• Réponse de Stuart Hall à l’article de Nancy Huston et Michel Raymond à propos de la "#Race".. .

    « La science possède une fonction culturelle dans nos sociétés. Ce qui m’intéresse, ce dont je veux parler ici, c’est la fonction culturelle de la science, et je soutiens que cette fonction, dans les langages et les discours du racisme, a eu pour objet de garantir une différence absolue, une certitude que les autres systèmes de connaissance n’avaient jusque-là pas pu fournir. Et c’est pour cette raison que la trace scientifique est restée un instrument remarquablement puissant dans la pensée humaine, non seulement dans l’Université, mais partout dans les discours du sens commun, dans les discours des personnes ordinaires. Pendant des siècles, la lutte consista à établir une distinction binaire entre deux sortes de personnes. Mais avec la pensée des Lumières qui affirme que tous les humains appartiennent à une seule et même espèce, il a fallu commencer à trouver un moyen de marquer la différence à l’intérieur d’une espèce. Il n’y a plus deux espèces, mais une seule dont il s’agit de savoir comment, pourquoi, telle partie est différente - plus barbare, plus arriérée, ou plus civilisée que les autres. On invente ainsi une autre manière de marquer la différence au sein même du système. Souvenez-vous seulement de ce qu’écrit Edmund Burke à Robertson en 1877 « Nous n’avons plus besoin de l’histoire pour retracer les différentes époques et les différents stades de la connaissance de la nature humaine. Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui, la grande carte de l’humanité est tout entière sous nos yeux, car il n’existe aucune barbarie ou aucun raffinement que nous ne puissions embrasser au même instant et d’un seul regard. C’est là le coup d’œil panoptique des Lumières -la totalité de ce qui est humain est maintenant sous l’œil de la science. Et, sous ce regard, il devient possible de marquer les différences qui comptent réellement. Et quelles sont-elles ? « Les courtoisies si différentes de la Chine et de l’Europe, la barbarie des Tartares et de l’Arabie, et l’état primitif de l’Amérique du Nord et de la Nouvelle-Zélande. »

    Ce que je cherche à dire ici, c’est que ce n’est pas la science en tant que telle, mais tout ce qui se trouve pris dans le discours de la Culture qui fonde la vérité à propos de la diversité humaine. C’est la science en tant que discours culturel qui prétend déchiffrer le secret des relations qu’entretiennent la nature et la Culture, qui dénoue et explique ce fait troublant de la différence humaine, de cette différence qui compte tellement. Ce qui importe ici, ce n’est pas que ces discours soient ou non porteur de la vérité scientifique à propos de la différence, mais bien qu’ils aient pour fonction de fonder le discours de la différence raciste. Ces discours fixent et sécurisent ce qui autrement ne saurait l’être. Ils justifient et garantissent la vérité de ces différences qu’ils ont eux-mêmes construites discursivement.

    L’idée, ici, c’est que la Culture est conçue comme découlant de la nature, la culture s’appuyant sur la nature pour se justifier elle-même, à tel point que chacune fonctionne comme la métaphore exacte de l’autre. Nature et culture opèrent de manière métonymique. Et le discours de la race en tant que signifiant a pour fonction de faire correspondre ces deux systèmes entre eux - la nature et la culture - afin que l’on puisse toujours lire l’un à partir de l’autre. Si bien qu’une fois que vous connaissez la place d’une personne dans la classification des races humaines naturelles, vous pouvez légitimement en inférer ce qu’elle pense, ce qu’elle ressent, ce qu’elle produit ou encore la qualité esthétique de ses productions. La fonction première de la race en tant que signifiant est de constituer un système d’équivalence entre la nature et la culture. À mes yeux, le recours à la trace biologique, en tant que système discursif, ne cessera pas tant que des systèmes raciaux seront là pour faire appel à sa fonction naturalisante et essentialisante, fonction qui consiste à arracher la différence raciale à l’histoire et à la culture pour la mettre en un lieu où elle n’est plus susceptible de changer.

    Toutefois, ce n’est pas selon moi la seule raison pour laquelle le raisonnement biologique. Aussi erroné soit-il, continue à hanter tous les débats sur la race. Souvenez-vous, Du Bois commençait précisément par ces grossières différences physiques de couleur de peau, de cheveux et d’os. Ce sont ces différences-là qui, en définitive, fondent les langages de la race que nous parlons tous les jours. Ces faits physiques, grossiers et têtus. Toutefois, ces différences physiques grossières ne se fondent pas sur des différences génétiques, mais sur ce qui est nettement visible à l’œil. Elles sont ce qui fait de la race une chose perceptible pour l’œil non scientifique ou peu instruit. Ce qui fait de la race quelque chose dont nous continuons à parler. En un sens, ces différences sont incontestables. Ce sont des faits physiques et biologiques bruts qui relèvent de ce qui apparaît dans le champ de vision humain. Ce champ dans lequel voir, c’est croire. »

    [ Stuart Hall , La race comme signifiant flottant ]

    #Stuart_Hall