• Le contrôle des données numériques personnelles est un enjeu de liberté collective
    https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/10/19/le-controle-des-donnees-numeriques-personnelles-est-un-enjeu-de-liberte-coll

    Les révélations des failles de sécurité touchant des services en ligne s’accumulent. Et la collecte de nos données fait peser un risque collectif d’envergure

    C’est une litanie. Facebook a admis, vendredi 12 octobre, que des données personnelles de 29 millions d’internautes avaient été subtilisées par des pirates informatiques. Quatre jours auparavant, son concurrent Google confiait qu’une faille avait exposé un demi-million d’utilisateurs de Google+.

    Il ne s’agit-là que des exemples les plus récents. Mais chaque jour, chaque mois, chaque année charrie son lot ininterrompu de piratages et de fuites de données. De l’entreprise de crédit américaine Equifax au grand groupe Yahoo !, en passant par Target, British Airways, Uber, Adidas, Exactis ou Ashley Madison.

    Personne ne bouge, ou à de rares exceptions
    L’affaire est simple : si vous avez utilisé Internet ces dix dernières années, une partie de votre intimité est accessible en ligne. En premier lieu, pour les entreprises et les applications dont vous utilisez les services. Au-delà des failles et des hacks (« piratage »), les données personnelles sont devenues le carburant de la société du XXIe siècle. Toutes nos actions numériques sont captées, mesurées, identifiées, analysées, sauvegardé, alors que les services en ligne ne cessent de se multiplier, depuis l’apparition des ordinateurs jusqu’aux smartphones en passant désormais par vos télévisions, fours micro-ondes et voitures connectés.

    Mais les données des utilisateurs sont aussi, parfois, accessibles à des malfaiteurs ou à des services tiers. Ils arrivent à contourner la sécurité des entreprises et des applications en question, ou à en explorer les limites, pour en tirer toujours plus d’informations.

    Malgré les scandales à répétition et les intrusions toujours plus systématiques dans la vie des citoyens, face à ce constat personne ne bronche, ou à de rares exceptions, sauf des militants des libertés numériques ou quelques individus gênés par ce système intrusif. En mars, l’affaire Cambridge Analytica – qui a participé à la campagne électorale de Donald Trump – dévoilait que l’entreprise avait eu accès aux informations privées de 87 millions d’utilisateurs. A part une violente tempête politique, l’affaire n’a pas eu le moindre impact pour Facebook. Six mois ont passé et les utilisateurs y sont toujours d’une fidélité à toute épreuve. Ils sont toujours, chaque jour, 1,47 milliard à se connecter au réseau social.

    Il serait commode de penser que l’humain du XXIe siècle a renoncé à sa vie privée. Mais il ne s’agit pourtant pas d’indifférence. Les sondages montrent avec insistance et sans ambiguïté que les internautes la chérissent encore à l’heure des réseaux sociaux et des smartphones. Comment, alors, expliquer cette apathie ? Très souvent, parler de la vie privée évoque l’image du héros du film La Vie des autres (2007), de Florian Henckel von Donnersmarck. On imagine cet agent de la police politique est-allemande, un casque vissé sur la tête, écouter avec soin les moindres soubresauts de la vie de ses voisins du dessous.

    Or, pour l’immense majorité d’entre nous, il n’y a pas d’agent des services secrets derrière l’écran de notre smartphone. Personne, que ce soit chez Google, Facebook ou toute autre entreprise du numérique, ne va éplucher avec délectation le détail de nos déplacements, l’historique de nos recherches ou nos dernières photos de vacances. Même les pirates de Google ou de Facebook n’avaient sans doute que faire de l’intimité individuelle de leurs cibles.

    L’invraisemblable machine à cibler
    Pendant des décennies, à raison, défendre la vie privée revenait à protéger l’individu. Aujourd’hui encore, on s’obstine à rechercher et mesurer les conséquences individuelles de cette collecte effrénée de données personnelles et de ces piratages à répétition. Mais le paradigme a changé : la question des données personnelle n’est pas un problème d’intimité. C’est un enjeu de liberté collective.

    Prenez l’affaire Cambridge Analytica : le problème n’est pas que Donald Trump et son équipe de campagne ont consulté méthodiquement la liste d’amis de 87 millions d’utilisateurs de Facebook (dont plus de 200 000 Français). Mais qu’ils aient pu utiliser ces informations, agrégées à des millions d’autres, pour mener une campagne politique extrêmement personnalisée, quasi individualisée, en utilisant à plein l’invraisemblable machine à cibler des messages proposée par Facebook. L’impact de cette fuite de données personnelles n’est plus individuel, il est collectif. Il ne s’agit pas de l’intimité de son existence vis-à-vis d’une organisation politique, mais de la liberté collégiale de choisir en conscience son dirigeant politique ou ses conditions de vie commune.

    Les algorithmes enserrent nos vies : ils nous disent quoi acheter, où partir en vacances, qui rencontrer, quel article de presse lire, comment nous déplacer, décident ce que nous pouvons écrire. Cette trame nouée autour de nos vies est tissée de nos données personnelles. Pas seulement des nôtres, individu connecté, mais de toutes les autres : les algorithmes ne fonctionnent qu’assis sur des masses de données. C’est la somme, l’agrégat et la combinaison des données à l’échelle de milliers, voire de millions d’êtres humains, qui font leur puissance.

    Les facteurs qui poussent une entreprise à orienter nos choix, en analysant nos données et celles des autres, seront perpétuellement obscurs. Au bout du compte et si rien ne change, alors que ces entreprises s’immisceront de plus en plus dans nos activités quotidiennes, passant peu à peu de la « suggestion » à l’« injonction », nous serons sans doute pris au piège des données personnelles. On décidera à notre place, d’une manière qu’on nous présentera comme optimale puisque conçue sur l’analyse de données de millions de personnes dont la vie nous est similaire, et en nous confisquant une part de notre libre arbitre. Il ne s’agit pas d’intimité vis-à-vis d’une quelconque entreprise de la Silicon Valley, mais de liberté individuelle.

    Une urgence comparable à celle du climat
    La seule solution est de limiter la dissémination aux quatre vents de nos données personnelles. Mais comment le faire sans se retirer des connexions, sociales et professionnelles, d’une société désormais numérisée ? Comment renoncer à tous ces avantages ? La solution se trouve quelque part entre le collectif (des règles politiques pour limiter la collecte et l’exploitation des données) et l’individuel (le recours à une technologie plus frugale et plus décentralisée).

    Ces questions ne vous rappellent rien ? La question de la vie privée se rapproche d’un autre problème aux sources individuelles et aux conséquences collectives : la pollution. Une photo postée sur Facebook ou un achat sur Amazon n’ébranle pas la démocratie ; pas plus qu’un unique trajet en voiture ne met, à lui seul, la planète en péril. C’est lorsqu’on les agrège et qu’on les combine que les dégâts deviennent apparents et évidents.

    Bien sûr, l’urgence climatique dépasse de loin les enjeux des données personnelles. Mais la comparaison montre l’ampleur du changement de modèle qui sera nécessaire pour défaire le piège que la collecte de données personnelles fait peser sur la démocratie.

    Martin Untersinger

    #Internet #économie_numérique #données_personnelles #vie_privée

  • Honneur aux zadistes
    https://www.liberation.fr/debats/2018/04/11/honneur-aux-zadistes_1642650

    Le sociologue Marc Hatzfeld remercie les occupants des « zones à défendre » pour leurs actions inventives, joyeuses et porteuses d’espoir

    Merci aux zadistes de Notre-Dame-des-Landes et d’ailleurs. Vous nous avez appris que face aux errements de l’affairisme, on peut résister cinquante ans sans fléchir et sans cesser de rire. Vous nous avez appris ce qu’est une zone humide et de quelle façon la zone humide est aussi l’habitat des humains. Vous nous avez appris que neuf mille ans après l’invention lente de l’agriculture on peut encore découvrir, innover, expérimenter, rêver de mieux se nourrir et le faire sur un lopin de terre qui n’attend que ça. Vous nous avez rappelé la jouissance du partage de connaissances, d’expériences, de langues, de générations et de manières de voir concernant la relation à la terre et bien d’autres sujets. Vous nous avez rappelé que la jeunesse française et la jeunesse du monde sont éveillées, actives, inventives, organisées à leur façon, qu’elles se projettent sans calculs et qu’elles sont généreuses de leurs trouvailles comme des leçons de leurs échecs.

    Merci aux zadistes de Notre-Dame-des-Landes et d’ailleurs pour la leçon infligée avec clarté mais sans haine aux blancs-becs qui nous gouvernent armés de certitudes si naïves dans les vertus de la concurrence et de croyances si sommaires dans les miracles de technologies à venir.

    Merci aux zadistes d’avoir gagné pour nous, et toujours en riant, une bataille contre l’exiguïté politique des pète-sec de sous-préfecture comme des chevaliers aux tristes figures de la raison d’Etat. Merci pour les oiseaux qui sont nos proches cousins et pour les bosquets de frênes qui sont nos vigiles. Merci pour les abeilles, pour la ferme des Cent noms, pour l’auberge du Liminbout. Merci d’avoir tracé pour nous une histoire des batailles paysannes contre la maladroite cupidité des gens des villes. Merci de nous avoir rendu vive et tentante une idée des communs qui invite la joie dans la politique.

    Merci aux zadistes d’avoir tenu un dialogue fécond et soutenu avec les paysans de Bolivie, les coopérateurs d’Inde, les inventeurs des Amériques et tant d’autres afin d’apporter à cette solidarité planétaire le génie historique des révoltes à la française. Merci de nous avoir fait entrevoir et donné l’espoir de bâtir un monde plus juste, plus désirable, plus drôle, plus élégant que celui qui fanfaronne les pourcentages de croissance et les turpitudes des puissants. Merci d’être beaux, fiers et de le montrer. Merci d’avoir nourri notre imaginaire de la réinvention de la marine à voile, de l’amitié des animaux, des villes silencieuses qu’il nous reste à tracer. Vous nous avez montré que vous ne vous contentiez pas de paroles et de théories, mais que vous saviez faire de vos mains et de votre intelligence fantasque, fabriquer du solide, entreprendre avec audace, bâtir du beau. Merci pour nous, merci pour nos enfants, merci pour notre pays, merci pour la vie sur terre, merci pour bien plus encore que je ne saurais le dire. Honneur aux zadistes !

    Marc Hatzfeld

    #ZAD #ZAD_partout #autonomie

  • Appels sans suite (1) : le climat, par Frédéric Lordon
    https://blog.mondediplo.net/appels-sans-suite-1

    Que faire quand les choses vont mal ? Des appels bien sûr. Pour demander qu’elles aillent mieux, naturellement. C’est important que les choses aillent mieux. En tout cas c’est important de bien dire qu’on en est préoccupé. Le climat, par exemple, ça va vraiment mal. Les migrants, n’en parlons pas. En même temps, ça permet de faire des appels.

    On peut sans doute tenir pour un signe d’époque que les appels à grand spectacle se multiplient ainsi, signe dans lequel il entre que tous ces appels reçoivent la bénédiction des grands médias, portage direct ou bien relais empressé de Libération ou du Monde, onction des revues de presse audiovisuelles, etc. Signe, ou plutôt symptôme quand on sait en général que l’endos de ces titres est davantage une attestation d’innocuité qu’autre chose. Se peut-il en effet que ces médias se mettent à donner accès à quelque message qui menacerait si peu que ce soit l’ordre des choses ? Il faudrait que le monde ait changé de base. Or, aux dernières nouvelles, il n’a pas. Ce qui en dit peut-être moins sur les lieux qui publient les appels que sur la nature des appels qui y sont publiés. Et la consistance réelle de ceux qui les écrivent.

    Dès novembre 2017, Le Monde, conformément à l’idée qu’il se fait de son éminence, avait pris la tête du mouvement en sortant ce qu’il avait de plus gros caractères pour nous avertir à la une que « Bientôt il sera(it) trop tard » (1). Quinze mille scientifiques alignés derrière le tocsin à la fin du monde annoncée dans Le Monde — l’autorité se joignant à l’autorité.

    #média #Le_Monde #macronisme #faux_semblant

  • « Aïoli ! » : fragments de Plaine en lutte
    Une semaine de résistances populaires contre la gentrification à Marseille

    Par Émilien Bernard

    Photos : tomagnetik

    Vidéos : Primitivi

    http://jefklak.org/aioli-fragments-de-plaine-en-lutte

    Déjà une semaine que les travaux ont commencé sur la Plaine, place populaire du centre-ville de Marseille livrée aux appétits gentrificateurs de la mairie. Face aux opposant·es, la police a déployé les grands et brutaux moyens pour protéger les visées de l’équipe municipale. Avec en point d’orgue la triste journée de mardi, qui a vu des dizaines d’arbres se faire tronçonner et les flics s’en donner à cœur joie. Mais la Plaine n’a pas dit son dernier mot. Loin de là.

    Alors que cet article est envoyé à la rédaction de Jef (jeudi matin), les travaux ont repris sur la place, sous la supervision du contenu d’une quinzaine de cars de CRS. Des opposant·es sont sur place depuis l’aurore, déterminé·es à mettre des bâtons dans les chenilles de l’ogre aménageur – certain·es seraient en train de déclamer Surveiller et punir de Foucault aux pauvres CRS. Et d’autres prévoient déjà un grand match de foot in situ pour la fin d’aprèm.

    Après une semaine de lutte locale, les opposant⋅es espèrent qu’il y aura du monde venu d’un peu partout ce samedi pour la grande manifestation nationale, organisée sous l’intitulé « La plaine, tout un symbole – pour des villes vivantes et populaires ».

    *

    Grande manifestation ce samedi 20 octobre à 14h, départ du Vieux-Port. Et à 18h, grand banquet autogéré sur la Plaine !

  • Turquie. Retour sur la grève dans le chantier du nouvel aéroport d’Istanbul

    Par Uraz Aydin

    https://alencontre.org/asie/turquie/turquie-retour-sur-la-greve-dans-le-chantier-du-nouvel-aeroport-distanbu

    Selon le chercheur en urbanisme Serkan Ongel, Erdogan et l’AKP (Parti de la justice et du développement ) ont toujours cherché à assurer une accumulation de capital rapide et à créer une classe capitaliste qui leur en serait reconnaissante. « Plutôt que l’industrie ou l’exploitation minière c’est dans le secteur de la construction qu’ils ont trouvé leur bonheur. Etant au poste de commande du pouvoir politique, capable de faire fléchir les lois, distribuer les appels d’offres à ses partisans, Recep Tayyip Erdogan n’a eu aucun mal à ouvrir de multiples espaces à ce type de revenu rentier. Les forêts, la mer, les rivières, les régions inhabitées, les vieux quartiers de grandes villes, sans aucun intérêt économique pour cette fraction du capital, ont ainsi été soumis à des processus de marchandisation à travers le réaménagement urbain ou dans le cadre de méga projets comme le 3e aéroport, le 3e pont du Bosphore ou celui du futur Canal Istanbul consistant à créer un deuxième Bosphore en creusant la terre, ce qui provoquera un élargissement de la ville. Erdogan forge ainsi son hégémonie politique et économique à travers une reproduction et une redistribution de l’espace », explique-t-il.

    Toutefois il y a aussi le revers de la médaille erdoganienne : des conditions de travail abominables, insupportables et meurtrières. Selon les chiffres recueillis par le syndicaliste Onur Bakir, entre 2003 et 2016, plus de 200’000 accidents de travail ont eu lieu dans le secteur (où la syndicalisation est au plus bas, avec 3%) et 5328 travailleurs y ont perdu leur vie.

  • Gidra vit encore | jef klak
    http://jefklak.org/gidra-vit-encore

    Aux États-Unis comme en France, la minorité asiatique est souvent décrite comme un véritable modèle d’intégration, fondée sur le travail et la discrétion. Cette représentation, si généreuse qu’elle se croit, occulte les discriminations dont cette minorité est l’objet, et exige qu’elle reste à sa place dans une hiérarchie raciale. Or, de nombreuses voix ont remis en cause de l’intérieur et montré le coût du mythe de la minorité modèle. Retour sur l’histoire de la revue Gidra qui, de 1969 à 1974, a servi de matrice à un activisme souvent méconnu, même chez les Asiatiques-Américain⋅es…

    #mouvement #mémoire #Etats-unis #minorités

  • Rachat collectif du Magasin Général de Tarnac
    https://fr.ulule.com/magasin-general-tarnac

    Le Magasin Général de Tarnac est une épicerie-bar rurale reprise en 2007 par un petit groupe d’amis liés par des désirs politiques. C’est un lieu de rencontres quotidien pour nombre d’habitants du bourg et des alentours. Ce lieu commun compte une épicerie, un camion de ravitaillement, un bar, une cantine quotidienne, une bibliothèque, une salle de jeux pour enfants, des bureaux associatifs … c’est un espace de vie et d’activités (concerts, projections, débats, ...) pour toutes celles et ceux qui cherchent à s’organiser collectivement sur la commune de Tarnac et au delà.

    C’est le principal espace public du village de Tarnac, 350 habitants situé au cœur de la Montagne limousine.

    Le resto ouvrier s’est progressivement mué en une cantine coopérative. Aujourd’hui une trentaine de personnes participe aux différentes tâches qui font le quotidien de cette institution villageoise.

    D’un simple commerce de proximité, nous sommes passés à un espace d’approvisionnement et de distribution, en partie bio et local pour tous les habitants ainsi que pour la cantine scolaire, la maison communale, les personnes âgées, sans mobilité ou isolées.

    A sa manière et à son échelle, le magasin général est un endroit de rencontre et de réflexion permanent à la fois enraciné et soucieux du monde.

    Les locaux, loués depuis 11 ans, vont être rachetés par une Société civile immobilière « Club communal » détenue et gérée par les associations qui animent ce lieu. Nous voulons en faire une propriété collective pour pouvoir nous lancer sereinement dans la rénovation, le réaménagement et la mise aux normes des lieux. Nous avons besoin de 45000€ pour payer la première tranche du rachat dès décembre 2018 (puis 100 000€ pour le printemps 2019). Un coût conséquent se rajoutera au rachat pour les travaux de tout le bâtiment.

    Campagne de financement
    https://fr.ulule.com/magasin-general-tarnac

    Le Magazin général sur Twitter
    https://twitter.com/mgtarnac

    #tarnac #territoires #autonomie

  • Entre 1858 et 1905, la France a envoyé 2 000 femmes dans ses colonies pénitentiaires de Guyane et de Nouvelle-Calédonie. Ce documentaire donne vie à ces grandes oubliées de l’Histoire.Ultime sentence, damnation par excellence, le bagne n’a pas concerné que les hommes. Condamnées pour meurtres,
    infanticides, crimes politiques, mais aussi pour des délits mineurs, des femmes ont, elles aussi, connu le pire des châtiments. Le destin de ces bagnardes est un épisode méconnu de l’histoire des bagnes coloniaux français, qui demeure particulièrement tragique.Le Second Empire, puis la Troisième République, entendent se débarrasser de ces indésirables, de peur d’une contagion sociale. Mais le dessein est aussi politique : la fin de l’esclavage en Guyane a pour conséquence immédiate le départ de la main d’oeuvre servile hors des plantations et l’effondrement de son économie.
    Parmi ces femmes, certaines étaient destinées à contracter des mariages avec des bagnards libérés et à fonder des familles. Aujourd’hui, leurs descendants portent encore le poids de ce tabou historique et familial.

    « Femmes au bagne » France Ô 2018 03 08 - YouTube
    https://www.youtube.com/watch?v=OOV91K8JKLQ

  • Leave no dark corner - ABC News (Australian Broadcasting Corporation)
    http://www.abc.net.au/news/2018-09-18/china-social-credit-a-model-citizen-in-a-digital-dictatorship/10200278

    China is building a digital dictatorship to exert control over its 1.4 billion citizens. For some, “social credit” will bring privileges — for others, punishment.

    #big_brother #surveillance_de_masse #surveiller_et_punir #panoptique #Chine

  • https://www.youtube.com/watch?time_continue=14&v=rUzCG_H7ZWw


    L’histoire des bidonvilles autour de Paris
    https://www.enlargeyourparis.fr/culture/lhistoire-des-bidonvilles-autour-de-paris-racontee-avec-des-photos-

    “La timeline de l’exposition débute aux alentours de 1910, au moment où le gouvernement acte la démolition de l’anneau de fortifications qui entoure Paris depuis près de 60 ans, sur 35 kilomètres de long et 250 mètres de large. Au pied de ces “fortifs”, une zone de terrains sous servitude militaire a été déclarée non constructible. C’est précisément là que les forains viennent installer des roulottes avant l‘arrivée des premiers bidonvilles. En 1926, on estime la population de la Zone à près de 40.000 personnes, soit l’équivalent d’une ville.”

    “La Zone fait partie des thèmes que je crois précieux en photographie car ce sont des documents rares et difficiles à trouver. J’ai commencé il y a un peu plus de dix ans avec la toute première photo, dans une démarche plus ouverte liée au thème de la pauvreté. Je voyais des bidonvilles dont les images retenaient mon attention sans que j’arrive à savoir précisément de quoi il s’agissait. Le sujet de la Zone a été relativement peu traité et on a pu préserver l’exposition du pittoresque des photos à la Doisneau de l’après-guerre, alors que la majorité des travaux disponibles étaient généralement associée à une photographie humaniste, souvent tardive.”

    http://lumieredesroses.com/expositions

  • #Néo-situationnisme : vers un nouvel « art des territoires » – Carnet des études urbaines

    https://urbs.hypotheses.org/397

    Par Luc Gwiazdzinski, Géographe, Directeur du Master Innovation et Territoire, Université Grenoble Alpes

    « La formule pour changer le monde, nous ne l’avons pas cherchée dans les livres mais en errant ». A plus d’un demi siècle de distance, cette formule de Guy Debord entre en résonnance avec de nouvelles pratiques artistiques et citoyennes dans la ville contemporaine, mais également avec les attentes des politiques, urbanistes et aménageurs, en quête de sens et de sensible, à la recherche d’autres clés de compréhension, d’organisation et de production urbaine.
    Hors les murs

    Hors des institutions, des salles de spectacle ou des musées, une partie de la création artistique contemporaine met en scène le vivant dans l’espace public et dessine de nouveaux rapports à l’art et à l’espace. Des « artivistes » font bouger les lignes et ouvrent les champs des possibles d’une société déboussolée et nostalgique, inquiète pour son avenir et condamnée à hurler dans le présent. Dans ce contexte mouvant, entre « métropoles liquides » (Bauman, 2000) et « art à l’état gazeux » (Michaud, 2004), de nouvelles pratiques hybrides (Gwiazdzinski, 2016) associant art et espace, création artistique et production urbaine émergent et dépassent la seule mise en scène de la « société du spectacle » (Debord, 1967).

    #situationnistes #territoires #lieux #mémoire_des_lieux

    • Il faut le dire ici de manière simple et définitive. #Debord avait tout prévu : la médiatisation systématique des rapports entre les personnes, la domination du secret et le secret de la domination dans les métamorphoses de l’économie marchande, les catastrophes écologiques, la disparition de la figure du monde. Il avait même prévu la récupération/neutralisation dont il serait l’objet à travers une surexposition posthume le réduisant pour les uns à un critique de la télévision et pour les autres à beau moment d’histoire littéraire.

      Debord, il faut le lire, le lire et s’en régaler

  • Copyright numérique : stériliser pour mieux tuer
    http://www.liberation.fr/debats/2018/09/09/copyright-numerique-steriliser-pour-mieux-tuer_1677568

    Par Eric Guichard

    Le 12 septembre, nos députés européens auront à se prononcer sur la directive relative au « droit d’auteur dans le marché unique numérique », que les Etats membres ont déjà validé. Dès le préambule du texte, le cadre est fixé : il est question d’œuvres, d’auteurs, de patrimoine. Le texte veut clarifier le « modèle économique » qui définira dans quelles conditions les « consommateurs » (le mot apparaît quatre fois dans l’introduction) pourront faire usage de ces œuvres.

    Le monde est ainsi découpé simplement : d’un côté, les artistes et les titulaires de droits d’auteurs, et parfois les structures et les institutions connexes (musées, universités, éditeurs) ; de l’autre, la grande masse des anonymes. La porosité entre les uns et les autres n’est pas de mise : le cas d’une personne écoutant des concerts sur Internet et publiant ses interprétations d’un prélude de Chopin n’est pas évoqué. Les médiateurs entre propriétaires (de droits, de licences) et locataires-utilisateurs sont les Etats, chargés de faire respecter la future loi, et les « prestataires de services en ligne » (les hébergeurs). Là encore, nulle place pour les auteurs-éditeurs de sites web altruistes, qui publient leurs analyses, leurs découvertes, leurs concerts de rock entre amis. On reste dans une logique traditionnelle où l’Etat et l’Union européenne régulent le fonctionnement d’industriels qui seraient laxistes en matière de propriété artistique ou intellectuelle.

    Une volée de récriminations
    Mais comment appliquer une telle loi ? Grâce à de gigantesques algorithmes. L’article 13 précise que les prestataires de services, en étroite coopération avec les titulaires de droits, développeront des techniques de reconnaissance des contenus. Les acteurs hors Facebook, Sacem ou équivalents seront censurés, donc éliminés du Web. Ulrich Kaiser, professeur de musique allemand, l’a vérifié. Il a mis en ligne quelques interprétations de son fait de morceaux de Schubert, tombé depuis longtemps dans le domaine public, et a vérifié comment le logiciel de vérification de droits d’auteur de YouTube (Content ID) réagissait. Il a vite reçu une volée de récriminations prétendant qu’il violait des droits d’auteur. Et ses arguments étaient systématiquement rejetés. En bref, pour qui n’est pas adossé à une agence de droits d’auteur, il y aura toujours un robot ou un digital worker payé au clic qui lui interdira toute publication, au motif qu’il copie une œuvre, même s’il a le droit pour lui. Belle inversion juridique où nous devons faire la preuve de notre innocence, quand sa présomption figure dans notre Constitution.

    Le second souci est que ces algorithmes coûtent très cher (de l’ordre de 50 millions d’euros), et sont évidemment très protégés par… le copyright. Nous sommes ici bien loin des logiciels libres façonnés par des poignées de bénévoles, et qui font vivre Internet. Et notre Union européenne, qui veut protéger les big industries du numérique et de la culture, ne réalise pas qu’elle se transforme en bourgeois de Calais, au seul bénéfice des Etats-Unis, puisqu’elle ne sait produire ces logiciels et bases de données associées.

    La peur du don
    Ainsi, du haut de Bruxelles, on ne fait pas que penser le contemporain avec des catégories obsolètes, aux dépens des citoyens et de leur créativité. On se trompe.

    Apparaît d’abord une étrange peur du don. Le don, ce phénomène social total, qui structure nos sociétés via l’échange, qui nourrit nos idées : celles-ci se confortent et s’affinent au contact d’autrui. Tenter de les censurer, d’en vérifier systématiquement l’authenticité, c’est aller contre l’éducation, contre le développement personnel : la science et la création se nourrissent d’emprunts, d’appropriations, de détournements.

    Ensuite, supposer que la technique va sauver ou protéger la culture relève de l’erreur. De tout temps technique et culture forment une tresse inséparable. Nos films sont faits avec des caméras, qui fonctionnent à l’électricité, désormais montés sur ordinateur. Nous appelons nos ponts (du Gard ou de Tancarville) des « ouvrages d’art ». Et avec l’informatique, nous prenons conscience de la dimension technique de l’écriture, qui nous sert autant à développer un raisonnement, à jeter les bases d’une nouvelle loi qu’à déguster un Rimbaud qui a peu profité de ses droits d’auteur. La grande majorité des productions informatiques relèvent de ces jeux d’écriture où copier, coller, emprunter, détourner, articulent recettes, banales applications et imagination.

    Façonner le monde
    Et enfin, l’idée qu’un algorithme puisse se substituer au jugement humain est erronée. Un algorithme est écrit par des humains, qui y injectent leur subjectivité, leurs représentations du monde, leurs valeurs morales, comme le montre le philosophe Andrew Feenberg. Il n’est pas neutre. Un algorithme l’est d’autant moins s’il appartient à une firme, qui va évidemment l’adapter à ses intérêts économiques. La chose est manifeste quand il s’appuie sur des bases de données massives pour produire du deep learning. C’est le principe même de l’apprentissage : si nous apprenons à des ordinateurs à modéliser le climat, nous ne pouvons leur confier des opérations chirurgicales sur des humains. Et l’idée que les machines puissent résoudre des problèmes moraux (liés au vol, à l’invention) signale avant tout une démission politique. La volonté de déléguer à ces machines des questions qui méritent d’être débattues par tous : démocratiquement.

    C’est toute la question du « numérique » : cette technique a plus que jamais le pouvoir de façonner le monde. Y compris politiquement. Avec les réseaux sociaux, nous ressentons, non pas son pouvoir, mais ses effets sur nos sociétés. L’histoire de l’écriture nous rappelle que ces effets sont lents, variés, particulièrement dépendants de ce que nous voulons qu’ils soient. Moins que jamais, la technique est éloignée de nous. Sauf si nous déléguons à quelques managers le formatage de nos sociétés par le biais de leurs chimères. Souvent, celles-ci se réduisent à quelques croyances, qui confinent à la numérologie. Il s’agit de projeter toute la complexité humaine, ses variations multidimensionnelles, sur une droite, où chacun.e d’entre nous serait évaluable. Avec une seule note entre 0 et 20.

    Le numérique, c’est politique. Ça se pratique aussi, ça s’apprend. Comme l’écriture. Ça se débat. Il est urgent de l’enseigner à toutes les générations, à tous les corps de métier ; d’en expérimenter les facettes actuelles, d’en inventer les futures. Les artistes, les historiens, les physiciennes usent tous de l’écriture. Il en est de même pour le « numérique ». Jeunes et vieux, Chinois, Français et Californiens prenons le temps de penser le numérique, au-delà de nos moules et frontières disciplinaires. La technique nous appartient. A nous tous d’en convaincre nos députés.

    Eric Guichard philosophe, responsable de l’Equipe réseaux, savoirs et territoires de l’ENS-Ulm, maître de conférences HDR à l’Ecole nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib) , Nicolas Schabanel informaticien, directeur de recherches au CNRS, Laboratoire de l’informatique du parallélisme (LIP), ENS-Lyon, membre de l’Institut rhônalpin des systèmes complexes (IXXI)

    #droit_d’auteur #copyright #enclosures_numériques #privatisation

  • Les luttes contre les Grands Projets
    http://www.zones-subversives.com/2018/08/les-luttes-contre-les-grands-projets.html

    L’opposition aux Grands Projets reflète le rejet d’une logique du profit. La lutte de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes a également alimenté le mouvement contre la Loi travail de 2016. Plusieurs milliers de personnes sortent des rangs encadrés par les bureaucraties syndicales pour rejoindre le « cortège de tête ». En revanche, le mouvement Nuit debout privilégie une palabre citoyenne bien inoffensive. Le cortège de tête regroupe des ouvriers déterminés et des jeunes casseurs et casseuses. Cet espace exprime une diversité dans ses pratiques de lutte et sa composition sociale.

    On retrouve le même phénomène dans les luttes contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes et contre le projet de ligne TGV Lyon-Turin. Des syndicalistes luttent aux côtés de jeunes activistes. Serge Quadruppani se penche sur ces nouvelles pratiques de lutte dans son livre Le monde des Grands Projets et ses ennemis.

    #nuisances #autonomie #NDDL #ZAD #cortège_de_tête #Serge_Quadruppani

  • #Gilles_Deleuze : l’art et les sociétés de #contrôle - YouTube

    https://www.youtube.com/watch?v=4ybvyj_Pk7M&feature=share

    (15:34) Sociétés de souveraineté/ Sociétés disciplinaires/Sociétés de contrôle/Actes de résistance

    Extrait de la conférence donnée dans le cadre des « Mardis de la Fondation » le 17 Mars 1987 https://www.youtube.com/watch?v=2OyuM...

    #totalitarisme #puissance #pouvoir #autorité #autoritarisme

  • Zomia ou l’art de ne pas être gouverné
    https://www.philomag.com/les-livres/lessai-du-mois/zomia-ou-lart-de-ne-pas-etre-gouverne-6995

    Observez sur une carte cette grande zone montagneuse frontalière s’étirant des hautes vallées du Vietnam aux régions du nord-est de l’Inde, traversant le Cambodge, le Laos, la Thaïlande et la Birmanie et se prolongeant vers le Nord sur quatre provinces chinoises. Le territoire n’a d’unité ni administrative, ni ethnique, ni linguistique. Pourtant, cette étendue de 2,5 millions de kilomètres carrés a été identifiée en 2002 par l’historien Willem Van Schendel : c’est Zomia, une zone difficilement accessible, restée insoumise durant des siècles à toute forme d’autorité gouvernementale. Aux yeux de plusieurs anthropologues, Zomia incarne une ultime résistance à l’ordre géopolitique contemporain et permet de relancer le débat sur les normes qui régissent les collectivités humaines.

    Pour James C. Scott, qui travaille depuis les années 1980 sur les formes de résistance à la domination – notamment dans The Weapons of the Weak (Yale University Press, 1985, non traduit) qui prend pour sujet d’étude les paysans vietnamiens –, Zomia constitue un objet de pensée incontournable. Ayant abrité jusqu’à 100 millions de personnes issues de minorités ethniques et linguistiques variées, elle ne peut être appréhendée à partir des concepts de « frontières » ou de « zones de souveraineté ». Politiquement acéphale, elle semble avoir déjoué, depuis l’invention de l’État moderne et jusqu’à la première moitié du XXe siècle, toutes les logiques d’annexion et d’« enclosure » qui ont eu prise sur les populations de la plaine. On y pratique une agriculture nomade sur abattis-brûlis, on y cultive les avantages de l’oralité, en tenant toujours à distance un certain modèle de civilisation sédentaire ancré dans l’écriture et l’assujettissement à une autorité supérieure. Mais cette indiscipline a un prix : les populations zomianes sont considérées comme « parias », non encore civilisées. Pourtant, et c’est la thèse de James C. Scott, les Zomians sont moins des barbares que des fugitifs de la civilisation qui, « dans la longue durée, incarnent un rejet délibéré de l’État dans un monde d’États auquel ils sont adaptés tout en se tenant hors de leur atteinte ».

    Compilant une vaste documentation historique sur l’Asie du Sud-Est précoloniale et coloniale, Scott cite et prolonge les thèses de Pierre Clastres dans La Société contre l’État (Minuit, 1974) qui mettaient en évidence le refus de l’État des peuples autochtones dans l’Amérique du Sud d’après la Conquête. L’enjeu anthropologique est de taille, puisqu’il s’agit d’asseoir l’idée selon laquelle « vivre en l’absence de normes étatiques a été la norme de la condition humaine » : une norme à laquelle elle eût d’ailleurs pu se tenir, avec profit. Car le mode de vie des populations zomianes est au fond, affirme Scott de façon provocatrice, particulièrement adapté aux « post-sujets », « post-sédentaires », que nous sommes. Le drame étant que les jours de Zomia sont comptés, maintenant que les réseaux de communication et de télécommunications ont décuplé le pouvoir d’intrusion de l’État dans les zones autrefois inatteignables. Ces hautes terres abritaient peut-être une « humanité du futur »… mais elle s’est progressivement éteinte à partir de 1945. Et aujourd’hui, elle a en réalité disparu. Les détracteurs de Scott ont alors beau jeu de qualifier sa tentative d’« histoire postmoderne du nulle-part », on peut plutôt y lire les bases anthropologiques d’une utopie postétatique qui continue, depuis les années 1970, d’inspirer ses défenseurs.
    Agnès Gayraud

    #autonomie #communs #commune #communisme #société_contre_l'Etat #Zomia

  • Traduction française de l’entretien avec Silvia Federici paru dans la Wochenzeitung :
    http://dndf.org/?p=17003

    WOZ : Silvia Federici, vous êtes une féministe marxiste. Qu’avez-vous hérité de Marx ?

    Silvia Federici : Je ne me qualifie pas comme une féministe marxiste, même si d’autres le font. Je me sépare de Karl Marx sur des points fondamentaux, bien que son analyse ait fortement influencé mon travail. Nous avons besoin de Marx pour comprendre notre monde actuel et la dynamique de la perpétuation du capitalisme. Marx a apporté une contribution majeure à la théorie féministe – par exemple, avec sa thèse centrale qu’il n’y a pas de « nature humaine », mais qu’à travers certaines luttes et en fonction des conditions historiques, les gens se font ce qu’ils sont. Cela nous a aidées à briser l’image de l’éternelle féminité et de sa conception essentialiste.

    #féminisme

  • Eric Fassin : « L’#appropriation_culturelle, c’est lorsqu’un emprunt entre les cultures s’inscrit dans un contexte de #domination »

    Dans un entretien au « Monde », le sociologue Eric Fassin revient sur ce concept né dans les années 1990, au cœur de nombre de polémiques récentes.

    Des internautes se sont empoignés sur ces deux mots tout l’été : « appropriation culturelle ». Le concept, né bien avant Twitter, connaît un regain de popularité. Dernièrement, il a été utilisé pour décrire aussi bien le look berbère de Madonna lors des MTV Video Music Awards, la dernière recette de riz jamaïcain du très médiatique chef anglais #Jamie_Oliver, ou l’absence de comédien autochtone dans la dernière pièce du dramaturge québécois #Robert_Lepage, #Kanata, portant justement sur « l’histoire du Canada à travers le prisme des rapports entre Blancs et Autochtones ».

    Qu’ont en commun ces trois exemples ? Retour sur la définition et sur l’histoire de l’« appropriation culturelle » avec Eric Fassin, sociologue au laboratoire d’études de genre et de sexualité de l’université Paris-VIII et coauteur de l’ouvrage De la question sociale à la question raciale ? (La Découverte).
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    D’où vient le concept d’« appropriation culturelle » ?

    Eric Fassin : L’expression apparaît d’abord en anglais, à la fin du XXe siècle, dans le domaine artistique, pour parler de « #colonialisme_culturel ». Au début des années 1990, la critique #bell_hooks, figure importante du #Black_feminism, développe par exemple ce concept, qu’elle résume d’une métaphore : « manger l’Autre. » C’est une approche intersectionnelle, qui articule les dimensions raciale et sexuelle interprétées dans le cadre d’une exploitation capitaliste.

    Un regard « exotisant »

    Cette notion est aussi au cœur de la controverse autour de #Paris_Is_Burning, un film #documentaire de 1990 sur la culture des bals travestis à New York. Une autre critique noire, Coco Fusco, reprochait à la réalisatrice #Jennie_Livingston, une lesbienne blanche, son regard « exotisant » sur ces minorités sexuelles et raciales. Pour elle, il s’agissait d’une forme d’#appropriation_symbolique mais aussi matérielle, puisque les sujets du film se sont sentis floués, dépossédés de leur image.

    Comment définir ce concept ?

    E. F. : Ce qui définit l’appropriation culturelle, comme le montre cet exemple, ce n’est pas seulement la circulation. Après tout, l’emprunt est la règle de l’art, qui ne connaît pas de frontières. Il s’agit de #récupération quand la #circulation s’inscrit dans un contexte de #domination auquel on s’aveugle. L’enjeu n’est certes pas nouveau : l’appropriation culturelle, au sens le plus littéral, remplit nos #musées occidentaux d’objets « empruntés », et souvent pillés, en Grèce, en Afrique et ailleurs. La dimension symbolique est aujourd’hui très importante : on relit le #primitivisme_artistique d’un Picasso à la lumière de ce concept.

    Ce concept a-t-il été intégré dans le corpus intellectuel de certaines sphères militantes ?

    E. F. : Ces références théoriques ne doivent pas le faire oublier : si l’appropriation culturelle est souvent au cœur de polémiques, c’est que l’outil conceptuel est inséparablement une arme militante. Ces batailles peuvent donc se livrer sur les réseaux sociaux : l’enjeu a beau être symbolique, il n’est pas réservé aux figures intellectuelles. Beaucoup se transforment en critiques culturels en reprenant à leur compte l’expression « appropriation culturelle ».

    En quoi les polémiques nées ces derniers jours relèvent-elles de l’appropriation culturelle ?

    E. F. : Ce n’est pas la première fois que Madonna est au cœur d’une telle polémique. En 1990, avec sa chanson Vogue, elle était déjà taxée de récupération : le #voguing, musique et danse, participe en effet d’une subculture noire et hispanique de femmes trans et de gays. Non seulement l’artiste en retirait les bénéfices, mais les paroles prétendaient s’abstraire de tout contexte (« peu importe que tu sois blanc ou noir, fille ou garçon »). Aujourd’hui, son look de « #reine_berbère » est d’autant plus mal passé qu’elle est accusée d’avoir « récupéré » l’hommage à la « reine » noire Aretha Franklin pour parler… de Madonna : il s’agit bien d’appropriation.

    La controverse autour de la pièce Kanata, de Robert Lepage, n’est pas la première non plus — et ces répétitions éclairent l’intensité des réactions : son spectacle sur les chants d’esclaves avait également été accusé d’appropriation culturelle, car il faisait la part belle aux interprètes blancs. Aujourd’hui, c’est le même enjeu : alors qu’il propose une « relecture de l’histoire du Canada à travers le prisme des rapports entre Blancs et Autochtones », la distribution oublie les « autochtones » — même quand ils se rappellent au bon souvenir du metteur en scène. C’est encore un choix revendiqué : la culture artistique transcenderait les cultures « ethniques ».

    Par comparaison, l’affaire du « #riz_jamaïcain » commercialisé par Jamie Oliver, chef britannique médiatique, peut paraître mineure ; elle rappelle toutefois comment l’ethnicité peut être utilisée pour « épicer » la consommation. Bien sûr, la #nourriture aussi voyage. Reste qu’aujourd’hui cette #mondialisation marchande du symbolique devient un enjeu.

    Pourquoi ce concept fait-il autant polémique ?

    E. F. : En France, on dénonce volontiers le #communautarisme… des « autres » : le terme est curieusement réservé aux minorités, comme si le repli sur soi ne pouvait pas concerner la majorité ! C’est nier l’importance des rapports de domination qui sont à l’origine de ce clivage : on parle de culture, en oubliant qu’il s’agit aussi de pouvoir. Et c’est particulièrement vrai, justement, dans le domaine culturel.

    Songeons aux polémiques sur l’incarnation des minorités au théâtre : faut-il être arabe ou noir pour jouer les Noirs et les Arabes, comme l’exigeait déjà #Bernard-Marie_Koltès, en opposition à #Patrice_Chéreau ? Un artiste blanc peut-il donner en spectacle les corps noirs victimes de racisme, comme dans l’affaire « #Exhibit_B » ? La réponse même est un enjeu de pouvoir.

    En tout cas, l’#esthétique n’est pas extérieure à la #politique. La création artistique doit revendiquer sa liberté ; mais elle ne saurait s’autoriser d’une exception culturelle transcendant les #rapports_de_pouvoir pour s’aveugler à la sous-représentation des #femmes et des #minorités raciales. L’illusion redouble quand l’artiste, fort de ses bonnes intentions, veut parler pour (en faveur de) au risque de parler pour (à la place de).

    Le monde universitaire n’est pas épargné par ces dilemmes : comment parler des questions minoritaires, quand on occupe (comme moi) une position « majoritaire », sans parler à la place des minorités ? Avec Marta Segarra, nous avons essayé d’y faire face dans un numéro de la revue Sociétés & Représentations sur la (non-)représentation des Roms : comment ne pas redoubler l’exclusion qu’on dénonce ? Dans notre dossier, la juriste rom Anina Ciuciu l’affirme avec force : être parlé, représenté par d’autres ne suffit pas ; il est temps, proclame cette militante, de « nous représenter ». Ce n’est d’ailleurs pas si difficile à comprendre : que dirait-on si les seules représentations de la société française nous venaient d’Hollywood ?


    https://mobile.lemonde.fr/immigration-et-diversite/article/2018/08/24/eric-fassin-l-appropriation-culturelle-c-est-lorsqu-un-emprunt-entre-
    #géographie_culturelle #pouvoir #culture #Madonna #exotisme #peuples_autochtones #film #musique #cuisine #intersectionnalité #Eric_Fassin

    • Cité dans l’article, ce numéro spécial d’une #revue :
      #Représentation et #non-représentation des #Roms en #Espagne et en #France

      Les populations roms ou gitanes, en France comme en Espagne, sont l’objet à la fois d’un excès et d’un défaut de représentation. D’une part, elles sont surreprésentées : si la vision romantique des Bohémiens semble passée de mode, les clichés les plus éculés de l’antitsiganisme sont abondamment recyclés par le racisme contemporain. D’autre part, les Roms sont sous-représentés en un double sens. Le sort qui leur est réservé est invisibilisé et leur parole est inaudible : ils sont parlés plus qu’ils ne parlent.

      Ce dossier porte sur la (non-) représentation, autant politique qu’artistique et médiatique, des Roms en France et en Espagne des Gitanxs (ou Gitan·e·s) ; et cela non seulement dans le contenu des articles, mais aussi dans la forme de leur écriture, souvent à la première personne, qu’il s’agisse de sociologie, d’anthropologie ou d’études littéraires, de photographie ou de littérature, ou de discours militants. Ce dossier veut donner à voir ce qui est exhibé ou masqué, affiché ou effacé, et surtout contribuer à faire entendre la voix de celles et ceux dont on parle. L’enjeu, c’est de parler de, pour et parfois avec les Gitan·e·s et les Roms, mais aussi de leur laisser la parole.

      https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2018-1.htm

    • Au #Canada, la notion d’« appropriation culturelle » déchire le monde littéraire

      Tout est parti d’un éditorial dans Write, revue trimestrielle de la Writers’ Union of Canada (l’association nationale des écrivains professionnels) consacrée pour l’occasion aux auteurs autochtones du Canada, sous-représentés dans le panthéon littéraire national. Parmi les textes, l’éditorial d’un rédacteur en chef de la revue, Hal Niedzviecki, qui disait ne pas croire au concept d’« appropriation culturelle » dans les textes littéraires. Cette affirmation a suscité une polémique et une vague de fureur en ligne.

      On parle d’appropriation culturelle lorsqu’un membre d’une communauté « dominante » utilise un élément d’une culture « dominée » pour en tirer un profit, artistique ou commercial. C’est ici le cas pour les autochtones du Canada, appellation sous laquelle on regroupe les Premières Nations, les Inuits et les Métis, peuples ayant subi une conquête coloniale.
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      Des polémiques, plus ou moins importantes, liées à l’appropriation culturelle ont eu lieu ces derniers mois de manière récurrente, par exemple sur l’usage par la marque Urban Outfitters de savoir-faire traditionnels des Indiens Navajos ou la commercialisation par Chanel d’un boomerang de luxe, considéré comme une insulte par certains aborigènes d’Australie.
      Le « prix de l’appropriation »

      La notion est moins usitée pour la création littéraire, où l’on parle plus volontiers « d’orientalisme » pour l’appropriation par un auteur occidental de motifs issus d’une autre culture. Mais c’est bien cette expression qu’a choisie Hal Niedzviecki dans son plaidoyer intitulé « Gagner le prix de l’appropriation ». L’éditorial n’est pas disponible en ligne mais des photos de la page imprimée circulent :

      « A mon avis, n’importe qui, n’importe où, devrait être encouragé à imaginer d’autres peuples, d’autres cultures, d’autres identités. J’irais même jusqu’à dire qu’il devrait y avoir un prix pour récompenser cela – le prix de l’appropriation, pour le meilleur livre d’un auteur qui écrit au sujet de gens qui n’ont aucun point commun, même lointain, avec lui ».

      Il y voit surtout une chance pour débarrasser la littérature canadienne de sa dominante « blanche et classes moyennes », dénonçant la crainte de « l’appropriation culturelle » comme un frein qui « décourage les écrivains de relever ce défi ».

      Le fait que cette prise de position ait été publiée dans un numéro précisément consacré aux auteurs autochtones a été perçu comme un manque de respect pour les participants. L’un des membres du comité éditorial, Nikki Reimer, s’en est pris sur son blog à un article « au mieux, irréfléchi et idiot, au pire (…) insultant pour tous les auteurs qui ont signé dans les pages de la revue ».

      « Il détruit toutes les tentatives pour donner un espace et célébrer les auteurs présents, et montre que la revue “Write” n’est pas un endroit où l’on doit se sentir accueilli en tant qu’auteur indigène ou racisé. »

      La Writers’ Union a rapidement présenté des excuses dans un communiqué. Hal Niedzviecki a lui aussi fini par s’excuser et a démissionné de son poste, qu’il occupait depuis cinq ans.
      Un débat sur la diversité dans les médias

      Son argumentaire a cependant dépassé les colonnes du magazine lorsque plusieurs journalistes ont offert de l’argent pour doter le fameux « prix ». Ken Whyte, ancien rédacteur en chef de plusieurs publications nationales, a lancé sur Twitter :

      « Je donnerai 500 dollars pour doter le prix de l’appropriation, si quelqu’un veut l’organiser. »

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      D’autres figures de la presse canadienne, comme Anne Marie Owens (rédactrice en chef du National Post), Alison Uncles (rédactrice en chef de Maclean’s Magazine), deux éditorialistes du Maclean’s et du National Post, entre autres, se sont dits prêts à faire de même. Quelques heures plus tard, une poignée d’entre eux se sont excusés, dont Anne-Marie Owens, qui a déclaré qu’elle voulait simplement défendre « la liberté d’expression ».

      Comme le débat a débordé sur les réseaux sociaux, des lecteurs anonymes s’y sont invités pour dénoncer l’attitude de ces pontes du journalisme. « Imaginez, vous êtes une personne de couleur qui étudie le journalisme, et vous voyez les trois quarts de vos potentiels futurs chefs tweeter au sujet d’un prix de l’appropriation culturelle », grince une internaute.

      Pour les journalistes issus des minorités, l’affaire a également rappelé à quel point les médias manquent de diversité. Sur Buzzfeed, Scaachi Koul écrit : « Je n’en reviens pas d’avoir à dire ça, mais personne, dans l’histoire de l’écriture littéraire, n’a jamais laissé entendre que les Blancs n’avaient pas le droit de faire le portrait d’autochtones ou de gens de couleurs, en particulier dans la fiction. Franchement, on l’encourage plutôt. » Elle poursuit :

      « S’abstenir de pratiquer l’appropriation culturelle ne vous empêche pas d’écrire de manière réfléchie sur les non blancs. Mais cela vous empêche, en revanche, de déposséder les gens de couleur, ou de prétendre que vous connaissez leurs histoires intimement. Cela vous empêche de prendre une culture qui n’a jamais été à vous – une culture qui rend la vie plus difficile pour ceux qui sont nés avec dans le Canada d’aujourd’hui à majorité blanche – et d’en tirer profit. »

      sur le même sujet Les coiffes amérindiennes dans les défilés font-elles du tort à une culture menacée ?
      « Faire son numéro »

      Helen Knott, l’une des auteurs d’origine indigène dont le travail était publié dans la revue Write a raconté sur Facebook, quelques jours après, une étrange histoire. Contactée par la radio CBC pour une interview à ce sujet, elle est transférée vers quelqu’un qui doit lui poser quelques questions avant l’antenne. Elle entend alors les journalistes se passer le téléphone en disant, selon elle :

      « Helen Knott, c’est l’une de ceux qui sont super énervés par cette histoire. »

      « Précisément, la veille, dans une autre interview, raconte Helen Knott, j’ai rigolé avec le journaliste en lui disant que, contrairement à une idée largement répandue, les autochtones ne sont pas “super énervés” en permanence. »

      Au cours de cette pré-interview, elle dit avoir eu a le sentiment grandissant qu’on lui demandait de « faire son numéro » pour alimenter un « débat-divertissement-scandale ». « Je suis quelqu’un d’heureux et mon droit à être en colère quand la situation mérite de l’être ne me définit pas en tant qu’individu », explique-t-elle.

      « C’est tout le problème de l’appropriation culturelle. Les gens utilisent notre culture pour leur propre profit mais peuvent se désintéresser ensuite de nos difficultés à faire partie de la communauté autochtone, de la politisation continuelle de nos vies, des événements et des institutions qui viennent tirer sur la corde de notre intégrité et de notre sens moral, et qui exigent que nous répondions. Aujourd’hui, j’ai refusé de faire mon numéro. »

      En 2011, les autochtones du Canada représentaient 4,3 % de la population. Ils concentrent le taux de pauvreté le plus élevé du Canada et sont les premières victimes des violences, addictions et incarcérations. En 2016, une série de suicides dans des communautés autochtones de l’Ontario et du Manitoba avaient forcé le premier ministre, Justin Trudeau, à réagir. Sa volonté affichée d’instaurer une « nouvelle relation » avec la population autochtone est critiquée par certains comme n’ayant pas été suivie d’effet.

      https://mobile.lemonde.fr/big-browser/article/2017/05/16/au-canada-la-notion-d-appropriation-culturelle-suscite-la-polemique-d

  • La dette, l’arme française de la conquête de la Tunisie Éric Toussaint - 7 juillet 2016 - Orient XXI
    https://orientxxi.info/magazine/la-dette-l-arme-qui-a-permis-a-la-france-de-s-approprier-la-tunisie,1395

    Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la Tunisie a expérimenté à son détriment le mécanisme de la dette extérieure comme instrument de domination et d’aliénation de la souveraineté d’un État. Livrée pieds et poings liés à ses créanciers extérieurs, la régence de Tunis perdra son autonomie pour devenir un protectorat français.


    Avant 1881, date de sa conquête par la France qui la transforme en protectorat, la régence de Tunis, province de l’empire ottoman, disposait d’une importante autonomie sous l’autorité d’un bey. Jusqu’en 1863, elle n’emprunte pas à l’étranger : la production agricole assure bon an mal an l’indépendance alimentaire du pays. Mais avec l’accession au trône de Mohammed el-Sadik Bey (Sadok Bey) en 1859, l’influence des puissances européennes, en particulier de leurs banquiers, grandit. Le premier emprunt de la Tunisie à l’étranger cette année-là constituera une véritable arnaque qui débouchera dix-huit ans plus tard sur la conquête de la Tunisie par la France.

    Les banquiers parisiens, comme leurs collègues londoniens, disposent de liquidités abondantes et cherchent des placements à l’étranger plus rémunérateurs que chez eux. Quand, début 1863, le bey fait savoir qu’il souhaite emprunter 25 millions de francs, plusieurs banquiers et courtiers de Londres et de Paris proposent leurs services. Finalement, c’est Émile Erlanger qui emporte le « contrat ». Selon le consul britannique, il lui aurait proposé 500 000 francs afin d’obtenir son soutien. Erlanger, associé à d’autres, obtient également l’autorisation du gouvernement français de vendre à la bourse de Paris des titres tunisiens.

    Une escroquerie à grande échelle
    Selon un rapport établi en 1872-1873 par Victor Villet, un inspecteur français des finances, l’emprunt est une pure escroquerie. D’après le banquier Erlanger, 78 692 obligations tunisiennes sont émises, chacune d’une valeur nominale de 500 francs. L’emprunteur (la Tunisie) doit recevoir environ 37,7 millions de francs (78 692 obligations vendues à 480 francs, soit 37,77 millions) et rembourser à terme 65,1 millions. Selon l’enquête de Villet, Erlanger a prélevé un peu plus de 5 millions de francs de commission (soit environ 13 % du total), plus 2,7 millions détournés, certainement par le premier ministre du bey et le banquier. Donc, pour disposer de 30 millions, le gouvernement tunisien s’engage à rembourser plus du double (65,1 millions).

    Cet emprunt extérieur doit servir à restructurer la dette interne évaluée à l’équivalent de 30 millions de francs français. Il s’agit concrètement de rembourser les bons du trésor beylical ou « teskérés », ce qui est fait, mais les autorités en émettent de nouveau pour un montant équivalent. Victor Villet raconte : « En même temps que dans les bureaux du représentant de la maison Erlanger à Tunis on remboursait les anciens titres..., un courtier du gouvernement (M. Guttierez) installé dans le voisinage reprenait du public l’argent que celui-ci venait de recevoir, en échange de nouveaux teskérés émis au taux de 91 %. À la faveur de cette comédie de remboursement, la dette se trouva simplement... augmentée de 15 millions à peu près ».

    En moins d’un an, l’emprunt est dilapidé. Dans le même temps, l’État se retrouve, pour la première fois de son histoire, endetté vis-à-vis de l’étranger pour un montant très élevé. La dette interne qui aurait dû être remboursée par l’emprunt extérieur a été multipliée par deux. Le bey choisit, sous la pression de ses créanciers, de transférer la facture vers le peuple en augmentant de 100 % la mejba, l’impôt personnel.

    Des profits juteux grâce aux « valeurs à turban »
    La mesure provoque en 1864 une rébellion générale. Les insurgés accusent le gouvernement d’avoir vendu le pays aux Français. Le bey tente par la force d’extorquer un maximum d’impôts et d’amendes à la population. Son échec l’oblige à monter avec le banquier Erlanger un nouvel emprunt en mars 1865 d’un montant de 36,78 millions de francs à des conditions encore plus mauvaises et scandaleuses qu’en 1863. Cette fois, un titre de 500 francs vendu 480 francs en 1863 ne l’est plus qu’à 380 francs, à peine 76 % de sa valeur faciale. Résultat, l’emprunteur s’endette pour 36,78 millions, cependant il ne reçoit qu’un peu moins de 20 millions. Les frais de courtage et les commissions prélevées par le banquier Erlanger et ses associés Morpurgo-Oppenheim s’élèvent à 18 %, plus près de 3 millions détournés directement par moitié par les banquiers et par moitié par le premier ministre et ses associés. La somme à rembourser en 15 ans s’élève à 75,4 millions de francs.

    Les banquiers ont réalisé une très bonne affaire : ils ont prélevé à l’émission environ 6,5 millions de francs sous forme de commissions, de frais de courtage et de vol pur et simple. Tous les titres ont été vendus en quelques jours. Il règne à Paris une euphorie à propos des titres des pays musulmans (Tunisie, empire ottoman, Égypte), désignés comme les « valeurs à turban », les banquiers payant la presse pour publier des informations rassurantes sur les réalités locales.

    À la merci des créanciers
    Les nouvelles dettes accumulées au cours des années 1863-1865 mettent la Tunisie à la merci de ses créanciers extérieurs ainsi que de la France. Il lui est tout simplement impossible de rembourser les échéances. L’année 1867 est une très mauvaise année agricole. Pressé de se procurer des devises, le bey privilégie l’exportation des produits agricoles au détriment du marché intérieur, avec à la clef d’abord la disette dans plusieurs provinces de la régence, puis une épidémie de choléra.

    En avril 1868, sous la dictée des représentants de la France, le bey établit la Commission internationale financière. Le texte du décret du 5 juillet 1869 constitue un véritable acte de soumission aux créanciers. L’article 9, particulièrement important, indique très clairement que la Commission percevra tous les revenus de l’État sans exception. L’article 10, décisif pour les banquiers, prévoit qu’ils y auront deux représentants. L’une des tâches principales de la commission — la plus urgente — est de restructurer la dette. Aucune réduction de dette n’est accordée à la Tunisie. Au contraire, les banquiers obtiennent qu’elle soit portée à 125 millions de francs. C’est une victoire totale pour ces derniers, représentés par les délégués d’Alphonse Pinard et d’Émile Erlanger qui ont racheté en bourse des obligations de 1863 ou de 1865 à 135 ou 150 francs. Ils obtiennent grâce à la restructuration de 1870 un échange de titres quasiment au prix de 500 francs.

    Les autorités tunisiennes sont complices de ce pillage. Le premier ministre Mustapha Khaznadar, d’autres dignitaires du régime — sans oublier d’autres Tunisiens fortunés qui détenaient également des titres de la dette interne —font d’énormes profits lors de la restructuration.

    Indemnisés et largement satisfaits, Pinard et Erlanger se retirent alors de Tunisie. Émile Erlanger construit un empire financier, notamment grâce à ses opérations tunisiennes, met la main sur le Crédit mobilier de Paris et, quelques années plus tard, sur la grande agence de presse Havas. De son côté, Alphonse Pinard poursuit ses activités en France et dans le monde, participe à la création de la Société générale (l’une des trois principales banques françaises aujourd’hui) ainsi qu’à une autre banque qui s’est transformée au cours du temps en BNP Paribas (la principale banque française actuelle).

    Mise sous tutelle
    Depuis la conquête de l’Algérie à partir de 1830, Paris considère que la France a plus qu’un droit de regard sur la Tunisie. Encore faut-il trouver le prétexte et le moment opportun. Dans la région, l’Égypte a la priorité pour des raisons géostratégiques : la possibilité d’avoir un accès direct à l’Asie avec l’ouverture du canal de Suez entre la Méditerranée et la mer Rouge en 1869 ; l’accès à l’Afrique noire par le Nil ; la proximité de l’Orient par voie terrestre ; le potentiel agricole de l’Égypte ; la concurrence entre le Royaume-Uni et la France (celui des deux pays qui contrôlera l’Égypte aura un avantage stratégique sur l’autre).

    Lors du Congrès de Berlin en juin 1878 qui partage l’Afrique, tant l’Allemagne que l’Angleterre abandonnent à la France la Tunisie — qui ne présente aucun attrait pour l’Allemagne. Pour le chancelier allemand Otto von Bismarck, si la France se concentre sur la conquête de la Tunisie avec son accord, elle sera moins encline à récupérer l’Alsace-Lorraine. Le Royaume-Uni, qui donne la priorité à la Méditerranée orientale (Chypre, Égypte, Syrie…), voit aussi d’un bon œil que la France soit occupée à l’ouest en Tunisie.

    La diplomatie française n’a de cesse de provoquer un incident ou de trouver un prétexte qui justifie une intervention de la France. Le conflit entre la tribu algérienne des Ouled Nahd et les Kroumirs tunisiens est l’occasion de lancer une intervention militaire française de grande ampleur. Vingt-quatre mille soldats sont envoyés contre les Kroumirs. Le traité du 12 mai 1881 signé entre le bey de Tunis et le gouvernement français instaure un protectorat français en Tunisie. La leçon ne doit pas être oubliée.
    #Éric_Toussaint

    #Tunisie #dette #havas #Émile_Erlanger #diplomatie #Alphonse_Pinard #BNP_Paribas #banquiers #bourse

  • Pourquoi donner une voix féminine aux assistants vocaux n’est pas anecdotique
    https://www.zdnet.fr/actualites/pourquoi-donner-une-voix-feminine-aux-assistants-vocaux-n-est-pas-anecdotique-

    En 2014, Amazon appelait son service vocal Alexa. Les autres GAFA ont suivi le mouvement : Siri d’Apple, Cortana de Microsoft et l’assistant Google sont tous programmés par défaut sur une voix féminine. Autant de révélateurs de la transcription des stéréotypes sexistes dans les nouvelles technologies. On entend souvent que les personnes, hommes comme femmes interagiraient mieux face à une voix féminine, et ce simple préjugé a motivé le choix de GAFA et bien d’autres acteurs. Cela pose la question : (...)

    #Apple #Google #Microsoft #Amazon #Alexa #Cortana #Home #Cortona #Siri #discrimination (...)

    ##GAFAM

    • question pertinente, mais l’article manque clairement de liant explicatif. On pourrait aussi se demander si « le féminin » étant traditionnellement associé au « care », cela n’expliquerait pas les voix feminines.

  • Burning Man: Paradise for Hipster Guests — And a Nightmare for Some Workers | Alternet
    https://www.alternet.org/burning-man-paradise-hipster-guests-and-nightmare-some-workers?src=newslet

    A staggeringly high suicide rate among Burning Man’s seasonal workers is just one symptom of a toxic work environment

    Despite its transgressive spirit, the festival is expensive and increasingly off-limits to the underclass: Tickets run from $190 to $1,200 this year, while transportation to and fro and equipment add to the cost. Those who attend are expected to obey the organization’s “10 Principles of Burning Man,” which includes “radical self-reliance” — meaning attendees have to provide their own food, water and shelter for the week-long party.

    Over the years, the festival has attracted its share of celebrity fans, some of them unlikely: Grover Norquist, the anti-tax icon, attends regularly, as do many of Silicon Valley’s elite, including Elon Musk and much of the Google brass, along with Amazon chief Jeff Bezos. Burning Man’s remote desert location allows for unique experiences that one couldn’t replicate in other settings — in particular, the ritualistic burning of a giant human-shaped effigy at the end of the festival, from which it derives its name. It also means barbarous conditions for the seasonal workers who are tasked with constructing the grid upon which the festival operates.

    Preparing an inhospitable desert landscape for the equally brief and boggling surge in population that temporarily creates what is known as Black Rock City requires a coordinated effort of labor, workers and volunteers who toil in harsh conditions, often for low pay or no pay, for months on end: running electric lines, hauling equipment, cleaning up the mess at the end of it all, and dealing with the logistics of bringing thousands of vehicles and structures to the playa. (Although that word means “beach,” it is universally used to describe the festival zone.)

    Salon spoke to several former and current employees and volunteers for Burning Man, who painted a picture of a dangerous and stressful work environment and a toxic management culture that contributed to a number of suicides of seasonal employees, at a rate far greater than the national average. Those who spoke exclusively to Salon recalled tales of labor abuse, unequal wages, on-the-job-injuries including permanent blindness and a management that manipulated workers who were hurt or who tried to fight for improved conditions.

    Burning Man as a festival and a nonprofit prides itself on its “10 Principles” and promotes them rigorously — a set of values that include “radical inclusion,” gifting, decommodification and civic responsibility, which could factor into the blurred lines within the organization. Yet there is a steep differential between the salaries for the workers who make the festival run and the upper management: Romero told Salon he was offered $15 per hour to work this season. According to 2016 tax filings, salaried managers earn between $150,000 to $200,000, more than four and a half times Romero’s wage.

    “Burning Man is outside the mainstream,” Brunner added. “Like, people are lucky to be part of it, they’re lucky to work there. It’s part of the fun. It’s sort of like a community building this event for everybody. The reality is that a lot of money is made off of it and a lot of people seemed to be well-paid to run it. They do rely on this sort of communal aspect and the communal ethos that they have to get people to work for less money.”

    Arterburn explained to Salon that the unique conditions and experiences of working on the playa lead to unique personalities being attracted to the event — the kinds of people who, in Arterburn’s words, might not fit in elsewhere in society. “If one is in DPW, it’s my opinion that they’re in there for a reason,” she said. “Your average person who has a nine-to-five job and has watched their parents take two weeks off for holiday time a year probably wouldn’t be able to handle that environment for the amount of time that DPW was there.”

    Salon found that in the seven years between 2009 and 2015, there were seven DPW worker suicides in the department.

    That number is statistically significant enough to be alarming, according to Dr. Sally Spencer-Thomas, a psychologist and the lead of the Workplace Task Force for the National Action Alliance for Suicide Prevention. “To give you a benchmark, in a community of 1,000 people we would expect one suicide death in one decade,” she explained. Spencer-Thomas noted that the construction industry in the U.S. does have an elevated suicide rate.

    Because of the unique and tight-knit nature of the Burning Man worker community, getting fired can be particularly devastating, as many workers have never felt that level community or camaraderie in any other aspect of their lives. According to Romero, the experience creates potentially dangerous highs and lows.

    "There are high rates of depression because you do have the effects of institutionalization out there,” Romero said. “It is a remote location. It can be a long season. It’s mentally and physically stressful and you’ve got a lot of camaraderie and it’s a place where you feel important.”

    The kind of people who are attracted to work in such an extreme and isolated environment may already be struggling, as Brown and Close were.

    "The ethical part is that employers need to look in the mirror and ask, if you knew there was something you could do that could make a difference, why aren’t you doing it?” Spencer-Thomas of the National Action Alliance for Suicide Prevention told Salon.

    The late Larry Harvey, Burning Man’s co-founder, laid out his vision for Burning Man in the aforementioned document now known as the “The 10 Principles of Burning Man." In it, Harvey describes Burning Man as being guided by a vision of “radical inclusion,” "decommodification" and “civic responsibility." “We believe that transformative change, whether in the individual or in society, can occur only through the medium of deeply personal participation,” Harvey wrote.

    Burning Man is intended to be a utopian celebration, a break from the banal routine of a capitalist work culture, an event that is radically inclusive to all who desire to express an authentic part of themselves that is not accepted in what Burners call the “default world.” Ironically, and perhaps inevitably, the festival appears to have replicated the very problems it sought to transcend. Burning Man set out to burn “the man," but in many ways it has become the man.

    #Burning_man #Droit_travail #Travail

  • How Unpaywall is transforming open science
    https://www.nature.com/articles/d41586-018-05968-3

    After being kicked out of a hotel conference room where they had participated in a three-day open-science workshop and hackathon, a group of computer scientists simply moved to an adjacent hallway. There, Heather Piwowar, Jason Priem and Cristhian Parra worked all night on software to help academics to illustrate how much of their work was freely available on the Internet. They realized how much time had passed only when they noticed hotel staff starting to prepare for breakfast.

    That all-nighter, back in 2011, laid the foundation for Unpaywall. This free service locates open-access articles and presents paywalled papers that have been legally archived and are freely available on other websites to users who might otherwise have hit a paywalled version. Since one part of the technology was released in 2016, it has become indispensable for many researchers. And firms that run established scientific search engines are starting to take advantage of Unpaywall.

    https://chrome.google.com/webstore/detail/unpaywall/iplffkdpngmdjhlpjmppncnlhomiipha
    https://addons.mozilla.org/en-US/firefox/addon/unpaywall
    http://blog.impactstory.org/unpaywall
    https://www.chronicle.com/article/How-a-Browser-Extension-Could/239714
    http://www2.biusante.parisdescartes.fr/wordpress/index.php/unpaywall-libre-access-biu-sante
    https://www.nature.com/news/science-publishers-try-new-tack-to-combat-unauthorized-paper-sharing-1.21959
    http://openaccess.inist.fr/?Libre-Acces-des-outils-pour-vous

    #open_access #open_science #recherche #communs #intelligence_collective #Unpaywall

  • #Le_Corbusier, #fasciste_militant : des ouvrages fissurent l’image du grand architecte
    https://www.huffingtonpost.fr/2015/04/10/le-corbusier-fasciste-militant-image-architecte_n_7041466.html

    ARCHITECTURE - Le fascisme militant de Le Corbusier, grand architecte du XXe siècle, est mis en lumière dans plusieurs ouvrages publiés à quelques jours d’une exposition au Centre Pompidou qui aura lieu du 29 avril au 3 août à l’occasion du 50e anniversaire de sa mort.

    Le Corbusier, l’un des principaux représentants du mouvement moderne avec Ludwig Mies van der Rohe ou Alvar Aalto, est le créateur de l’unité d’habitation de Marseille (la Cité radieuse) et de la Chapelle de Ronchamp (Haute-Saône), candidates au classement au patrimoine mondial.

  • How social media took us from Tahrir Square to Donald Trump
    https://www.technologyreview.com/s/611806/how-social-media-took-us-from-tahrir-square-to-donald-trump

    To understand how digital technologies went from instruments for spreading democracy to weapons for attacking it, you have to look beyond the technologies themselves. 1. The euphoria of discovery As the Arab Spring convulsed the Middle East in 2011 and authoritarian leaders toppled one after another, I traveled the region to try to understand the role that technology was playing. I chatted with protesters in cafés near Tahrir Square in Cairo, and many asserted that as long as they had the (...)

    #Google #Facebook #Twitter #Instagram #algorithme #manipulation #domination #web (...)

    ##surveillance

  • Les Temps modernes. Art, temps, politique (La Fabrique), Jacques Rancière. « Macron est le pur et simple représentant du capital » entretien avec Joseph Confavreux et Lise Wajeman, 22 juillet 2018, Mediapart

    Dans son dernier ouvrage, le philosophe Jacques Rancière repose les conditions d’une politique pour le temps présent qui puisse échapper autant à la « gestion experte du présent », à « l’optimisme officiel », au « catastrophisme ambiant » qu’au grand récit de la « nécessité historique ».

    Dans [...] Les Temps modernes. Art, temps, politique (La Fabrique), le philosophe Jacques Rancière déploie une politique du temps, définie comme « un milieu de vie. Il est une forme de partage du sensible, en deux formes de vie séparées : la forme de vie de ceux qui ont le temps et la forme de vie de ceux qui ne l’ont pas ».

    Le philosophe part dans ce livre d’un double constat. D’un côté, « l’optimisme officiel et le catastrophisme ambiant » partagent la même vision, « celle d’un temps qui avait dit adieu aux grandes espérances et aux désillusions amères de ce temps de l’Histoire orienté par une promesse de justice ».
    De l’autre, « tandis que l’on claironnait la fin du grand récit marxiste, la domination capitaliste et étatique en reprenait à son compte le noyau dur : le principe de la nécessité historique ». Ainsi, « au XIXe siècle, Marx et Engels stigmatisaient ces artisans et petits-bourgeois attachés à des formes sociales dépassées qui résistaient au développement du capitalisme et retardaient ainsi le futur socialiste dont il était porteur. À la fin du XXe siècle, le scénario a été revu pour en changer non la forme mais les personnages. La condition de la prospérité à venir, c’était la liquidation de ces héritages d’un passé dépassé qui s’appelaient codes du travail, lois de défense de l’emploi, sécurité sociale, systèmes de retraites, services publics ou autres. Ceux qui bloquaient la voie du futur étaient ces ouvriers qui se cramponnaient à ces vestiges du passé. Pour châtier ce péché contre la nouvelle justice du temps, il fallait d’abord le renommer. Les conquêtes sociales du passé furent rebaptisées “privilèges” et la guerre fut engagée contre ces privilégiés égoïstes ».

    Échapper à cette tenaille suppose de décrire à nouveau les façons dont le temps constitue une « distribution hiérarchique des formes de vie », afin d’ouvrir des brèches dans la « gestion experte du présent ». En renouant certains « fils perdus », pour reprendre le titre de son précédent livre, le philosophe poursuit le questionnement qu’il posait dans un autre livre cinglant publié il y a un an, En quel temps vivons-nous ?


    Dans cet entretien avec Éric Hazan, l’éditeur de La Fabrique, il mettait en lumière la façon dont « la morosité électorale trouve volontiers son pendant dans des mouvements revendicatifs à demi résignés et des théories révolutionnaires “radicales” qui empruntent souvent leurs arguments et leur tonalité aux théories désabusées de la catastrophe civilisationnelle ».
    Il jugeait que « la question n’est pas de savoir s’il faut être réaliste ou intransigeant », en se focalisant sur la question des buts, parce qu’on « ne travaille pas pour l’avenir, on travaille pour creuser un écart, un sillon tracé dans le présent, pour intensifier l’expérience d’une autre manière d’être ».

    Pour le philosophe, « l’émancipation, cela a toujours été une manière de créer au sein de l’ordre normal du temps autre, une manière différente d’habiter le monde sensible en commun ». Entretien.

    Vous ouvrez votre texte, Les Temps modernes, en vous en prenant à l’usage du mot « réforme » devenu un « signifiant maître » de notre époque. Plus loin, vous explicitez les leurres et les confusions existant autour du mot « crise », en rappelant que pour Marx, la crise « était la révélation concrète de la contradiction qui habitait un système et qui devait l’emporter », alors qu’elle « est tout autre chose aujourd’hui. Elle est l’état normal d’un système gouverné par les intérêts du capital financier ». Existe-t-il un vocabulaire trop dévoyé pour être politiquement inutilisable et qu’il faudrait abandonner ?

    Jacques Rancière : Je ne dis pas qu’il faut l’abandonner. La politique est fondée sur des signifiants qui, précisément, sont flottants et utilisés par les uns et les autres. J’ai toujours dit par exemple qu’il fallait garder une utilité au mot « démocratie » alors qu’un tas de gens voulaient l’abandonner, parce que c’est le mot qui désigne ce pouvoir des égaux que nos gouvernants veulent rendre invisible. La bataille sur les mots est aussi une bataille sur les choses elles-mêmes. « Crise » désigne actuellement un concept de l’ennemi. C’est une manière de décrire l’état du monde qui permet aux gouvernants de se légitimer en tant que médecins de ces maux. « Réforme » est, de même, une manière pour eux de justifier la privatisation généralisée en la présentant comme l’adaptation à une nécessité objective. Il y a toujours une bataille sur les mots, il y a des mots qu’il est utile de reprendre, et d’autres non. La politique, ce n’est pas un choix qu’on fait une fois qu’on a établi une description de la situation, c’est d’abord la bataille sur la manière de la décrire.

    Vous expliquez que « l’action politique, la science sociale ou la pratique journalistique usent de fictions, tout comme les romanciers et les cinéastes », en rappelant que « la fiction n’est pas l’invention d’êtres imaginaires », mais « la construction d’un cadre au sein duquel des sujets, des choses, des situations sont perçus comme appartenant à un monde commun, des évènements sont identifiés et liés les uns aux autres en termes de coexistence, de succession et de lien causal ». Quel est alors le processus fictionnel de l’action politique contemporaine ?

    Il existe une bataille entre fictions. Il y a une fiction dominante qui est une fiction de l’explication globale du monde : c’est une reprise d’une fiction largement partagée par la droite et la gauche, par les forces conservatrices et les forces qui se voulaient révolutionnaires, à savoir la fiction de la nécessité historique à laquelle il est vain de vouloir s’opposer. Ce qui s’oppose à cette fiction aujourd’hui, c’est la création de fictions locales qui, en tel ou tel point, à tel ou tel moment, proposent d’autres manières de décrire les situations, de définir les acteurs d’une action et les possibles d’une situation.

    À quelles conditions ces situations peuvent-elles être autre chose que des oasis ?

    La première condition est de maintenir des descriptions du monde et des capacités d’agir qui soient à l’écart, en opposition par rapport à la logique dominante. Qu’est-ce que ça va donner ? On n’en sait trop rien… Mais il s’agit de penser des temps qui développent leur propre énergie, leurs propres possibilités, plutôt que des temps déterminés par l’horizon qu’on a fixé et vers lequel on prétend savoir les étapes à franchir.

    Je me suis situé dans ce moment historique, qui commence peut-être avec les manifestations contre la réélection d’Ahmadinejad en Iran et les printemps arabes et se poursuit par le mouvement des occupations, dont Nuit debout est un des derniers avatars. Je ne cherche pas de modèles, mais à décrire une certaine trajectoire où existent ces rassemblements massifs en un lieu et en un temps. Cela renvoie à la question de savoir comment penser la lutte collective aujourd’hui. Notre-Dame-des-Landes est un combat qui a remporté son objectif immédiat. Tout l’enjeu de la bataille entre le gouvernement et le rassemblement des collectifs de NDDL est alors de savoir si on a affaire à un combat sur une revendication précise qui a été atteinte ou à un conflit de mondes qui a vocation à se poursuivre
    Il y a toujours plus ou moins un entrelacement dans le politique entre conflits de forces et conflits de monde. Ainsi le « mouvement ouvrier » n’était pas simplement le mouvement d’une classe poursuivant ses intérêts communs, mais la proposition d’un monde alternatif. Mais avec la désindustrialisation et la délocalisation qui ont affaibli la force collective ouvrière dans nos pays, la politique tend à prendre de plus l’aspect de ces conflits de monde, qui ne représentent pas une classe sociale, mais des gens qui se définissent par le monde qu’ils présentent comme alternative au monde dominant.

    Pourquoi a-t-on le sentiment que les brèches dans le temps de la « gestion experte du présent » ne parviennent guère à s’élargir, comme l’a par exemple montré la mobilisation pour la défense du service public articulée à la réforme de la SNCF ? Il s’agissait pourtant là de lutter contre Macron « et son monde », comme à Notre-Dame-des-Landes on luttait contre l’aéroport « et son monde. » Mais quelque chose ne prend pas, bien que l’idée qu’on se trouve dans des conflits de mondes soit présente. Comment l’expliquez-vous ?

    Il y a constamment des petites brèches. Il y a des batailles à chaque fois que l’ordre dominant essaye d’avancer un pion en plus. Mais il est clair qu’on paie aujourd’hui toutes les formes de confiscation de la pensée émancipatrice par la pensée dominante. On pourrait évoquer ces multiples formes de consentement « progressiste » à l’ordre dominant, par exemple en 1995, l’adhésion de toute une partie de l’intelligentsia de gauche au discours dominant, au motif qu’il fallait penser à l’avenir, ne pas rester accroché aux « privilèges » du passé. Cela rencontrait le vieux discours marxiste à l’encontre des artisans et des classes en déclin qui s’accrochent au passé.

    On est ainsi arrivé à ce paradoxe qu’à chaque fois qu’il y a un mouvement ouvrier qui se bat, et qui se bat contre le monde de la privatisation intégrale, il y a une forte opinion progressiste dominante qui pense que ces gens-là se battent pour des causes qui sont perdues et qui, étant perdues, sont forcément réactionnaires.

    Si on pense aussi à ce qu’a pu signifier l’idéologie républicaine comme retournement d’un certain type de valeurs progressistes, on saisit une conjonction de formes de captation d’idéologies qui se voulaient progressistes ou révolutionnaires par la logique dominante, la formation d’une « gauche de droite » qui a accompagné les avancées du capitalisme absolutisé.

    On a donc encore des mouvements sociaux de type classique, mais ils sont menés par des groupes qui sont devenus minoritaires sociologiquement. Et du fait qu’ils sont minoritaires sociologiquement, on pense qu’ils sont attardés historiquement.

    Nous ne sommes pas en face du capitalisme, mais dans son monde, expliquiez-vous dans En quel temps vivons-nous ? Quelle prise avons-nous, du coup, pour affronter ce que vous désignez par le capitalisme absolu ?

    Pendant très longtemps, l’ordre dit néolibéral, c’est-à-dire l’ordre du capitalisme absolu, a été géré par des gens qui pensaient représenter un camp, mais avoir à gérer un système d’équilibre entre les forces sociales et politiques. Il y avait donc des choses qu’ils jugeaient impossibles, impensables ou trop risquées. Pensons à ce qui s’est passé en 2006 avec la loi sur le contrat de première embauche (CPE). Il y a un moment où la droite a fini par craquer face à la mobilisation, par juger impossible d’imposer aux jeunes une loi déjà votée qu’ils refusaient.
    Ce qui spécifie Macron, c’est d’être débarrassé de cette préoccupation d’équilibre des forces. Il agit comme le pur et simple représentant du capital, ce que la gauche ne pouvait pas faire directement. Peut-être qu’il fallait ça en France, parce que ce qui a été fait par la droite en Angleterre ou aux États-Unis ne pouvait pas être fait par la droite française. Ce ne pouvait être fait que par un type qui ne représente, finalement et littéralement, rien en dehors de la logique du capital.

    En quoi vivons-nous un conflit entre différentes temporalités, entre différents « temps modernes » qui s’affrontent ou s’excluent les uns les autres ?

    Il y a toujours eu un conflit sur l’idée de « temps modernes » parce que l’idée dominante de modernité a été en partie inventée par des gens hostiles à cette modernité. Elle a représenté un mélange entre le récit progressiste, qui est le récit des Lumières, d’une histoire qui, petit à petit, fait triompher la raison parmi les hommes, et le récit de la contre-révolution, qui est celui d’un monde moderne, caractérisé par la dissolution des liens sociaux, de l’ordre symbolique et donc la déréliction d’un monde voué au malheur de l’individualisme et de la démocratie.

    Le récit dominant sur les temps modernes mélange donc les récits, comme on le voit encore plus aujourd’hui, où l’ordre dominant a repris le récit du progrès et de la marche nécessaire de l’histoire. Alors qu’au contraire, les récits qui se veulent alternatifs reprennent largement la vision d’un monde moderne comme décadence. Toute une part de l’opinion qui se veut de gauche, révolutionnaire, marxiste, a assez largement endossé une vision heideggérienne du monde, la vision d’une essence de la technique conduisant l’humanité à sa perte en dissolvant les liens entre les humains.

    On se trouve donc dans ce paradoxe d’avoir un discours dominant, fondé sur ce qui a été, hier, la pensée du progrès et de l’histoire en marche, et des discours alternatifs, qui sont très largement des discours de la déréliction moderne, de la démocratie comme règne de l’individualisme, à quoi viennent se mêler les discours de la catastrophe et de la planète menacée. Ces alertes sur la planète menacée relèvent évidemment de tout autre chose que du catastrophisme contre-révolutionnaire. Mais il y a une conjonction entre plusieurs interprétations du monde et un brouillage des repères qui sont peut-être plus importants que jamais.

    Ne peut-il pas y avoir de catastrophisme « éclairé » ?

    Le catastrophisme a toujours été une manière de montrer qu’on était éclairé. En général, dans l’Occident moderne, être éclairé a voulu dire : être du côté de ceux qui savent. Ceux qui savent ont longtemps été ceux qui savaient pourquoi la révolution allait advenir. Maintenant, on les trouve souvent du côté de ceux qui prétendent savoir pourquoi elle ne va pas avoir lieu.

    On peut appeler à prendre en considération toute une série de dangers et de menaces sans pour autant prendre ses repères sur un discours de la catastrophe imminente. Aujourd’hui, tout discours globalisant sur l’état du monde est un discours renvoyant à la capacité de ceux qui gèrent l’état du monde. Là où il y a des contre-discours et des contre-temporalités, c’est précisément dans un certain nombre d’actions qui disent : « On tiendra ici et maintenant sur ce qui est fait à la terre, sur ce qui est fait aux populations, à cet endroit et à ce moment précis. »
    Qui peut œuvrer aujourd’hui à l’échelle de la planète, si ce ne sont les maîtres de la planète ? Il n’y a pas d’internationale communiste, pas d’internationale ouvrière, mais il y a une internationale capitaliste. Il faut partir de cette situation-là, et donc se déplacer par rapport aux hiérarchies marxistes ou progressistes traditionnelles de la totalité et de la partie. C’est à partir de lieux, de temporalités, de moments construits spécifiquement que les combats contre l’ordre dominant se mènent.

    Pouvez-vous préciser ce que signifie le fait que le temps sépare les hommes, peut-être davantage que les conditions matérielles ?

    Je n’oppose pas le temps aux conditions matérielles, parce que la première condition matérielle est de vivre dans le temps. Avoir travaillé longtemps sur l’histoire ouvrière m’a effectivement appris que la première infériorité subie est celle de ne pas avoir le temps. J’ai relié cela à ce passage de La République où Platon explique que quand on est artisan, on n’a pas le temps de faire autre chose que son travail. C’est tout un ordre du monde qui est condensé là. Il est impossible d’opposer les souffrances dites réelles ou matérielles à celles de vivre dans le temps de l’exclusion, le temps de gens qui n’ont pas le temps. Cette hiérarchie a fonctionné depuis des millénaires entre les hommes passifs, qui travaillent toute la journée, et les hommes actifs, qui peuvent goûter le loisir, dont le temps n’est pas marqué par la nécessité, parce qu’ils ont le loisir de l’action, le loisir du loisir, le loisir de la pensée ou de la culture.
    Le temps c’est ce qu’il y a de plus matériel dans la vie des humains. Comme j’ai pu partir en guerre contre ceux qui disent que les mots et le réel sont séparés, j’ai toujours essayé de plaider pour une idée de la matérialité un peu plus large que le salaire et la nourriture du jour.

    Qu’est-ce qui à la fois se profile et se masque derrière le constat récurrent selon lequel notre époque serait celle de la « fin des grands récits » ?

    La fin des grands récits est une manière de confirmer que ce qui se passe dans la vie des humains serait le produit d’une évolution qui renvoie à l’idée d’un seul temps. Si quelque chose peut s’opposer à un « grand récit moderne », ce n’est pas l’idée que « c’est fini », parce que cette idée est toujours liée à l’idée qu’il existe une nécessité globale. Ce sont les brèches qui ouvrent d’autres formes de temporalités, parce que le temps est une réalité conflictuelle.

    La singularité de la littérature, au sens moderne du terme, est d’avoir mis fin non pas aux grands récits, mais d’avoir mis fin à des modèles narratifs fondés sur la distribution hiérarchique des temps. La littérature a décrété qu’il n’y avait pas, d’un côté, le temps des grandes actions et, de l’autre, le temps de la répétition, de la routine, mais que finalement, le temps qui vaut la peine d’être raconté, le temps qui oriente la narration est précisément ce temps dit du quotidien, qui se révèle n’être pas un temps mort, un temps vide, mais le temps d’une multitude d’évènements sensibles qui peuvent être partagés par tous.

    Quand le menuisier Louis-Gabriel Gauny, au XIXe siècle, écrit et redécrit sa journée de travail, il ne raconte pas sa journée de travail, il fait un contre-récit. Il redécrit ce temps qui est censé être uniforme, le temps où il est censé ne rien se passer, pour montrer tout ce qui s’y passe, la multitude des choses qui se produisent entre les gestes des mains, les déplacements du regard et les mouvements de pensée, tout ce qui produit ainsi l’adhésion ou la distance par rapport au temps « normal », qui est le temps de la domination.
    Il y a une tension propre aux temps modernes. Le grand récit politique n’a cessé de séparer ceux qui sont modernes et ceux qui sont arriérés. La littérature a construit un contre-modèle où il y a un même temps qui est partagé par tous.

    Quand vous dites qu’il ne faut pas attendre d’avoir de l’espoir pour agir, on a envie de vous demander : comment fait-on pour agir aujourd’hui ? Vous avez des formules, dans vos derniers livres, dénonçant « les schémas caducs de l’action programmée ». Mais comment fait-on alors pour agir sans fin ?

    Je ne me suis pas occupé de dire comment il fallait faire, mais d’essayer de voir comment les choses étaient faites par ceux qui font quelque chose, ceux qui agissent, en affirmant qu’un conflit de forces sur un point donné est en même temps une espèce de conflit global de mondes. Cela peut prendre différentes figures, comme celle de la ZAD ou de telle ou telle lutte sur une question d’environnement. Cela peut naître d’un petit truc de rien du tout, comme l’histoire du parc Gezi, à Istanbul. Quelque chose censé être local, ponctuel, se transforme en quelque chose d’universel. On construit une scène, on construit une temporalité spécifique, ce qui va définir un cadre, et la question est alors de savoir ce qu’on fait dans ce cadre.

    À partir de ce point de départ, chaque conflit possède une tension spécifique, et quand on tire sur les gens, comme à Kiev ou Istanbul, une étape est franchie, ce qui n’a pas été le cas à New York, à Madrid, à Paris.

    On peut évoquer la spécificité grecque, qui a été de penser que le problème n’était pas seulement d’occuper un lieu, de s’y installer, mais plutôt de créer un réseau de lieux alternatifs en rapport les uns avec les autres. Il y a toute une série de formes alternatives qui se sont constituées, au niveau de la production, des soins, de l’éducation, de l’information… Sans doute en a-t-il été ainsi parce que le mouvement grec avait un lien précis avec le conflit global, qu’il réagissait à l’action de cette Union européenne qui est la section européenne de l’internationale capitaliste. Il y avait là précisément une sorte d’ajustement entre conflit de forces et conflit de mondes : les forces répressives sur le terrain étaient bien les agents d’une force répressive globale.

    Au fond, la question est de savoir comment on articule la constitution d’un espace et d’un temps symbolique avec des formes d’action qui vont lier manière de lutter et manière d’être ensemble. De ce point de vue, ce qui s’est passe en Grèce ou à Notre-Dame-des-Landes n’est pas la même chose que la forme un peu abstraite de ce qui s’est déroulé place de la République, où l’on se demandait : est-ce qu’il faut faire des assemblées ou partir en manif sauvage ?

    On vous lit aussi pour s’outiller, comme avaient pu le faire les intermittents, récupérant le titre d’un de vos livre, Le Partage du sensible, comme slogan. À qui ou à quoi vos livres sont-ils destinés ?

    Je propose une redescription des situations, du champ des possibles ouverts par une situation. Je ne prétends pas apporter plus que des possibilités de figurer la marche du temps, de figurer autrement ce que les gens font, leur rapport à la domination, le sens de ce qu’ils font contre l’ordre dominant, le rapport entre un présent et une conception plus large du temps. J’ai essayé de transmettre une conscience du lien entre des actes singuliers de reconquête d’un espace, d’un temps, de possibilités de vivre, de formes de vie, et des manières de penser l’action, de penser l’avenir de l’action.
    J’ai beaucoup travaillé pour montrer que ce qu’on appelait « mouvement ouvrier », qu’on traitait comme une espèce de grosse masse globale, s’ancrait en fait dans une multitude de formes de réappropriation du temps, aussi bien au niveau individuel qu’au niveau collectif.

    La grève n’est ainsi pas seulement une bataille entre des gens qui ont des intérêts opposés, mais aussi la création d’un autre temps ; de même pour l’occupation. J’ai travaillé pour essayer de briser le partage entre le politique et l’esthétique, le partiel et le global, l’instantané et le long terme.

    On a longtemps pensé que la théorie donnait des armes. Malheureusement, la théorie ne donne pas d’armes, la théorie donne des explications. Et les explications ne donnent pas d’armes, contrairement à ce qu’on a cru pendant un bon siècle. Depuis trente ou quarante ans, on se rend même compte que les explications donnent plutôt des armes pour ne rien faire, ou des armes pour subir et consentir à ce qui est. Les redescriptions, elles, ne donnent pas des armes, mais des moyens de se sentir moins seul, moins acculé, moins pris dans des situations de défaite ou de désespoir.

    On a quand même le sentiment que le temps de l’internationale capitaliste, aujourd’hui, s’accélère, avec les Trump, Orbán ou Salvini : le temps du capitalisme absolu se double d’un temps de nationalisme de plus en plus absolu. Est-ce que vous sentez cette accélération du temps d’en face ?

    Peut-on parler d’accélération ? Ce qui est significatif, et qui a commencé au temps de Reagan, c’est précisément la dissociation interne du modèle progressiste de concordance des temps. Au moment du 11 septembre 2001, les Américains se demandaient comment il était possible que des gens calés en informatique soient en même temps des fanatiques d’Allah. Cela fait ricochet, en rappelant qu’il y a toujours un peu de Ku-Klux-Klan derrière la modernité capitaliste. Il y a toujours une passion meurtrière de l’ordre propriétaire, qui est une chose extraordinairement forte, derrière les déclarations sur la grande libération des énergies mondiales.

    On peut percevoir aujourd’hui que l’ idée selon laquelle toutes les grandes idéologies se sont noyées dans les eaux glacées du calcul égoïste est fausse. Le calcul égoïste fait son chemin à travers des idéologies nationalistes, des passions propriétaires, des passions racistes…

    C’est pourquoi le terme de néolibéralisme est tellement trompeur : on n’est pas du tout dans le monde que l’on nous décrit, à droite comme à gauche, dans un monde où l’ordre de la marchandise serait aussi celui de la libéralisation, de la permissivité absolue. C’est pour cela que la plupart des analyses de l’ordre dit néolibéral sont aussi nulles. Elles font comme s’il y avait adéquation entre l’avancée du capital, le développement d’une démocratie de masse, le règne d’une petite bourgeoisie mondiale partageant toutes les valeurs libérales ou libertaires.

    Mais ce qu’on voit avec Trump ou Salvini, c’est qu’il n’y a aucun lien entre les progrès historiques. Le fond de la domination capitaliste du monde, ce n’est pas la libération des énergies individuelles et individualistes, c’est la furie de l’ordre propriétaire, au niveau individuel comme au niveau national…

    Cette férocité, quand on a lu la littérature américaine et vu le cinéma américain, on la connaît : on sait que derrière la grande épopée du capitalisme niveleur, créateur de la petite bourgeoisie universelle, il y a une férocité absolument monstrueuse.

    On redécouvre ça de manière quelque peu ahurie. Tout se passe comme si on redécouvrait , avec Trump, à quel point Chaplin voyait juste en transformant Hitler en pitre – un pitre qui est, bien sûr, un animal féroce.

    Après la Grèce, au moment de l’Aquarius, reste-t-il, pour vous, quelque chose de l’Europe ?

    Tout dépend ce qu’on appelle Europe. Dans les constructions européennes modernes, il y a eu deux temps : le temps de la petite Europe où l’on a essayé – avec toutes les ambigüités, bien sûr – de constituer un espace démocratique européen contre les fantômes nazi et fasciste, et ensuite, le temps complètement différent de la construction européenne comme machine de pouvoir du capital. Aujourd’hui, l’Europe n’existe que comme Europe du Capital, alors qu’il y a eu un moment où l’on a pu croire ou faire croire à la conjonction entre la création d’un espace économique de libre-échange et d’un espace de démocratie. On voit bien qu’on n’en est plus là : autant l’Union européenne est capable de faire appliquer les volontés du Capital, autant elle est absolument incapable de lutter contre les Orbán et compagnie.

    Quelles relations établissez-vous entre le triptyque qui compose le sous-titre de votre livre : Art, temps et politique ? Vous citez Hegel, selon lequel, « quand l’art n’est plus la floraison d’une forme de vie collective, il devient une simple démonstration de virtuosité ».

    Je ne prends pas le diagnostic de Hegel à mon compte. Il correspond à ce moment singulier où l’art se met à exister comme sphère d’expérience spécifique, au nom d’un passé où l’art a été une forme de vie collective. Hegel est l’homme de ce moment singulier du musée où la peinture va exister en tant que telle, l’art va exister en tant que tel, dans son monde propre, et ne plus être ce qui décore les palais des puissants ou ce qui illustre les vérités de la foi.

    Dès le départ, l’art se donne comme un monde à part ; mais ce monde à part se fonde sur le fait qu’il n’y a plus aucune barrière déterminée entre ce qui est artistique et ce qui ne l’est pas. Cette contradiction entre un art devenu une réalité propre et un art pensé comme forme de vie collective est ce qui a alimenté le modernisme : il fallait que l’art redevienne une forme de vie collective.

    Au début du XXe siècle, les arts de l’action, du mouvement, le théâtre, la danse, ou les arts auparavant méprisés comme les arts décoratifs, le design, deviennent les moyens de former le décor matériel de la vie nouvelle. Ce moment où des arts secondaires, méprisés, viennent sur le devant de la scène comme signes d’un retour de l’art à la fonction de créer des formes de vie, et non plus des œuvres d’art, a accompagné les temps modernes, au moins jusqu’aux années 1930.
    Avec la répression du stalinisme, du nazisme et du fascisme, cette poussée très forte s’est trouvée réprimée sur le terrain, avant d’être réprimée théoriquement lorsque l’on a réinventé le modernisme comme l’autonomie de l’art, l’art s’occupant de son propre médium.

    Je ne pense pas qu’aujourd’hui quiconque croie que l’art soit effectivement une forme de vie, même si l’on passe son temps dans tous les festivals, toutes les biennales, à essayer de mimer ce moment historique, avec un théâtre qui serait théâtre de l’action, du mouvement, ou avec ces expositions qui remettent en scène ce passé de l’art identifié à la vie.

    Il s’agit pour moi d’un rêve perdu : après la phase moderniste, il y a eu ce moment critique, ce moment de l’art brechtien. L’art a été pensé comme une espèce de pédagogie formant les gens, leur apprenant à connaître le monde, à se comporter en face du monde : cet art critique était précisément une sorte de deuil de l’art comme forme de vie.

    Aujourd’hui, avec le deuil de l’art critique, on voit revenir comme rêve, et souvent comme caricature, l’idée de cet art vivant, cet art identifié à une espèce de manifestation politique. Dans l’art de la performance, dans les installations, dans le théâtre, on voit cette volonté de retrouver une forme d’art qui soit en même temps une forme d’action collective. Cela peut paraître très décalé par rapport à ce qui se passe à l’extérieur, comme si l’art cherchait à suppléer le vide de la politique. Mais ces formes de politisation de l’art sont souvent proches elles-mêmes des nouvelles formes de l’occupation collective des rues, comme si toutes deux touchaient au même cœur « esthétique » de la politique : la lutte concernant le partage sensible des temps et des espaces, des identités et des capacités.

    #théorie #histoire #temps #art ...