• J-218 : chaque année, au moins lors de la réunion des parents d’élèves de début d’année, je me fais cette réflexion que le lycée de ma fille Madeleine est si-nistre. Oh !, ce n’est pas non plus le bagne, et par ailleurs je pense qu’elle y suit une scolarité heureuse, en tout cas épanouissante pour une bonne part, dans l’ensemble elle a de bons professeurs ― l’année dernière, j’avais eu à rencontrer sa professeure d’histoire-géographie et son professeur d’arts plastiques, tous les deux m’avaient fait forte impression et tous les deux montraient un attachement louable envers leurs élèves ―, peut-être pas dans toutes les matières, mais dans l’ensemble cela va, elle de chouettes camarades et parmi ces derniers des amies, de celles qu’elle risque de garder une bonne partie de l’existence, à l’image de ce que mon amie Laurence est pour moi aujourd’hui, une manière de repère, de phare. Et en fait, je ne doute même pas que Madeleine gardera de ses années de lycée un souvenir globalement heureux, personnellement, je ne pourrais pas en dire autant, j’ai été tout aussi globalement malheureux au lycée, je m’y suis terriblement ennuyé, à quelques exceptions près, j’y ai reçu des prescriptions absconses ― tel professeur qui disait et répétait de moi que j’étais un marginal qui n’avait pas intellectuellement les moyens de l’être ―, et surtout j’ai grandi au milieu de jeunes gens qui étaient terriblement, effroyablement et irrévocablement vieux, pas seulement de droite, d’extrême droite surtout, pour fixer les esprits, une ancienne [camarade] ― ce mot est étrange, placé ici, ancienne tout court, ça ira bien ― de mon lycée concoure prochainement pour les élections présidentielles ― dont je veux tout ignorer ―, si elle devait accéder au pouvoir, je serais sans doute poussé à l’exil, nul doute qu’elle aurait à cœur de se venger, par bonheur elle ne doit se souvenir de l’orthographe exacte de mon nom de famille, bénie soit la langue flamande et ses doublements de e et ses phonèmes en nck et sa forte densité de lettres qui valent cher au scrabble, elle ne sera jamais foutue de retrouver cette orthographe, pourtant commune en langue flamande.

    Non, Madeleine, son frère, sa sœur, auront grandi dans une municipalité communiste, nous sommes saufs. En revanche je m’interroge, chaque début d’année, lorsque j’arrive, avec un peu d’avance, aux réunions de parents d’élèves qui ont lieu dans les classes, à propos des effets décoratifs pourris, sans doute déployés, bénévolement, par les professeurs, recyclant tel ou tel poster ou affiche relatifs à leur discipline, hier soir, c’était manifestement la classe d’espagnol et trois réclames touristiques pour trois grandes villes espagnoles, Madrid, Séville et Valence, se renvoyaient un air désolé, un nombre impair de punaises pour les maintenir au mur, quand on pense à la richesse très singulière du patrimoine espagnol et catalan, comme diraient Madeleine et ses camarades, cela ne le fait trop pas .

    Cette année, la réunion est également l’occasion de l’annonce d’un nouveau règlement, de nouvelles normes de sécurité, caméras de surveillance partout ― mais climatisation nulle part, comme me le fait, fort justement, remarquer Madeleine, qui est assez prompte à m’expliquer, la fille de son père, que les caméras de surveillance ne devraient pas beaucoup freiner des kamikazes, elles ne l’ont pas fait à Nice, ville la plus vidéo-surveillée du royaume, mais qu’en revanche la climatisation permettrait de garder les esprits, nombreux, par ailleurs dans une surface réduite, au frais et donc attentifs ―, plan Vigipirate renforcé et donc pas de sorties scolaires prévues, le maître-mot c’est confinement , et exercices de , seule solution de repli, et de contournement, trouvée par la professeure principale, par ailleurs enseignant la philosophie, des concerts à la Philharmonie et donc, en dehors des heures de classe, du coup la sortie est possible. Ce qui est logiquement équivalent, comme on dit en mathématiques, à dire que de suivre les règles de sécurité collective, sans renoncer au principe de la sortie culturelle, pousse les professeurs à emmener leurs élèves dans des salles de concert, certes on n’y joue pas, enfin je n’espère pas, du rock métallique, mais cela reste une salle de concert. Mais dans l’absolu, il n’est surtout plus question de sorties culturelles et au contraire on pratique donc le confinement, étrange société qui pousse au confinement comme réponse au danger potentiel dans les établissements scolaires, dans mon esprit chagrin le confinement donne nécessairement lieu à une plus grande densité de personnes et donc favorise, éventuellement, le carnage.

    Quant au confinement intellectuel qui aboutit à l’absence de sorties cultu-relles, je n’ai pas de mal à remarquer que ce seront sans doute les élèves, les plus favorisés socialement, qui continueront, en famille ou entre amis, d’aller au musée, au cinéma, au théâtre ou encore au concert tandis que ceux pour lesquels la sortie culturelle à l’école, au collège ou au lycée, est parfois l’unique chance de toute une vie d’être en présence d’œuvres d’art, et d’y prendre possiblement goût, et habitude, ceux-là finalement resteront confinés socialement aussi.

    Je note que pas un seul homme ou une seule femme politiques n’est capable du seul discours politique sensé, à savoir accepter publiquement une part d’impuissance face au terrorisme ― tout en le combattant avec des moyens effi-caces et pas nécessairement spectaculaires comme de bombarder des populations lointaines en espérant, de façon incantatoire, que cela finisse aussi par décimer de potentiels terroristes en herbe, le Roi Xérès, ivre de chagrin, était plus raisonnable en faisant donner des coups de bâtons à la mer qui avait noyé son fils ― et dans le même geste ne pas céder aux pulsions sécuritaires inutiles, cloisons de papier contre des armes lourdes, dans ce qu’elles musèlent la vie de tous les jours, et notamment ses richesses collectives. Cela demanderait du courage sans doute, et on voit bien que dans les rangs des hommes et des femmes politiques de ce pays, la lâcheté règne sans partage. Et avec elle, la démagogie, et avec cette dernière la bêtise.

    Cette même bêtise qui n’a d’autre réponse à la menace terroriste que d’interdire les sorties culturelles dans les écoles. Et dans le même temps d’augmenter le nombre d’armes à feu en présence dans les villes ― comme je ne lis plus le journal, je ne sais pas trop où en est cette idée de permettre aux policiers de rentrer chez eux après le travail en emportant leur arme de service, mais je n’imagine pas qu’on n’ait pu ensevelir un si beau projet.

    Quant aux affiches pas très fraîches de la classe d’espagnol, je suis presque sûr que tout professeur d’espagnol en France qui écrirait au Prado pour leur de-mander une reproduction de bonne qualité des Menines de Velazquez, ne serait-ce que cette œuvre, se verrait exaucé, au nom de plus immédiat des principes d’échange culturel, et une vraie reproduction de ce tableau magistral ― avec ses enseignements ― serait autrement plus édifiante que des affiches publicitaires aux quadrichromies passables. Et il vaut mieux une bonne reproduction des Menines que dix posters en lambeaux.

    Exercice #4 de Henry Carroll : prenez une belle photo de quelque chose de laid.

    C’est un peu la limite de ce genre d’exercices, la beauté est ici un jugement de valeur. J’imagine que là où je me suis le plus rapproché de cette façon de penser c’est dans la série Eyesore .

    #qui_ca