• Je devais le sentir malgré tout, je devais m’en douter, il n’empêche quand je me suis rué sur le courriel fraîchement reçu, avec d’autres, d’Augusta, la sœur de Diketi, j’ai eu le sentiment de recevoir une gifle immense, de celles qu’on vous administre enfant, quand sans doute plus aucun argument ne semble avoir de prise sur l’enfant et que l’arbitraire règne sans partage et avec lui un profond sentiment d’injustice de la part de l’enfant. Ce courriel était une réponse, lente, ce dont elle s’excusait, de la lenteur, moins du contenu, à un courriel que je lui avais envoyé la semaine dernière dans lequel je l’informais que le projet de film à propos de sa famille avait fait un immense bond en avant, pensez je lui avais trouvé un producteur, enthousiaste et qui avait étendu la contagion de son enthousiasme à ses deux associés. De mon côté je pensais, je n’ai pas rêvé, cette histoire familiale tient en elle les ferments d’un véritable récit, de ces récits qui tutoient la grande histoire, la frôlent, mais aussi la malmènent, proposent surtout une relecture de cette grande histoire et rappellent que cette dernière n’est pas fixe, qu’elle est même vulnérable aux nécessaires réécritures qu’on doit lui imposer à la lumière de faits nouvellement connus. Et même, je pensais que j’étais en train de rendre un service à la famille de mon ami défunt, lui donner l’occasion de se réconcilier avec son histoire, et même, même de montrer à quel point cette famille était exemplaire et comment sa destinée avait une toute autre portée, une portée contraire à la réécriture fautive de l’histoire par la droite, s’agissant de l’histoire coloniale, et de son désir renouvelé de la travestir sur l’air des bienfaits de la colonisation. Tout cela était à portée de main, je n’avais qu’à étendre le bras, j’y étais.

    Sans compter que mentalement, cela faisait longtemps que j’avais étendu le bras, je m’y voyais entièrement, je me voyais rédigeant les différents dossiers néces-saires à la collecte des fonds, je me voyais entouré de mon cadreur, de mon ingé-nieuse du son, peut-être un peu d’éclairage pour les entretiens en intérieur, mais rien d’important, je voyais le bloc-notes, au-devant de moi, posé sur la table de part et d’autre de laquelle je m’entretenais avec la petite fille qui sautait sur les genoux de Céline, lui proposant, là, de préciser un point, ici lui offrant une contradiction et la possibilité de se corriger, prenant des notes, me promettant ici ou là de vérifier tel détail de son récit, tiquer sur un autre détail, lui reparler d’un précédent détail issu d’une rencontre précédente, le soir même écrire des courriels, certains à l’historien auquel je demanderais conseil, d’autres à l’archiviste, lui demandant de vérifier si on ne pourrait pas recourir à telle ou telle archive, je me voyais passer des journées et des heures infructueuses avec la monteuse, puis, au contraire nous serions traversés, surtout elle, par une idée de raccord qui résoudrait les problèmes laissés en plan sur la pause méridienne, nous nous disputerions sur des détails et nous nous retrouverions sur l’essentiel, puis ce serait les premières projections, les débats, les questions, les derniers retranchements, que sais-je, franchement je m’y voyais bien, documentariste, mieux qu’informaticien d’ailleurs.

    D’ailleurs je me demande si ce n’est pas cette espèce de piaffement qui a braqué la petite fille qui sautait sur les genoux de Céline et avec elle sa famille. Un mot plus haut que l’autre, non seulement des fois je lis trop vite mais des fois j’écris trop vite. J’écoute trop vite aussi. Et d’ailleurs c’était bien un mot qui m’était reproché, un mot que j’avais pourtant entendu, un mot dont j’aurais été prêt à jurer qu’il ne faisait pas partie de mon vocabulaire, j’aurais été offusqué même qu’on me le mette dans la bouche, jusqu’à ce que je fasse un peu d’introspection, pas très lointaine, la chose était là, devant mes yeux, et que je réalise que ce mot-là était carrément le titre d’un roman sur lequel je travaillais en ce moment même. Les salauds.

    D’un autre côté ce n’était pas seulement un mot dans une déclaration, d’intention, d’autant que je jurerais l’avoir entendu, et même cette qualification de très sale type. Je comprends rétrospectivement, il serait temps, que c’est une chose de vouloir partager une histoire, celle de sa famille, c’en est une autre de la rendre pu-blique, pire encore de confier cette publication à un tiers.
    Et il serait sans doute grand temps que je prenne conscience de ce genre de frontières.

    Il n’empêche je suis fauché par ce retrait. Pour une fois qu’un de mes projets semblait rencontrer l’assentiment de tiers, voilà que le sujet se rétracte. Ma carrière de documentariste aura été fort courte, surtout elle aura été très fantasmagorique. Et je redoute un peu, demain matin, de retrouver mon bureau dans l’open space, et donc mon autre carrière, celle d’informaticien, elle aussi fantasmagorique mais nul, à part moi ne semble le savoir.

    Je note qu’il doit me rester un peu d’instinct de survie ou de volonté de passer outre une déconvenue, fut-elle amère et sévère, j’ai commencé à travailler à un nouveau projet, celui d’une version numérique, html partout, d’ Arthrose (spaghetti) . Vaillant Don Quichotte du Val de Marne que je suis, ignorant qu’il vient de se rompre les os en se lançant à l’assaut de moulins à vent, et, désormais prêt à en découdre avec un troupeau de bêtes paissant. Je me demande bien quels sont les livres de chevalerie que j’ai pu lire jeune pour pareillement pousser du col. À mes graves dépens.

    #qui_ca