En physique, pour percer les secrets de la nature, il y a la manière forte et la manière douce. La forte consiste à entrechoquer violemment des particules élémentaires dans l’espoir d’en faire apparaître de nouvelles. C’est ce que fait l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) de Genève dans son accélérateur géant, le LHC.
La manière douce vise, au contraire, à préserver au mieux les particules pour espérer observer des comportements déviants par rapport à ce qui serait attendu. C’est ce que vient de publier une équipe internationale dans Science du 12 août en observant à la loupe l’une des plus simples briques élémentaires de la matière, le proton, qui compose chacun des noyaux de nos atomes. Ils ont confirmé que cette boule est extrêmement petite. Il faudrait en enfiler un milliard pour atteindre un collier d’un micromètre seulement. Surtout, la valeur est 4 % plus faible que prévu. A l’aune d’un tour detaille, l’écart peut sembler ridicule, mais pour des physiciens habitués à des mesures de haute précision, c’est colossal. Intrigant et obsédant. La preuve peut-être d’une défaillance de nos théories fondamentales actuelles.
Mécanique quantique
En fait, l’équipe enfonce ici le clou. En 2010, elle avait déjà conclu à un rétrécissement du proton. Mais cette fois, elle a analysé de nouvelles données issues de la même expérience réalisée à l’Institut Paul-Scherrer (Suisse) et confirmé ses conclusions. « Cela ne change pas le tableau général, mais ça renforce le mystère. Cela réduit la chance qu’il y ait un problème dans la première conclusion », estime Jan Bernauer, chercheur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), qui n’a pas participé à ce travail.
Comment mesurer la taille d’un objet si minuscule ? En faisant tourner quelque chose autour de lui. Par exemple un électron, puisque c’est naturellement ce qui se passe dans l’atome d’hydrogène constitué seulement de ces deux particules. Comme on est en mécanique quantique, la rotation de l’électron autour du proton n’est pas comme la Lune autour de la Terre. L’électron peut « sauter » sur une orbite plus lointaine, par exemple, ou bien être délocalisé un peu partout. Y compris au milieu du proton ! En étudiant par des lasers ces sauts, reliés notamment à la taille du proton, les chercheurs en déduisent le rayon désiré.
D’autres techniques envoient des électrons sur une cible de protons et observent leur déviation, elle aussi reliée au rayon du proton. L’équipe de Jan Bernauer a ainsi mesuré une taille cohérente avec les techniques dites de spectrométrie par laser.
Karsten Schuhmann et Aldo Antognini dans la grande halle d’expérimentation de l’Institut Paul-Scherrer, à Villigen (Suisse).Au milieu des années 1990, des physiciens avaient proposé une autre idée. Au lieu de faire tourner un électron autour d’un proton, opter pour un muon, une particule identique à l’électron mais 200 fois plus lourde. Elle valse plus près du proton, les effets observés sont donc plus faciles à mesurer. « Au milieu des années 2000, nous commencions à désespérer car nous ne voyions rien après des années d’effort », se souvient Paul Indelicato, membre de cette collaboration au Laboratoire Kastler-Brossel, à Paris (et par ailleurs conseiller scientifique de Thierry Mandon, secrétaire d’Etat à la recherche). C’est que pour tenter de faire « sauter » le muon, les chercheurs se basaient sur les mesures précédentes. Et n’y arrivaient pas. En considérant un plus petit proton, ils ont fini par réussir.
Deux solutions
Leur nouvelle expérience utilise toujours le muon, mais en rotation autour d’un duo compact formé d’un proton et d’un neutron. « En utilisant dans nos calculs la taille du proton trouvée précédemment, on explique nos résultats expérimentaux », souligne Randolf Pohl, professeur à l’université de Mayence (Allemagne) et leader de la collaboration baptisée Crema.
Quelque chose ne tourne donc pas rond autour du proton. Grosso modo, il n’y a que deux solutions pour résoudre l’énigme. Soit les mesures utilisant les électrons (par laser ou par diffusion) ont un problème. Soit il y aurait un effet physique différent pour le muon et l’électron, ce qui serait radicalement nouveau. D’autant qu’une autre propriété du muon, liée à son interaction avec un champ magnétique, montre aussi une différence avec l’électron.
« On rêve que ce soit un indice d’une nouvelle physique. Mais je n’y crois pas. La réalité est sans doute quelque chose qui nous échappe avec les mesures laser sur l’hydrogène, estime Randolf Pohl. Ces efforts nous aideront de toute façon à mieux comprendre le proton. Cette énigme fait réfléchir et stimule. » « C’est interdisciplinaire. Nous allons dans des conférences de physique des hautes énergies, habituellement hors de notre champ », apprécie Paul Indelicato.
« Cette année, lors d’un congrès, nous avons fait un sondage au résultat clair : il faut plus de données ! », ajoute Jan Bernauer. Pour cela, certains refont les essais en spectrométrie de l’hydrogène. D’autres, comme Bernauer, ont lancé MUSE pour étudier la diffusion des muons sur des protons. Crema continue ses explorations avec des noyaux plus lourds (hélium, lithium, carbone…). Une dizaine de projets sont recensés pour ôter enfin ce tout petit caillou dans la chaussure.