• La nouvelle guerre de l’Internet

    http://www.lemonde.fr/economie/article/2016/08/28/la-nouvelle-guerre-de-l-internet_4988974_3234.html

    L’année 2017 sera celle de la guerre des objets connectés. Non pas des objets en eux-mêmes, mais des réseaux qui les connecteront à Internet. Réfrigérateurs, compteurs de gaz, pacemakers (des stimulateurs cardiaques), mais aussi voitures, caméras de surveillance ou encore machines-outils : d’après le cabinet Gartner Group, les objets connectés seront plus de 20 milliards sur le globe en 2020 !

    Un eldorado pour les opérateurs de télécommunication qui cherchent désespérément un relais de croissance face au déclin du téléphone et à la présence envahissante des Apple, Google et Facebook. Ils veulent être les aiguilleurs de ce nouveau monde où les objets parleront en permanence, entre eux et avec nous. Mais voilà qu’une start-up tente de leur chiper le magot avec une solution ultra low cost. Et pour une fois, elle ne vient pas de la Silicon Valley, mais de Toulouse !

    La société Sigfox a mis au point une solution technique aboutie, issue de sept ans de recherche et déjà déployé son réseau dans vingt et un pays (France, Espagne, Australie…). Près de 8 millions d’objets sont déjà reliés à son réseau. Avec des prix défiant toute concurrence : quelques euros par an d’abonnement par objet. Rien à voir avec les dizaines d’euros que nous payons chaque mois pour nous brancher sur Internet avec notre mobile.

    La réplique des opérateurs

    Pris de court par l’offensive, les opérateurs téléphoniques du monde entier mettent les bouchées doubles pour couper l’herbe sous le pied de ce nouveau venu, avec deux technologies distinctes. La première, baptisée LoRa, est assez proche techniquement de la solution Sigfox. Elle aussi d’origine française, elle a été développée par la start-up grenobloise Cycleo, rachetée en 2013 par l’américain Semtech.

    D’ores et déjà, une cinquantaine d’opérateurs dans le monde mettent en œuvre LoRa. Pour l’instant, seuls les Pays-Bas et la Corée du Sud sont couverts par un réseau utilisant cette technologie. Dans les autres pays, et particulièrement en France, LoRa devrait être généralisée en 2017.

    Mais pour contrer Sigfox, l’industrie des télécoms dispose depuis peu d’une deuxième corde à son arc : Il s’agit de NB-IOT (Narrow Band – Internet of Things). Normalisé fin juin 2016 par la profession, cette technologie s’appuie notamment sur une évolution des traditionnels réseaux de téléphonie mobile, y compris le vieux GSM, conçu à l’origine pour transporter les voix et non pour converser avec des objets.

    Une évolution qui, selon Matt Beal, directeur de l’innovation de l’opérateur britannique Vodafone, « va écraser Sigfox et Lora ». Si beaucoup d’experts doutent que NB-IOT soit disponible avant deux ans, ses plus ardents partisans tels Vodafone ou l’équipementier télécom chinois Huawei soutiennent pourtant que son déploiement démarrera en Europe dès 2017.

    Par rapport à LoRa et NB-IOT, Sigfox a encore une bonne longueur d’avance. Mais la start-up toulousaine de 200 salariés va devoir accélérer la cadence pour atteindre son objectif initial d’étendre son réseau sur 90 % de la planète avant 2019. « On nous a longtemps pris pour des illuminés », raconte Ludovic Le Moan, PDG de Sigfox.

    Pourquoi inventer une nouvelle solution de connectivité alors qu’il existe déjà le Wi-Fi, le Bluetooth, et surtout, le réseau mobile GSM ? Dans une quasi-indifférence générale, la petite entreprise toulousaine s’est longtemps échinée à peaufiner sa solution de communication IOT (Internet of Things ou Internet des objets) avec la certitude que les nouveaux objets connectés seraient pour l’essentiel de simples capteurs.

    Que ce soit dans des projets de ville intelligente, d’agriculture connectée, d’industrie 4.0 ou de logistique, ces capteurs sont en effet chargés de transmettre des informations basiques comme une température, une adresse GPS ou une alerte de panne. Et à raison de quelques bits de données à envoyer par mois ou par an, inutile de s’embarrasser avec des abonnements GSM chers et taillés pour le haut débit !

    C’est ainsi que Sigfox a bâti le premier « réseau bas débit » configuré pour des communications peu énergivores. Un point crucial car beaucoup de capteurs, incorporés à des objets mobiles (container, voiture…) ou difficile d’accès (dans une cave, incrustés dans le bitume,…) sont dotés de batteries électriques autonomes devant durer plusieurs années.

    Une technologie économique

    Si Sigfox a réussi à s’engouffrer aussi vite sur le marché encombré des télécoms, c’est avant tout parce que sa technologie de réseau « bas débit » est économique, en particulier grâce à l’utilisation d’antennes de très longue portée (jusqu’à 40 km). Pour couvrir l’Hexagone, Sigfox a planté 1 500 antennes, soit dix fois moins que pour un réseau GSM classique. Sigfox affiche également un autre avantage : son réseau utilise des bandes de fréquences gratuites. Avec des infrastructures infiniment moins chères que celles déployées par les opérateurs de téléphonie cellulaire, Sigfox peut ainsi proposer ses abonnements annuels de quelques euros.

    Après avoir collecté plus de 127 millions d’euros auprès de différents investisseurs (Telefonica, Air Liquide, Samsung…), Sigfox affirme n’avoir aujourd’hui aucun problème de trésorerie. « Il nous reste encore beaucoup de cash à la banque », affirme Ludovic Le Moan. La priorité de Sigfox reste d’étendre son réseau à l’international pour atteindre une taille critique. Cet été, la start-up a rajouté Taïwan à son palmarès tandis que cent villes américaines sont en cours de raccordement au réseau Sigfox. « Pour certaines zones désertiques comme par exemple le Tibet, nous travaillons à une couverture satellitaire », ajoute-t-il.

    Dans le sillage de Sigfox, une douzaine de petits opérateurs de réseaux bas débit sont apparus à travers le monde. Mais jusqu’à présent, le principal rival de la start-up demeure LoRa. Libre d’utilisation, cette autre technologie de « réseau bas débit » est désormais promue par la LoRa Alliance, une association crée en mars 2015 qui réunit plus de 350 industriels travaillant à l’imposer comme standard international. Parmi ses membres, on y remarque des acteurs influents comme Cisco, IBM, HP, Sagemcom ou encore La Poste. « L’alliance fédère des industriels très divers, ce qui permettra de monter des solutions complètes d’internet des objets », explique Thierry Lestable, vice-président de l’alliance.

    En France, LoRa a été retenu par Orange et Bouygues Telecom. « Avec un rythme de 100 antennes par semaine, nous couvrirons la totalité du territoire français avant la fin de l’année », assure Stéphane Allaire, PDG d’Objenious, la filiale de Bouygues Telecom consacrée à l’Internet des objets.

    Chez Orange, l’objectif aussi est d’ouvrir un réseau LoRa début 2017. « Il y a un an, nous avons choisi LoRa pour ses caractéristiques, que nous avions testées, mais aussi à cause de son business model. LoRa est une technologie ouverte alors que Sigfox est un opérateur et que sa technologie est propriétaire », justifie Mari-Noëlle Jégo-Laveissière, directrice de l’innovation chez Orange.

    Parmi les opérateurs français, Sigfox s’est néanmoins trouvé un allié de poids avec SFR qui, lui, a adopté sa solution. « La technologie est disponible et c’est la plus complémentaire à notre réseau cellulaire », justifie Guillaume de Lavallade, directeur exécutif Entreprises de SFR.

    Miser sur Sigfox, LoRa ou NB-IOT ? Si la question est un casse-tête pour les opérateurs, elle l’est aussi pour les entreprises. Et elles sont de plus en plus nombreuses à vouloir se lancer dans l’Internet des objets. Selon le cabinet IDC, 89 % ont des projets dans ce sens. Jusqu’à présent, avant la normalisation cet été de NB-IOT, le débat portait sur les avantages et les inconvénients comparés de Sigfox et LoRa.

    Xavier Lafontan est PDG de la start-up Intensens qui fabrique des capteurs pour des entreprises comme la SNCF. « Sur le papier, LoRa est une solution plus flexible, avec plus d’options de sécurité. Elle permet également des échanges de données bidirectionnels plus volumineux », affirme-t-il. Cependant, selon lui, Sigfox est mieux adapté pour des déploiements à grande échelle grâce à sa simplicité de mise en œuvre. « A ce jour, Sigfox affiche enfin un autre avantage : il est disponible sur 100 % du territoire français. Quand les réseaux LoRa le seront à leur tour, il faudra vérifier que leurs promesses sont bien au rendez-vous », ajoute-t-il.

    Fort de son antériorité, Sigfox a déjà de nombreux clients. Comme par exemple Engie (ex-GDF Suez), qui a investi dans la start-up en février 2015. Après une phase pilote ce printemps, Cofély, filiale d’Engie, démarre la phase industrielle de son projet de connexion de 10 000 chaudières. « Grâce à cette technologie, nous avons pu connecter des chaudières même lorsqu’elles se trouvaient dans le sous-sol d’un immeuble », déclare Guillemette Picard, directrice d’investissement Engie New Ventures.

    L’engagement de l’industriel ne s’arrête pas là. En juin 2015, Engie a aussi créé une filiale en Belgique, Engie M2M, qui installe et opère le réseau de Sigfox outre-Quiévrain. Un type d’accord privilégié par la start-up, qui en dehors de la France et l’Espagne où elle exploite directement son réseau, s’appuie sur un opérateur ou un industriel local pour le déploiement et l’administration de ses infrastructures.

    Ludovic Lesieur, cofondateur de la start-up Capturs qui fabrique des balises pour les randonneurs et les sportifs, a, lui aussi, choisi Sigfox. « Nous avons retenu cette solution en 2014 car c’était à l’époque la seule à offrir une couverture dans la nature et en montagne », raconte-t-il. « De plus, Sigfox est opérationnel à l’international. » Pas négligeable lorsqu’il s’agit de suivre des alpinistes qui ne savent pas toujours qu’ils ont traversé une frontière ! Pour les promoteurs de LoRa, cet avantage de Sigfox ne devrait cependant pas durer. « C’est l’un des atouts de l’Alliance LoRa. Nous y côtoyons beaucoup d’opérateurs internationaux avec qui nous allons pouvoir signer des accords de roaming sans frais supplémentaires pour nos clients », assure Stéphane Allaire.

    Duel acharné

    Mais alors que le duel Sigfox-Lora promettait déjà d’être acharné, l’arrivée dans la mêlée de NB-IOT devrait encore plus complexifier cette guerre des réseaux. Car si beaucoup d’opérateurs historiques ont rallié dans un premier temps Sigfox ou LoRa, ils ne désespèrent pas de faire passer un jour la majeure partie des communications IOT sur leurs propres réseaux mobiles.

    La 5G a été conçue pour gérer aussi bien le très haut débit que les communications avec les objets connectés, mais elle ne sera pas opérationnelle avant 2020-2025. En attendant, NB-IOT constitue donc une occasion de rester dans la course et d’amortir ses propres réseaux GSM. C’est dans ce contexte que SK Telecom, le plus grand opérateur de Corée du Sud, a annoncé cet été le développement d’une offre NB-IOT. Une annonce surprenante pour cet actionnaire de Sigfox… qui vient aussi tout juste de terminer le déploiement d’un réseau LoRa sur l’ensemble du territoire sud-coréen ! SK Telecom n’est pas le seul à jouer sur plusieurs tableaux : en France, SFR, également partenaire de Sigfox, devrait lui aussi expérimenter le NB-IOT en collaboration avec Huawei dans les toutes prochaines semaines.

    Avec désormais trois technologies en lice dans cette guerre des réseaux bas débit, Sigfox est aujourd’hui condamné à se battre sur plusieurs fronts à la fois pour maintenir son avance. S’il réussit, son succès consolidera assurément l’expertise française en matière d’objets connectés. Et donnera une chance à la France dans le domaine du numérique. Dans le cas contraire, c’est toute une filière qui risque de s’étioler, faute de locomotive. Et les réseaux bas débit rejoindront la longue liste des innovations technologiques françaises qui n’ont pas réussi à s’imposer, à l’instar du Micral, premier micro-ordinateur de l’histoire, ou du Minitel.