• Comment l’industrie mondiale du talc finance les talibans et l’Etat islamique en Afghanistan

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    Quel est le point commun entre un magasin de produits de beauté en France et la province de Nangarhar, dans le sud de l’Afghanistan ? Le talc. Cette roche blanche, dont le pays regorge à un de ses degrés de pureté les plus élevés, est utilisée dans la fabrication de cosmétiques, de papier, de céramique ou encore de peinture. Une enquête menée par Le Monde révèle qu’une partie du talc consommé en Europe et sur le reste de la planète finance l’insurrection des talibans et des djihadistes de l’organisation Etat islamique (EI) dans le Nangarhar (province dans l’Est), tout en alimentant la corruption dans le pays.

    Un rapport confidentiel rédigé par une organisation internationale basée en Afghanistan – qui ne souhaite pas que son nom soit dévoilé –, et auquel Le Monde a eu accès, estime qu’en 2014 ces taxes sur le talc rapportaient aux talibans environ 22 millions de dollars par an. Ce trafic met en lumière les défis qui attendent l’Afghanistan en matière de gouvernance, alors qu’une conférence de donateurs réunissant soixante-dix Etats et trente organisations s’ouvre à Bruxelles, mardi 4 octobre, pour deux jours.

    Jusqu’aux années 2000, la production de talc blanc relativement pur était dominée par la Chine. Mais les exportations chinoises ont commencé à baisser au fur et à mesure que sa consommation a augmenté. Les industriels ont dû se tourner vers de nouveaux gisements. Les exportations de talc brut, extrait au Pakistan et en Afghanistan, principalement destinées à la fabrication de peinture et de céramique, ont été multipliées par six entre 2010 et 2013.

    Pots-de-vin

    Le producteur italien IMI Fabi s’est allié en 2012 au conglomérat pakistanais Omar Group pour créer la joint-venture IMI Omar Private Limited, laquelle possède une usine de tri et de concassage de talc dans la ville portuaire de Karachi. Selon nos informations, cette coentreprise a versé, par le biais de ses intermédiaires, une somme fixe par chargement de camion au gouverneur de la province de Nangarhar, Saleem Khan Kunduzi, contre l’obtention de licences d’exploitation de mines de talc dans cette région. Des versements qui ont au moins duré jusqu’à sa démission, dimanche 2 octobre.

    Les licences ont été obtenues au début de l’année auprès du Conseil national de sécurité afghan et attribuées à des représentants du groupe Omar dans la province de Nangarhar. Elles prévoient l’extraction de seulement 100 000 tonnes. Dans les faits, un million de tonnes auraient déjà été extraites au cours des derniers mois.

    Des pots-de-vin sont versés à une myriade de fonctionnaires des douanes, du cadastre, de la police, ou encore du ministère des ressources minières, pour laisser prospérer ce juteux trafic. Nadeem Omar, le directeur d’Omar Group, reconnaît s’approvisionner en Afghanistan, auprès de « trois ou quatre concessionnaires locaux », mais affirme n’avoir eu aucun contact avec les autorités gouvernementales ou locales.

    L’usine de Karachi, dont l’entreprise italienne est copropriétaire, concasse les roches de talc avant d’exporter une partie de la poudre obtenue dans une autre usine, en Italie, qui réduit à son tour la taille des particules à quelques microns. La poudre est ensuite vendue aux quatre coins de l’Europe, et notamment en France. Corrado Fabi, le directeur général d’IMI Fabi, « ne pense pas » que des pots-de-vin soient versés à des responsables afghans et assure que « tous les grands producteurs mondiaux s’approvisionnent maintenant au Pakistan et en Afghanistan ».

    Les insurgés talibans et de l’EI prélèvent aussi leur dîme sur ce trafic, lorsque les roches de talc sont transportées depuis l’Afghanistan vers le Pakistan. Aux alentours de Jalalabad, la capitale de la province de Nangarhar, des engins de fabrication russe des années 1970 chargent les roches blanches dans des camions qui prennent la direction de Peshawar, dans le nord du Pakistan.

    A leur départ de la mine, les conducteurs de camions reçoivent un « ticket de péage » qui leur permettra de traverser les checkpoints contrôlés par des groupes d’insurgés talibans. C’est de l’autre côté de la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan, à Peshawar, à deux heures et demie de route de Jalalabad, que les représentants des insurgés collectent leur taxe. Les transactions ont lieu dans un endroit public, en plein jour, juste à côté de la célèbre et majestueuse mosquée Speen Jumat.

    « L’extraction peut faire vivre 5 000 familles »

    M. Omar explique n’avoir « jamais demandé » à ses fournisseurs s’ils devaient ou non verser une dîme à l’insurrection talibane et à l’EI. Le rapport confidentiel auquel Le Monde a eu accès décrit un système de transfert de fonds informel et discret entièrement fondé sur la confiance, la hawala. L’argent est versé, souvent en espèces, à un agent qui demande à un associé à distance, sur simple coup de fil, de payer le destinataire final. Des sommes atteignant des millions de dollars peuvent ainsi être transférées de Karachi à Jalalabad ou Peshawar, sans laisser aucune trace.

    Inquiet des répercussions sur le conflit avec les talibans, Kaboul a interdit les exportations de minerai il y a environ deux ans, avant de les réautoriser au début de l’année. M. Omar affirme que les exportations de son usine sont passées de 100 000 tonnes par an à seulement 20 000 ou 25 000 tonnes en 2015. « Interdire les exportations n’aide pas l’Afghanistan, qui n’a pas les capacités de transformer les roches de talc, explique M. Omar. Or, l’extraction permet de faire vivre près de 5 000 familles qui n’auraient pas d’autre choix que de cultiver de l’opium. » En réalité, l’extraction et l’exportation n’auraient pas cessé, même durant l’interdiction. La zone contrôlée en partie par les insurgés est difficile à administrer.

    Au ministère des ressources minières et pétrolières, on ne cache plus son amertume. « Les talibans vont parfois visiter les mines, ils essaient d’améliorer les procédés d’extraction », ironise l’un de ces fonctionnaires. Lorsque l’un de ses collègues a voulu arrêter des camions chargés de talc à Nangarhar, il a dû fuir après avoir essuyé une attaque. Les inspecteurs des mines n’osent même plus s’aventurer dans cette zone en proie à une insurrection.

    L’extraction illégale est protégée par les autorités provinciales et les insurgés, avec le soutien de la population locale. « Les seuls à garder la haute main sur l’extraction sont des entreprises pakistanaises et leurs intermédiaires afghans. Et il y a beaucoup d’autres entreprises que le groupe Omar », explique le fonctionnaire. Ce dernier est catégorique : « Le trafic de talc enrichit les talibans et l’Etat islamique dans la région. »

    Le cas du talc n’est pas isolé. L’Afghanistan possède de vastes réserves minières, du cuivre à l’or en passant par les terres rares et le lithium, utilisé dans les batteries de téléphones portables. « Dans la province d’Helmand, le marbre est la deuxième plus grande source de financement des talibans. Dans la province de Badakhchan, les forces de sécurité, les milices privées et les insurgés bénéficient tous du commerce de lapis-lazuli », explique Ikram Afzali, le directeur de l’ONG Integrity Watch Afghanistan. Les ressources minières du pays, évaluées à 1 000 milliards de dollars, sont devenues une malédiction pour l’Afghanistan. Les trafics alimentent une guerre civile, qui a tué au moins 1 600 civils et déplacé 158 000 habitants sur les six premiers mois de l’année.

    La transparence comme seul remède

    L’Union européenne a tiré le signal d’alarme il y a quelques mois. L’extraction minière illégale « risque de déchirer l’Afghanistan et menace son avenir sur le long terme », s’est inquiété en mai dernier son représentant spécial dans le pays, Franz-Michael Skjold Mellbin. L’Union évalue le manque à gagner pour l’Etat afghan à au moins 100 millions de dollars par an en taxes. Seuls 8 % des extractions minières seraient légales. L’Etat n’a tiré de ces ressources que 30 millions de dollars en 2015. Un chiffre dérisoire comparé aux revenus générés par les talibans, pour lesquels il s’agit de la deuxième source de financement après les narcotiques.

    « Malheureusement, nous avons échoué à bien contrôler le secteur », a reconnu fin 2015 Daud Shah Saba, le ministre des ressources minières et pétrolières, quelques mois avant de donner sa démission. « La pression internationale n’a pas été assez forte et coordonnée pour pousser l’Afghanistan à réformer les lois », regrette Ikram Afzali. Le manque à gagner creuse le déficit budgétaire, empêche la construction de routes ou la création d’emplois et renforce la dépendance du pays vis-à-vis de l’aide internationale.

    Celle qui a été versée jusqu’ici a-t-elle permis d’améliorer la gouvernance du secteur minier ? « Cinq cents millions de dollars ont été injectés, et je me demande à quoi l’argent a servi », remarque Javed Noorani, un consultant indépendant du secteur minier. Selon un rapport de l’inspecteur général pour la reconstruction en Afghanistan, publié en janvier, les Etats-Unis ont perdu au moins 215 millions de dollars dans des programmes destinés à développer l’industrie extractive du pays. « L’injection de dizaines de milliards de dollars dans l’économie afghane, conjuguée à la capacité limitée de dépenses du gouvernement, a augmenté les possibilités de corruption », a constaté en septembre la même organisation.

    Selon Integrity Watch Afghanistan, les remèdes à cette malédiction tiennent en un mot : la transparence. L’ONG plaide pour que les chiffres de production et les revenus tirés de chaque mine soient rendus publics, tout comme les contrats de concession. En 2010, les Etats-Unis ont voté la loi Dodd-Frank qui impose aux entreprises américaines un « devoir de diligence » dans leur approvisionnement en Afrique de quatre « minéraux du sang » – le tungstène, le tantale, l’or et la cassitérite –, dont l’extraction finance les conflits armés.

    Cette année, l’Union européenne a mis en place une législation beaucoup moins ambitieuse en n’imposant ce « devoir de diligence » qu’aux intermédiaires, comme les fonderies ou les importateurs de ces quatre minéraux. « Ce même principe pourrait s’appliquer aux minerais de valeurs, comme le lapis-lazuli d’Afghanistan, mais il serait en revanche difficile pour les entreprises de contrôler dans leur chaîne d’approvisionnement l’origine d’une matière première comme le talc, de moindre valeur », reconnaît Ikram Afzali. Pour l’instant, ce principe ne s’applique à aucune ressource minérale dont l’extraction saigne l’Afghanistan.