• André, par delà l’espace grisâtre et le temps

    https://www.monde-diplomatique.fr/2017/08/KEUCHEYAN/57769

    Certains penseurs, parmi lesquels Jason W. Moore et Daniel Tanuro, suggèrent que le système n’a prospéré depuis trois siècles qu’en exploitant une nature gratuite ou bon marché. Cette ressource rare, le capitalisme l’a utilisée comme si elle était illimitée. Il s’en est servi non seulement comme d’une « entrée », captée sous forme de matières premières transformées en marchandises, mais aussi comme d’une « sortie », une « poubelle globale » où se déversent les déchets et les sous-produits de l’activité économique — les externalités négatives de l’accumulation du capital.

    [...]

    Dans un texte de 1974, le philosophe André Gorz affirmait déjà : « Le capitalisme, loin de succomber à la crise, la gérera comme il l’a toujours fait : des groupes financiers bien placés profiteront des difficultés de groupes rivaux pour les absorber à bas prix et étendre leur mainmise sur l’économie. Le pouvoir central renforcera son contrôle sur la société : des technocrates calculeront des normes “optimales” de dépollution et de production (9). »

    #écologie #économie #capitalisme

  • L’autarcie, l’indépendance — la ver.tu

    https://www.monde-diplomatique.fr/2017/08/LIMONIER/57798

    La Russie est en effet l’un des seuls pays à disposer d’un écosystème presque complet de plates-formes et de services indépendants de ceux de la Silicon Valley, fondés par des Russes et régis par le droit russe. Tandis qu’une part significative de la population mondiale utilise quotidiennement Google, Amazon, Facebook et Apple (GAFA), sans recours possible à des équivalents locaux crédibles, les Russes et leurs voisins ont le choix entre les géants californiens et ce qu’il est convenu d’appeler le Runet : le segment russophone du Net et les services qui le composent. Yandex jouit d’une popularité deux fois supérieure à celle de son concurrent Google, tandis que VKontakte, équivalent de Facebook, est, de très loin, le premier site consulté dans le pays.

    Largement utilisés dans l’espace postsoviétique, les services du Runet fournissent à la Russie un puissant levier d’influence sur l’« étranger proche », comme l’on nomme à Moscou les anciennes républiques d’URSS. Non seulement le Kremlin peut accéder aux données des utilisateurs de plates-formes progressivement tombées dans l’escarcelle d’oligarques proches du pouvoir, mais ces plates-formes jouissent aussi d’une audience importante auprès des minorités russophones de l’étranger — en particulier dans les pays baltes et en Ukraine.

    Comment expliquer cette exception numérique ? Alors que, en Chine, l’existence de plates-formes nationales doit beaucoup à une stratégie de contrôle de l’information, le Runet ne découle pas d’un blocage de services étrangers auxquels il se serait substitué par défaut. L’Internet russophone provient d’une histoire méconnue qui débute bien avant la fin de l’Union soviétique, en 1991. L’URSS fut en effet la matrice des structures techniques, des pratiques sociales et des modèles économiques qui fondent la spécificité du Runet contemporain et qui alimentent l’appétence russe pour le bidouillage informatique (hacking) et la cybercriminalité.

    #russie #géopolitique #informatique #kibernetika #souveraineté #runet #gafa

  • Debray, à lire — absolument — fins gourmets

    https://www.monde-diplomatique.fr/2017/08/DEBRAY/57764

    Qu’a-t-elle d’européenne notre Europe recouverte d’un bleu manteau de supermarkets, le successeur du blanc manteau d’églises, avec, çà et là, et en supplément d’âme, des musées en forme de blockhaus où venir remplir en bâillant ses obligations culturelles ? Il y avait plus d’Europe à l’âge des monastères, quand l’Irlandais Colomban venait semer ses abbayes aux quatre coins du continent. Plus, à la bataille de Lépante, quand Savoyards, Génois, Romains, Vénitiens et Espagnols se ruèrent au combat contre la flotte du Grand Turc, sous la houlette de don Juan d’Autriche. Plus, à l’âge pacifique des Lumières, quand Voltaire venait taper le carton à Sans-Souci avec Frédéric II, ou quand Diderot tapait sur l’épaule de Catherine II à Saint-Pétersbourg. Plus, à l’âge des Voyageurs de l’impériale, quand Clara Zetkin remuait le cœur des ouvriers français, et Jean Jaurès les congrès socialistes allemands. Le russe et l’allemand s’enseignaient cinq fois plus dans nos lycées en 1950 qu’aujourd’hui ; il y avait alors plus d’Italie en France et de France en Italie qu’il n’y en a à présent. Nous suivons de jour en jour les péripéties de la politique intérieure américaine, et une quinte de toux de Mme Hillary Clinton en campagne fait l’ouverture de nos journaux télévisés, mais nous n’avons pas dix secondes pour un changement de paysage en Roumanie ou en Tchéquie. Les satellites de diffusion et notre paresse intellectuelle mettent New York sur notre palier, Varsovie dans la steppe et Moscou au Kamtchatka.

    M. Donald Tusk, président du Conseil européen, qui s’adresse en globish à ses divers interlocuteurs, paraît bien moins européen que l’empereur Charles Quint, qui parlait espagnol à Dieu, italien aux femmes, français aux hommes et allemand à son cheval. Sur la trentaine d’agences centralisées de l’Union, vingt et une présentent leur site uniquement en anglais, et la loi travail en Italie s’appelle le Jobs Act. Voir les fonctionnaires de Bruxelles communiquer dans la seule langue qui, depuis le Brexit, n’est plus celle que d’un de ses membres, l’Irlande, ne manque pas de cocasserie. Ceux qui déplorent que cette Carthage babillarde devienne une vaste Suisse devraient plutôt nous donner cette confédération en exemple : on y parle couramment, comme tout Européen se devrait de le faire, trois, voire quatre langues majeures.

    #europe #etats-unis #debray #regis

  • Aristophane peint jaune, peint-o-mane

    https://www.monde-diplomatique.fr/2017/08/MELINAND/57800

    Mais… « Je vous apporte des pièces nouvelles qui ne se ressemblent pas (8). » Soudain, il va s’en prendre à Socrate dans Les Nuées. Des générations de lecteurs autorisés le blâmeront, on lui reprochera la mort du philosophe, vingt-quatre ans après. Tant pis. Aristophane conspue la pensée qui, selon lui, alanguit et ruine la Grèce. Voici donc Socrate aux pieds nus, bombardé professeur de sophistique. Juché sur sa grue en bois, la mèchanè, il marche « dans les airs et regarde le soleil ». Il célèbre les nuées, déesses nouvelles, inconnues du Panthéon. Pour lui, Zeus n’existe pas. « Et qui est-ce qui pleut ? », s’étonne un paysan. Si c’était Dieu, la pluie tomberait du ciel bleu, répond Socrate. Sur l’orchestra, où danse le chœur, le raisonnement juste vante la campagne, les anciens, la bonne éducation, tandis que le raisonnement injuste promeut les bains chauds, l’adultère et le culte du « derrière élargi ». Socrate devient corrupteur d’âmes en pays d’Absurdie. Ses disciples au teint jaune, quand ils ne méditent pas, violent leurs sœurs ou pètent en rafale, leurs culs nus dressés vers le soleil. Avec cette première « vraie » comédie philosophique, le poète n’obtiendra que le troisième et dernier prix et gagnera une réputation solide de vieux réactionnaire.

    #philosophie #comédie #aristophane #socrate

  • Tu es si beau, en froid

    https://www.monde-diplomatique.fr/2017/08/BREVILLE/57768

    Les habitations apparues dans la Sun Belt à partir des années 1960 ressemblent à celles de la Pennsylvanie ou de l’Indiana : des pavillons préfabriqués aux fenêtres étroites, posés sur le sol ; des immeubles modernes conçus avec un système de climatisation central ; des gratte-ciel dont les fenêtres ne peuvent même pas s’ouvrir. Comme les terrains étaient peu chers, les villes se sont étalées à perte de vue, rendant la voiture encore plus indispensable que dans le Nord. Selon l’historien Raymond Arseneault, la climatisation a ainsi accéléré « l’américanisation du Sud », l’effacement des différences régionales, l’homogénéisation des États-Unis (11). En Louisiane ou en Alabama, les écoles, les magasins et les bureaux ouvrent désormais sans discontinuer ; les porches où l’on profitait de l’ombre en discutant avec ses voisins n’existent plus. À New York, en été, personne n’achète plus de glaçons à des marchands de rue ni n’installe son matelas sur le balcon ou le palier de l’escalier extérieur. Désormais, du nord au sud, tout le monde profite de son environnement climatisé.

    Les Américains s’attendent à trouver la climatisation partout et en tout temps. Une nuit où la température n’excède pas 8 °C, un habitant de Seattle n’hésitera pas à vous expliquer comment brancher l’air conditionné, tandis qu’en Alaska près du quart des hôtels proposent ce confort. La tolérance du pays à la chaleur a fini par s’éroder au point que les Américains affectionnent désormais des températures intérieures jugées trop froides par la plupart des touristes étrangers. Comme du temps où la climatisation ne se trouvait que dans les hôtels de luxe ou les voitures de première classe dans les trains, le froid reste en outre associé à une forme de raffinement, de distinction. En 2005, d’après le supplément « Mode et style » du New York Times (26 juin 2005), les magasins d’habillement new-yorkais affichaient une température d’autant plus basse qu’ils montaient en gamme : l’enseigne à bas prix Old Navy proposait un environnement à 26,8 °C, soit 4 °C de plus que le cossu Macy’s, et presque 7 °C de plus que la boutique de luxe Bergdorf Goodman.

    #Etats-Unis #climatisation #social

  • https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/0211175292890-peter-drucker-le-pape-du-management-2019295.php

    Peter Drucker, le « pape du management »

    Cette largeur de vue doit sans doute beaucoup à son milieu d’origine. Vienne, la capitale de l’empire des Habsbourg où il naît en 1909, est alors l’une des villes d’Europe les plus dynamiques sur le plan culturel. Ses parents eux-mêmes appartiennent à l’élite intellectuelle de l’Empire austro-hongrois. Son père est un haut fonctionnaire du ministère de l’Economie et sa mère l’une des très rares femmes médecins que compte alors le pays. Le couple et ses deux enfants habitent dans une maison cossue des environs de Vienne, qu’ils partagent avec le compositeur et historien de la musique Egon Wellesz. Chaque soir ou presque, Adolph et Caroline Drucker reçoivent chez eux des intellectuels - comme l’écrivain Thomas Mann -, des juristes, des artistes, des élus du Parlement autrichien - comme Thomas Masaryk, futur président de Tchécoslovaquie - et des économistes. Parmi eux, Joseph Schumpeter, alors jeune professeur en économie politique et futur théoricien de l’« entrepreneur innovateur », et Ludwig von Mises, conseiller économique du gouvernement et spécialiste des questions monétaires. Les discussions sont sérieuses, graves parfois. Peter Drucker racontera plus tard son premier souvenir, celui de cette soirée d’août 1914 lorsque, la guerre déclarée, il avait entendu son père, son oncle - un célèbre juriste de Vienne - et Thomas Masaryk prédire : « Ce n’est pas seulement la fin de l’Autriche, c’est la fin de la civilisation. » Devenu adolescent, le jeune Peter est admis à assister aux discussions savantes des convives et même à y participer. « Ce fut ma véritable éducation », devait-il avouer. [...] Il connaît les positions d’Hitler sur les juifs. Or sa famille, si elle s’est convertie au christianisme, a des origines juives...

    [...]

    En 1943, Peter Drucker commence donc une mission d’audit et de conseil de deux années chez General Motors. [...] C’est de cette mission qu’il tire « Concept of the Corporation », premier ouvrage à décortiquer l’organisation managériale d’une entreprise.

    [...] Dans son livre, celui-ci plaide en effet pour une plus grande décentralisation opérationnelle et pour la création de petites divisions dont les salariés disposeraient d’une très large autonomie, seul moyen à ses yeux d’accroître la productivité de l’entreprise. Au PDG tout-puissant qui donne des ordres que tous doivent suivre il substitue une approche plus interactive fondée sur des échanges permanents, reprenant ainsi les intuitions de Donaldson Brown. Il suggère enfin de céder aux employés un certain nombre d’actions du groupe pour les impliquer encore davantage dans la réalisation des objectifs communs. [...]

    Convaincu très tôt que « dans l’avenir, le travailleur redonnera du sens à sa vie grâce à son action bénévole dans les organisations du secteur social », il se fait le promoteur inlassable du « tiers secteur » tout en jetant un regard sévère sur certaines dérives du capitalisme. Lorsqu’il meurt en Californie en 2005, à l’âge de quatre-vingt-seize ans, la plupart de ses idées sont devenues des standards dans le monde industriel.

    #économie #management #peter #drucker #autriche #generalmotors

  • « Les femmes noires savent que le défrisage est dangereux, mais la pression est trop forte »
    http://www.lemonde.fr/femmes-a-part/article/2017/05/24/les-femmes-noires-savent-que-le-defrisage-est-dangereux-mais-la-pression-est

    Aline Tacite, 43 ans, est une précurseuse en France de la coiffure naturelle pour les femmes noires et métissées. Une tendance autant capillaire qu’identitaire. D’après une étude Ipsos sur les femmes africaines, 68 % des Kenyanes préfèrent les coiffures naturelles, contre seulement 3 % des Ivoiriennes et 4 % des Sénégalaises. La question divise aussi les afro-descendantes. Victime d’une importante chute de cheveux occasionnée par des défrisages répétitifs, cette ancienne assistante de direction trilingue dans un cabinet d’avocats international a découvert aux Etats-Unis le natural hair movement, ou « nappy », qui invite les femmes noires à abandonner les altérations chimiques pour se réapproprier leur véritable texture. En 2001, Aline Tacite lance la première journée de débats et ateliers autour de la coiffure noire, puis en 2005 le salon Boucles d’Ebène devenu un rendez-vous incontournable pour les communautés noires. Sa 6e édition se tient à la Cité des sciences et de l’industrie les 27 et 28 mai. Un événement consacré à l’estime de soi.

    #beauté #racisme

  • https://www.monde-diplomatique.fr/publications/manuel_d_histoire_critique/a53180

    En rouge et noir

    Cette superposition discutable entre les expériences allemande et soviétique prend un caractère scientifique avec la publication des travaux de Hannah Arendt en 1951 puis de Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski. En 1956, ces deux chercheurs identifient six critères permettant d’identifier un régime totalitaire : un parti de masse dirigé par un chef charismatique, la banalisation de la terreur, la centralisation de l’économie, la mainmise des pouvoirs publics sur les moyens de communication, etc.

    [...]

    Ce postulat ideologique a récemment pris corps dans les programmes scolaires : depuis 2011, il est demandé aux lycéens français d’étudier l’Italie fasciste, l’Allemagne nazie et l’Union soviétique dans un seul et même chapitre, baptisé « Le siècle des totalitarismes ». Une telle présentation efface les différences entre ces trois idéologies ; elle néglige la nature du nazisme, dont la quête d’un « espace vital » pour l’Allemagne implique une volonté raciste d’extermination des « sous-hommes » : Juifs, Tziganes, Slaves…

    #politique #totalitarisme #amalgame