons, et pour faire court, à l’image de la maison d’Usher. Je trouvai ma relation dans sa bibliothèque. La porte était entr’ouverte ; j’ai pénétré la pièce tout acajou. Je le trouvai penché à muser dessus un de ses ouvrages, le pied droit piétinant pour les soins du tableau un coussin à glands, la main droite quant à elle enlaçant amoureusement le pommeau d’une canne marbrée. De dos, je vis qu’il remâchait les cendres maternelles, sa face lugubre et noircie tournée vers la fenêtre comme s’il attendait la mort elle-même de surgir et de l’emporter comme une fleur fânée. Ainsi le trouvai-je prostré, à attendre sa fin, le coeur aussi vermoulu que ses meubles. Et si mon lecteur a les resources pour excuser mon outrageuse lévité sur le sujet, je coucherai la vérité nue sur ma page, terriblement offerte à ses entrailles joyeuses. Oui car mon parent souffrait de dyspepsie, grande évidence du tourment atrabilaire qui lui rongeait l’âme selon l’expression consacrée. En sa présence contristée je devins assidument muet, tout comme il était fatalement frappé de surdité ; autant dire que nous faisions bon ménage, ainsi celui qui écrit et celui qui le lit. Que mon lecteur n’attende aucunement donc d’assister à quelque dialogue. J’ai étudié ce sujet avant mon procès : les conversations sont des échanges de nouvelles (exemple : météorologiques), d’indignations ou de joies (exemple : intellectuelles) déjà connues ou éprouvées par les interlocuteurs.le moteur est toujours le goût de parler, d’exprimer des accords ou des désaccords. Et pour tout à fait déshabiller la vérité je dirais même que j’avais maille à partir avec mes créanciers, et que c’était bien là, plus qu’une quelconque amitié fraternelle, la seule rime et la seule raison à ma visite. Je n’avais cure de la société des quelques invités qui venaient hanter le château de mon fraternel de leur commotion pleurarde et servile. Je m’épanchais plutôt en promenade, espérant trouver dans le sein de la nature quelque secours à mes esprits discordants. Quelque chose de résolument sauvage et de fanatiquement aristocratique me tenait à l’écart des vagues humaines qui venaient parader un semblant de bonne santé et de bonne humeur à l’arrière-goût grinçant et morbide. Seule la nature avait assez de générosité et de grandeur pour que je puisse y épancher mes humeurs en un chapelet de pensées ou chaque pas foulé était une peau muée, une nouvelle lumière, un nouvel aplomb. Cependant, le feu qui se nourrissait de mes entrailles dansait de plus belle. J’attendais l’inattendu au détour d’une campagne rase. Je devenais au coeur de mon désœuvrement sans raison gai. Pur. Méchant. Quels idiots ils faisaient à feindre des civilités quand leure seule pensée est : hé quoi, vous, toujours en vie ? Et avec cela lâches, trop lâches pour se l’avouer sans avoir à taire cette vérité, la seule, dans un flot mensonger d’honteuses agaceries. Le vent. Le vent. Et venant de plus en plus loin. Avec le vent on quitte sa carcasse et on embrasse la substance de ce qui nous entoure. Il n y avait pas une note d’odeur de la terre retournée sans qu’elle ne se fut immiscée en mes veines. Le soleil, me dardait droit des yeux, branlant tout autour, d’une beauté convulsive. L’air même n’était plus qu’une aorte géante, qui tambourinait mon désir. Je rêvai d’être comme avec une femme. Aussitôt dit, une oasis s’écarquilla sans déciller, dans un coin de bourrasque. Un corps ferme se tenait, l’eau à la cheville. Ma première pensée fut de noyer cette insolence dans si peu d’eau. Cette pensée me rendit à fleur de nerfs. Je décidai de rester sec, prêt à faire feu de tout bois. Je me remémorai ces vers :
O temps, suspends ton vol ! Et vous heures propices,
Suspendez votre cours !
Laissez-nous savourer les rapides délices,
Des plus beaux de nos jours !
et les trouvai mauvais ; je les chassai d’un revers. Je flottai au bord de moi, ma petite musique aveugle emplissant peu à peu l’air virginal. L’aorte battait la chamade, à un doigt d’une plosion. Dans mon équippée de sang noir je me fis l’enfant de la géante. Et quant à moi, je ne m’endormis point. Elle, tout au contraire, se fendit en un rire. Comme qui dirait sardonique. Cruelle, je la vis se dissoudre dans l’onde. Des bois me poussèrent dessus les oreilles. Plus Actéon que moi-même – et qu’était-ce à présent qu’être moi-même ? - je marchai sur le retour, couronné de ce nouveau savoir.
Il coula de source que je me devais de retrouver la belle nymphe. J’en parlai d’abord à mon parent, qui n’eût pas l’air de comprendre.
Il ne me fallut pas moins d’un mois avant de connaître le vrai nom de la beauté. Nous convolâmes vite en noces, heureux en calèche bien avant que d’atteindre ma propriété nichée en haut d’un mont comme un nid d’aigle. Mon épousée respirait aussi bien que moi l’air des cimes. A deux, nous fûmes un moment heureux, comme un lac dessus une montagne, joyeux néant à l’abri des abattoirs. Nous n’avions cesse de lire, voix contre voix, fracas de rires. Mais comme dirait Villiam Shakespeare :
Momentary as a sound
Swift as a shadow
So quick do bright things come to confusion...
Ce qui voulait dire, que les femmes, quoiqu’on dise, aiment passionément à chier sur les tombes. J’avais engrossé la nature à force d’un regard. Un abîme s’ouvrit à mes pieds. Ma vie menaçait ruine. A quoi cela rimait-il que je crie nuit et jour ? Que je tende la voix comme pour être touché par la grâce ? C’en était fait de moi ; la géante allait m’enfanter dans le temps, après m’avoir volé mes traits les plus intimes. Que ne l’ai-je d’abord laissée noyer dans sa fange !
Les jours s’envolaient à tire d’aile et c’était bien une mort hideuse qui me souriait au bout. Mais il faut dire que la géante ne fut pas épargnée : d’heure en heure sa grâce cédait terrain à une protubérance assez monstrueuse qui lui arrondissait les boyaux. Un poulpe perfide y avait élu foyer.
Impossible de penser au poulpe sans que surgisse l’invocation de Maldoror comme si à jamais le comte de Lautréamont avait chargé le mot poulpe de cette acception désormais inévitable, du moins pour celui qui trace ces mots. Quant à celui qui penche à présent son visage sur ces lignes oisives, il ne saura tarder à les (re)lire : ’Ô poulpe, au regard de soie ! toi, dont l’âme est inséparable de la mienne ; toi, le plus beau des habitants du globe terrestre, et qui commandes à un sérail de quatre cents ventouses ; toi, en qui siègent noblement, comme dans leur résidence naturelle, par un commun accord, d’un lien indestructible, la douce vertu communicative et les grâces divines, pourquoi n’es-tu pas avec moi, ton ventre de mercure contre ma poitrine d’aluminium, assis tous les deux sur quelque rocher du rivage, pour contempler ce spectacle que j’adore !’. Une lecture biographique des Chants de Maldoror aurait fiché un prénom sur l’animal, qui ne serait autre que celui d’un intime d’Isidore Ducasse.
De toute évidence le poulpe intrigue, passionne, ne serait-ce que pour la façon dont il occupe la langue, à la fois masculin, poulpe, et féminin, pieuvre. Et si son nom scientifique augure de bonhommie, l’octopus vulgaris s’avère être d’une nature prédatrice et hautement carnivore. Gourmand de ses quelques deux cents ventouses le long de chaque bras – huit de leur nombre -, sa bouche, planquée dans un bec de perroquet au centre de ses tentacules, raffole de homards, de langoustes, et de crabes, tourteaux, cancers pagures, pouparts, ou encore de poing-clos. Et outre le vice de gourmandise, il partage avec le caméléon l’art du camouflage, capable qu’il est d’amonceller des objets chinés au fin fond de l’océan pour boucher son terrier, souvent un lieu creux,de grand aristocatique ; le poulpe aussi a sa petite musique solitaire. Nulle surprise si, ainsi tapi à l’abri des regards et hors de portée des dauphins, le cartilagineux de ses ganglions cérébraux muscle sa mémoire à long terme, aussi est-il, rare dans le règne animal pour ne pas dire humain, capable d’apprendre par l’observation. Car le poulpe jouit également d’un système d’accomodation tel que son acuité visuelle est pour le moins dite très bonne. De surcroît, pour peu qu’un trou présente un diamètre un tantinet supérieur à celui de son œil, orbicule légèrement placé dessus son siphon, le poulpe peut alors onduler son corps au travers l’orifice et le traverser devant le regard médusé de l’observateur. Tout chez lui atteint à une dimension esthétique qui confine à la cruauté. De cette même cruauté qui lui fait en toute lenteur infuser ses enzymes digestives qui ont pour but, venin redoutable, de lentement décomposer et digérer les corps de ses proies. Grand prince jusqu’en ses coïts, c’est sa troisième tentacule en partant de la droite qui va s’introduire en fine goutière pour injecter les spermatozoïdes dans l’orifice féminin. Quant à elle, quand elle accouche après une des plus longues périodes de gestation, la femelle meurt radicalement d’épuisement.
Pline l’Ancien, dans son Histoire Naturelle en fait l’éloge bien que sa conclusion semble mésestimer la bête : ’Le coquillage n’a ni la vue ni aucune autre sensation que celle qui lui fait connaître l’aliment et le danger. En conséquence, les poulpes guettent le moment où il est ouvert, et mettent un petit caillou entre les valves, mais en dehors du corps même de l’animal, de peur qu’il ne chasse le caillou par ses contractions : dès lors ils attaquent leur proie avec sécurité, et ils extraient les chairs ; l’animal se contracte, mais en vain ; un coin rend ses efforts inutiles. Tant est grande l’habileté des animaux même les plus stupides !’
Corrigeons le tir en exprimant toute la bravoure livresque de ce prince des ondes : car s’il est vrai que le poulpe soit allègrement porté sur le déguisement, une attaque frontale ne le laisse pas de marbre. C’est alors qu’il déploie son seul moyen de défense : une poche à encre qui trace à la portée de l’onde noire un nuage pétrole qui irrite non seulement la vue, mais terrasse aussi l’olfaction de ses prédateurs désormais comme anesthésiés.
Bref. En trois mots comme en mille : j’allais être père. Et ce monstre des bas-fonds non seulement empêchait mon sommeil, mais menaçait d’effilocher la santé de la voleuse des ténèbres. Je ne saurais dire par quelle raison perfide il tenait à cette proximité calculée. Je dis adieu à mes dernières illusions. L’éternité était un mot bien anémique. Je faiblissais de concert, enfin, jusqu’à cette nuit mémorable.
Que mon lecteur me laisse, sans trop tarder, courir à ma conclusion.
Une nuit, comme une insomnie téméraire me tenait éveillé par les bouts des cils aux confins de la conscience, les cris du monstre vinrent à se saccader outre mesure. Je décidai de me rendre chez la belle endormie, et ne pus, pénétrant son antre, interdire une grimace tant cela sentait le ranci, la bière et le cadavre. Je rampai jusqu’à son lit et entendit d’abord le souffle de la bête, bien avant de soupçonner la vie à travers ses tentacules. Le lâche se faisait silence en ma présence, ce qui ne m’empêcha pas de brandir mon glaive et de le planter en son siphon. Ni de renouveler l’entreprise tant que souffle se pouvait entendre.
Les lèvres de la géante bougèrent. Aucun mot n’a pu les franchir.
Quant à moi, enivré de vengeance, je sombrai dans un sommeil salutaire. Et je rêvai. D’une joyeuse confrérie qui vivait dans une région montagneuse sous l’égide d’un vieux sage et qui soignait ses disciples à coups de chants tyroliens.
Au réveil, la géante gisait dans sa flaque de sang. Mais il n y avait nulle trace de mon poulpe.