Achat d’hélicoptères américains par la Pologne, rejet de la résolution française sur la Syrie à l’ONU, annulation de la visite de Vladimir Poutine à Paris : courant octobre, en quelques jours, notre diplomatie a connu trois revers majeurs, dont elle s’offusque, alors même qu’elle en porte l’entière responsabilité en raison de la politique erratique conduite par nos dirigeants.
Des revers en cascade
La « trahison » polonaise n’a surpris que ceux qui ne s’intéressent pas à ce pays, car il est clair que la défense de ses intérêts nationaux – et sa défiance légitime à l’égard de son voisin russe – a toujours conduit Varsovie, depuis 1991, à privilégier l’alliance avec Washington plutôt que la solidarité européenne. On ne peut guère reprocher aux Polonais de nous l’avoir caché, car ils ont montré à plusieurs reprises, sans ambigüité aucune – notamment sur le dossier ukrainien – de quel côté leur cœur penchait. Mais nos politiques se bercent d’illusions. Non seulement ils n’ont pas voulu tenir compte de cette évidence, mais pire, ils se sont persuadés que notre refus de livrer deux navires amphibies Mistral à la marine Russe – sous la pression américaine – conduirait notre partenaire européen à choisir notre offre. Bien sûr, il n’en a rien été et l’annulation de la visite présidentielle à Varsovie comme les critiques du ministre des Affaires étrangères illustrent à quel point nos dirigeants ont pris leurs désirs pour la réalité… laquelle semble totalement leur échapper.
L’émotion de nos gouvernants au sujet de la bataille d’Alep en est un autre exemple. Leur « révolte » face aux « exactions » des forces russes et syriennes se fonde sur une vision totalement partiale de la situation, diffusée par les médias occidentaux.
A Alep, tout ceux qui connaissent la situation de terrain savent que les djihadistes d’Al-Nosrah pilonnent quotidiennement depuis plusieurs années les quartiers dont la population est restée fidèle au gouvernement de Damas[1] – ciblant prioritairement les quartiers chrétiens -, faisant de nombreuses victimes innocentes ; mais sans doute ces vies ont-elles moins de valeur que celles de ceux qui soutiennent les djihadistes. En effet, les témoins locaux confirment que tous les quartiers bombardés par les aviations russe et syrienne sont ceux dans lesquels la population a pris ouvertement parti pour les islamistes et où flotte ostensiblement le drapeau de Daech… ce que le médias ne nous montrent jamais[2].
Cette présentation totalement déformée de la réalité est insupportable. Pourtant elle est à l’origine des envolées lyriques et outragées de François Hollande et de Jean-Marc Ayrault, qui se sont même montrés menaçants à l’égard de Moscou. Voir nos autorités réagir à partir d’éléments aussi faux conduit à s’interroger sur leur connaissance réelle du dossier ou leur indépendance d’esprit vis-à-vis de Washington. De plus, ces positions de Matamore ne sont d’aucun effet. Les dirigeants français ont peut être l’illusion d’être des acteurs entendus et écoutés ; mais il n’en est rien. Ils sont aussi insignifiants qu’inaudibles. Notre proposition de résolution à l’ONU a été rejetée et nous ne sommes même plus invités aux négociations internationales sur la Syrie à Genève.
En toute logique, devant l’hostilité manifestée à son égard par nos gouvernants, les menaces de poursuivre Moscou devant la Cour pénale internationale (CPI), la surenchère de nos médias qui font du Poutine Bashing leur sport favori et la présentation totalement partiale du conflit syrien, le président russe a décidé d’annuler sa visite dans notre pays, jugeant le contexte peu favorable à des discussions sereines. Cette décision semble avoir pris au dépourvu notre président qui pensait pouvoir tancer son homologue russe sans que celui-ci ne réagisse, puis sans doute l’accueillir pour lui faire la leçon.
Une perception des faits totalement orientée
Il n’est pas question de faire l’apologie de Vladimir Poutine ou de Bachar El-Assad, ni de nier que la guerre tue, à Alep ou ailleurs ; mais il est bon de rétablir certaines vérités qui sont délibérément dissimulées par les stratèges de la communication américains et les médias Mainstream à leur service.
Depuis qu’ils sont devenus l’unique superpuissance, les Etats-Unis n’ont cessé de prendre des libertés vis-à-vis du droit international. Pourtant, rares ont été les médias à dénoncer leurs méfaits et les ONG ou les Etats les ayant menacé de poursuites juridiques internationales ou déclaré qu’ils en porteraient la responsabilité devant l’histoire. Rappelons quelques faits :
– l’invasion illégale de l’Irak – passant outre le véto de la ONU -, laquelle a permis la naissance de Daesh et a provoqué la mort et la désolation dans ce pays, faisant plus de victimes encore que la dictature de Saddam Hussein. Cette action a tout autant violé le droit international que l’action russe en Crimée ;
– les nombreuses victimes collatérales des frappes de drones dans le cadre de la Global War on Terrorism (GWOT)[3] ;
– la légalisation la torture et la multiplication des arrestations extra-judiciaires (Rendition) et des prisons secrètes dans le cadre de la GWOT ; la généralisation de l’espionnage de leur population et de leurs alliés. Pourtant ni l’une ni l’autre de ses mesures n’ont été d’une grande efficacité dans la lutte contre le terrorisme ;
– le soutien à l’Arabie saoudite et au Qatar – deux Etats qui exportent leur islam radical archaïque dans le monde et soutiennent les djihadistes -, à la confrérie des Frères musulmans – dans le cadre du « printemps arabe » – et aux djihadistes liés à Al-Qaïda pour renverser le régime syrien.
Mais les Etats-Unis ne sont pas les seuls dans ce cas. Ces pratiques concernent aussi plusieurs de leurs alliés.
L’Arabie Saoudite, non contente d’exporter le wahhabisme de par le monde et d’avoir soutenu les djihadistes, est intervenue au Bahrein à l’occasion du printemps arabe (2011) pour mater une révolte populaire sans que personne ne s’en offusque. Elle semble pourtant incapable d’assurer la sécurité des pélerins se rendant à La Mecque pour le hadj, ainsi qu’en témoignent les incidents à répétition survenus ces dernières années ayant entrainé la mort de centaines de croyants. Surtout, depuis dix-huit mois, elle a déclenché une guerre sanglante au Yémen (opération Tempête décisive), laquelle semble ne pas intéresser grand-monde, contrairement au conflit syrien.
Depuis mars 2015, une coalition internationale[4] menée par Riyad s’attache à remettre au pouvoir le gouvernement d’Abd Rabo Mansour Hadi, afin d’empêcher l’installation d’un régime chiite à sa frontière méridionale. Dans ce conflit, les Saoudiens sont aidés par les Etats Unis qui leur fournissent armement, renseignements et ravitaillent leurs avions. Les combats ont déjà provoqué plus de 10 000 morts dont beaucoup de civils. L’Arabie saoudite bombarde systématiquement les infrastructures du pays – y compris les hôpitaux – et exerce un blocus sur les zones rebelles au point que des millions de Yéménites n’ont plus de quoi se nourrir ; trois millions ont fui les zones de combat. Le 8 octobre dernier, les avions saoudiens ont pris pour cible une cérémonie funéraire à Sanaa, tuant au moins 140 personnes et en blessant 500. Ces frappes relèvent pleinement d’un crime de guerre ; pourtant aucun Etat occidental ne l’a signalé ni n’a protesté. Tout juste les Américains ont-ils fait savoir qu’ils allaient reconsidérer leur soutien aux Saoudiens dans ce conflit.
A noter également que plusieurs milliers de véhicules Toyota ont été achetés par les pays du Golfe (Arabie saoudite, Qatar, Émirats arabes unis et Jordanie) pour être livrés à l’État islamique,en Syrie et en Irak. C’est le constructeur japonais, accusé à tort de commercer avec Daesh, qui a révélé la liste de ses principaux clients dans la région. Ainsi, 22 500 véhicules auraient été vendus aux Saoudiens, 32 000 aux Qataris et 11 650 aux Emiratis. Puis, selon des informations provenant des services russes – à considérer naturellement avec circonspection -, l’armée jordanienne aurait facilité le transfert de ces véhicules en Syrie et en Irak. Une fois encore, les dénonciations de ce soutien des monarchies pétrolières à l’Etat islamique, sont rares.
La Turquie est dirigée par un président membre de la confrérie internationale des Frères musulmans, qu’il a soutenu en Tunisie, Libye, Egypte et Syrie à l’occasion des « printemps arabes ». Erdogan a aussi longtemps laissé à Daesh la libre utilisation de son territoire pour son approvisionnement et ses opérations en Syrie et en Irak. Par ailleurs, il ne cesse de renforcer son pouvoir personnel – dans le but de devenir président à vie – et d’encourager l’islamisation de la société. A la suite d’une tentative avortée de coup d’Etat contre lui[5], il s’est livré à une gigantesque purge afin de liquider ses opposants et d’installer ses affidés. C’est-à-dire que l’un des pays membre de l’OTAN est dirigé par un islamiste radical aux tendances despotiques, bafouant les droits de l’homme, sans que cela ne choque personne ni ne remette en cause notre politique à l’égard d’Ankara. Et l’on parle toujours d’une éventuelle entrée de la Turquie dans l’Union européenne… Rappelons également, les forces turques ont pénétré illégalement dans le nord de la Syrie et de l’Irak et occupent une portion du territoire de ces deux Etats sans que la communauté internationale ne trouve à y redire.
Les faits ci-dessus montrent sans ambiguïté que le droit international est, depuis quinze ans, davantage bafoué par Washington et ses obligés que par Moscou ou Damas ; et que les victimes civiles du « camp de la liberté » sont tout aussi innocentes et bien plus nombreuses que celles qui tombent lors des opérations russo-syriennes. Mais dès lors que des actions de force sont américaines ou alliées de Washington, elles sont, par essence, « justes, légitimes et utiles ». Seuls ceux qui n’appartiennent pas à ce camp ou qui ne soutiennent pas cette politique sont coupables : Moscou, Damas, Téhéran, etc.
Il faut le réaffirmer sans cesse : contrairement aux idées reçues, la société de l’information dans laquelle nous vivons n’a que très marginalement permis d’améliorer la qualité et l’objectivité des données à la disposition du public. Au contraire, en dépit de la multiplication des canaux médiatiques, leur concentration entre les mêmes mains permet encore davantage de manipulation des faits qu’avant son émergence. Les événements actuels en sont la flagrante illustration.
La provocation délibérée du Russian Bashing
Pour envenimer la situation, dirigeants politiques, responsables militaires et journalistes occidentaux ne cessent d’évoquer la montée en puissance de la menace russe et le retour d’une nouvelle Guerre froide… voire pour certains, le spectre d’une nouvelle guerre mondiale[6] !
Mais le Russian Bashing impulsé par les milieux anglo-saxons ne reflète pas la réalité. Rappelons que le budget de la défense des Etats-Unis (près de 600 milliards de dollars) est de très loin le premier au monde et qu’il est supérieur aux budgets cumulés des dix pays qui le suivent ; la Russie (avec un budget de moins de 70 milliards de dollars) n’arrive elle-même que loin derrière la Chine et l’Arabie saoudite. Moscou dépense ainsi pour sa défense huit fois moins que Washington. La « menace » doit donc être fortement relativisée. Elle est pourtant largement utilisée par Hillary Clinton dans le cadre de sa campagne présidentielle, comme si elle cherchait par avance à remettre en cause une éventuelle victoire de Donald Trump… avec le soutien des hackers russes !
Il convient également de réfuter la soi-disant volonté hégémonique de Moscou. Poutine n’a d’autre but que de mettre fin aux humiliations répétées dont son pays a été victime depuis vingt ans et au grignotage de ses marges. Il n’accepte plus sans réagir que la Russie soit provoquée ou que ses intérêts soient bafoués. Pourtant, c’est aujourd’hui Moscou qui apparaît comme « fauteur de troubles ».
A l’opposé, il faut être aveugle pour ne pas mesurer le comportement impérialiste croissant de Washington, tant par ses interventions extérieures qui ne résolvent rien, que par l’application extraterritoriale de son droit au monde entier.
Bien sur, il ne fait aucun doute que de tels propos seront immédiatement qualifiés de « pro Poutine » et que leur auteur sera accusé d’être un relais de l’influence russe. En effet, c’est une technique régulièrement utilisée ces dernières années que de mettre systématiquement en doute l’objectivité et l’indépendance de ceux qui critiquent la politiqueMainstream. Ainsi, les médias nous rebattent régulièrement les oreilles au sujet des réseaux d’influence russes en France – ce qui est une réalité, tout comme l’espionnage de Moscou -, mais sans jamais parler des réseaux d’influence et d’espionnage infiniment plus puissants des Américains
Nous vivons une période difficile dans laquelle les esprits sont l’enjeu des stratégies des uns et des autres et où les médias sont devenus un véritable champ de bataille. En la matière, par leur maîtrise des canaux de communication mondiaux, les Etats-Unis disposent d‘un net avantage ; ils ont réussi à imposer leur vision du monde, laquelle répond à la promotion et la défense de leurs intérêts… mais en rien à ceux de la démocratie ni de l’Occident – et surtout pas de la France. Ils ont également réussi à convaincre que leur point de vue était « la » vérité objective et que tous ceux qu’ils désignent comme leurs adversaires sont le « mal ». Evidemment, la réalité est quelque peu différente. Mais nos élites ne semblent pas le percevoir.
Pour nous Français, l’enjeu n’est pas Moscou, Damas ou Alep, ni Poutine ou Bachar. Il est de retrouver une indépendance de vue et une objectivité d’analyse que nous avons abandonnées depuis plus d’une décennie et d’échapper à la vision sectaire du monde qu’imposent les Américains.
D’autant plus qu’à la différence des Britanniques, nous ne reconnaissons ni ne cherchons à analyser nos erreurs. Le parlement du Royaume Uni a publié, en juillet et en septembre dernier, deux rapports remettant en cause la décision de David Cameron d’intervenir en Libye, jugeant que les informations l’ayant conduit à lancer cette opération étaient infondées. Qu’avons nous fait en France ? Strictement rien ! Interviewé par la presse, Nicolas Sarkozy a persisté, déclarant qu’il avait pris alors « la bonne décision ».
*
La très grande majorité des spécialistes de géopolitique, des relations internationales et des diplomates nous répètent à l’envi depuis un quart de siècle que le monde a changé. Certes. Cela est indéniable. Nous le mesurons chaque jour.
Ce qui n’a pas changé en revanche, c’est la grille de lecture sur laquelle ils fondent leur analyse. Elle est restée, pour l’essentiel, basée sur des critères d’évaluation datant de la Guerre froide : le bien, la vérité et la justice sont américains ; le mal, le mensonge et l’injustice demeurent russes ou iraniens. D’où leurs jugements erronés et leurs conseils inadaptés pour la conduite des politiques étrangères européennes… et les erreurs à répétition de celles-ci.
Le monde évolue donc plus vite que les analyses qu’en font ces « experts » et les choses ont changé de manière bien plus profonde qu’ils ne l’observent, même si des constantes demeurent. C’est pourquoi il est nécessaire d’adopter une nouvelle lecture de la situation internationale afin d’essayer de redonner à la France – et plus largement l’Europe – la boussole dont elle semble démunie.
Seule lueur de lucidité dans ce sombre tableau, le remarquable rapport récemment publié par les députés Pierre Lellouche et Karine Berger, relatif à l’application extraterritoriale du droit américain[7]. Voilà enfin une réflexion de fond sur un sujet stratégique pour notre économie et nos entreprises, auquel le gouvernement ne s’est guère intéressé, en dépit des affaires BNP et ALSTOM. A lire absolument.
Eric Denécé | 04-11-2016
[1] Il convient également de rappeler que depuis cinq ans la population fidèle au régime n’a cessé d’être ciblée par les djihadistes : coupures d’eau et d’électricité, bombardements, blocus du ravitaillement, assassinats, enlèvements, tortures…
[2] Voir à ce sujet l’excellente analyse de Richard Labévière : ▻http://prochetmoyen-orient.ch/mossoul-alep-la-diagonale-du-fou
[3] Outre les frappes de drones – qui créent plus de terroristes qu’elles n’en éliminent – ces frappes ont eu lieu à plusieurs reprises en Afghanistan à l’occasion fêtes de mariage, faisant chaque fois une centaine de victimes civiles. Rappelons également que les forces aériennes américaines ont bombardé, le 3 octobre 2015, un hôpital à Kunduz, en Afghanistan, faisant 42 morts et 37 blessés, parmi lesquels des membres Médecins sans frontières ; et qu’elles ont tué une centaine de soldats syriens, mi-septembre 2016, dans un bombardement effectué « par erreur », ce qui a par ailleurs permis à Daesh de s’emparer d’une position stratégique.
[4] Elle comprend une dizaine de pays arabes et sunnites : les membres du Conseil de coopération du Golfe (Oman excepté), le Maroc, la Jordanie, le Soudan et l’Egypte.
[5] La genèse de cet événement n’est toujours pas claire. De fortes suspicions existent quant à la parfaite connaissance de ce complot par Erdogan, qui pourrait avoir laissé faire afin de procéder à une purge radicale dans tous les domaines de l’appareil d’Etat.
[6] Cf. Alain Rodier, « Autour des conflits syriens et irakiens : Etats-Unis et Russie, ils sont tous devenus fous ! »,Note d’actualité n°456, www.cf2r.org, octobre 2016.
[7] Pierre Lellouche et Karine Berger, Rapport d’information des commissions des Affaires étrangères et des Finances sur L’Extraterritorialité de la législation américaine, Assemblée nationale, Paris, 5 octobre 2016.
Source : ▻http://www.cf2r.org/fr/editorial-eric-denece-lst/une-lecon-meritee.php