• « La cinquième bulle » : un petit lexique de la #Silicon_Valley | Stuart Grabler, Le Monde, 26/10/2016 (manque #disruption)
    http://lemonde.fr/idees/article/2016/10/26/la-cinquieme-bulle-un-petit-lexique-de-la-silicon-valley_5020607_3232.html

    La crise des sociétés d’investissements immobiliers cotées (Real Estate Investment Trust, REIT) de 1974-1975 aux Etats-Unis fut la première de l’après-guerre. Chacune des décennies suivantes connut sa bulle, et son krach.

    Dans les années 1980, les razzias de corporate raiders (les « prédateurs d’entreprise ») gonflaient la LBO bubble (bulle des OPA à effet de levier), la vente de junk bonds (obligations pourries) finançait le rachat de poids lourds de la cote. Cette vogue prit fin lors du krach d’octobre 1987, emportant dans son sillage les Caisses d’épargne américaines (Savings & Loans) précarisées par la surenchère hypothécaire.

    La décennie suivante vit l’essor de la bulle Internet (dotcom bubble). Porté par les start-up et les stock options, l’indice Nasdaq de valeurs technologiques toucha un plus haut en mars 2000... avant de perdre 78 % en trente et un mois.

    Pendant ce temps, la quatrième bulle, celle des subprimes (crédits hypothécaires immobiliers), se formait déjà. A la différence des précédentes, hautement médiatisées, celle-ci se développait dans un huis clos financier où se titrisaient à coups d’algorithmes des prêts hypothécaires accordés à des clients peu solvables. Quand, dans la foulée de la faillite de la banque d’affaires Lehman Brothers en 2008, la bulle éclata, elle faillit entraîner toute la planète finance.

    Et ce n’est pas fini, puisque la cinquième bulle, dont l’épicentre est la Silicon Valley, enfle à vue d’œil. En voici une brève description, à travers un petit lexique de la novlangue anglo-saxonne de rigueur.

    Unicorn (licorne) : jeune pousse technologique valorisée au moins 1 milliard de dollars, sur la base du placement initial de ses backers.

    Backer (soutien) : investisseur pionnier dans une unicorn en herbe. Au tout début, un projet plus ou moins ingénieux suffira pour le séduire. Une fois opérationnelle, l’entreprise mettra les bouchées doubles pour accroître le nombre de ses utilisateurs/clients, décuplant ainsi sa capacité à réussir des tours de table supplémentaires. Stratégie en conformité parfaite avec Metcalfe’s Law.

    Metcalfe’s Law (la loi de [Robert] Metcalfe) : une augmentation arithmétique des utilisateurs d’un réseau suscite une croissance exponentielle de son utilité et, par extrapolation comptable, de sa cote. Rouage-clé de cet engrenage vertueux : le giveaway.

    Giveaway (cadeau) : service dispensé sans contrepartie, ou article vendu à prix coûtant, dans le but d’appâter clients ou utilisateurs. C’est le seul but qui vaille à ce stade précoce ; de sorte que les unicorns en devenir sont souvent dépourvues d’un vrai business model.

    Business model (mode opérationnel) : censé transformer un service gratuit en pièces sonnantes et trébuchantes, il se présente généralement comme une plate-forme où des internautes (Facebook, Twitter), passagers (Uber), voyageurs (Airbnb), auditeurs (Spotify, Deezer) ou prêteurs (LendingClub) sont mis en relation avec des annonceurs, chauffeurs, logeurs, maisons de disques ou emprunteurs. Exception : des unicorns industrielles (Tesla, GoPro) emploient un modèle plus classique. Certaines unicorns (Snapchat, Magic Leap) cherchent toujours le leur, ce qui les empêche de monetize leur activité.

    Monetize (monétiser) : à ne pas confondre avec « rentabiliser » ! Car on a beau traduire son activité en chiffre d’affaires, celui-ci n’est pas synonyme de profits. Hors Facebook, exception qui confirme la règle, peu d’unicorns sont véritablement rentables. Naguère surnommée « la nouvelle Facebook », Twitter s’enfonce toujours dans le rouge. Déficitaire de 470 millions de dollars en 2014 et de 1,27 milliard au premier semestre 2016, Uber est champion de la perte opérationnelle. Montent également au podium Airbnb et Tesla. En Europe, le suédois Spotify, le français Deezer et l’allemand Rocket ne sont pas en reste. Conséquence inéluctable de ces flots d’encre rouge : un énorme cash burn.

    Cash burn (consumation de liquidités) : carburant d’une croissance déficitaire, ces fonds partent en fumée. UberChina, avant de jeter l’éponge face à son rival chinois, perdait 1 milliard par an. Dans l’attente de son rachat par Tesla, Solar City (panneaux solaires) brûle 6 dollars pour chaque dollar de revenu. Heureusement, il existe un moyen d’éteindre le feu : le cash out.

    Cash out (décaissement) : exercice qui, conjugué à une levée de fonds, permet aux fondateurs, aux backers et aux dirigeants dotés de stock options de monétiser, moyennant dilution, leurs parts. Pour ce faire, lancer une IPO (introduction en Bourse) était le parcours indiqué. Mais, échaudés par les unicorns s’envolant lors de l’IPO pour plonger ensuite en dessous de la mise à prix, les investisseurs boudent et les IPO se tarissent. Faute d’une IPO, l’unicorn enchaînera les tours de table, sollicitant, contre participation, de l’argent frais, dont une partie finira dans la poche des ayants droit. Sinon, elle pourra se vendre à un géant technologique craignant que la start-up ne l’éclipse un jour (Google/YouTube, Facebook/Instagram), ou alléché par d’éventuelles synergies (Microsoft/LinkedIn), ou cédant au chantage de la start-up qui, vendant à perte sans payer de TVA, lui soutire des parts de marché (Walmart/Jet.com). Mais pour optimiser sa cash-out stratégie, rien ne vaut le creative accounting.

    Creative accounting (comptabilité créatrice) : quitte à publier des résultats conformes aux normes comptables, une unicorn peut aussi communiquer sur une version enjolivée non conforme. Ainsi, Lending Club avait annoncé des bénéfices de 56,8 millions de dollars... et une perte de 5 millions selon les normes. Manipulation qui n’abusera que les initiés imbus de la crédulité symptomatique d’un Ponzi scheme.

    Ponzi scheme (pyramide de Ponzi) : locution apte à qualifier la cinquième bulle, où la haute technologie est mise au service non pas d’une rentabilité pourvoyeuse d’emplois, mais de l’élaboration d’expédients permettant le cash out avant le souffle fatidique du krach...

    • La haute technologie n’était déjà plus pourvoyeuse d’emplois dès la première bulle évoquée, mais il est vrai que cela devient de plus en plus évident avec chaque nouvelle étape

      cf. https://seenthis.net/messages/541433#message549597 et https://seenthis.net/messages/541433#message550356

      Comment expliquer alors la (très) forte valorisation des GAFAM ? Justement par le fait qu’ils opèrent dans la phase renversée du capitalisme où la création de valeur a été remplacée par sa simulation comme moteur de l’économie (y compris « réelle »). Leur valorisation n’est pas le reflet de leur capacité à produire de la valeur, mais à être des « porteurs d’espoirs » pour la production de titres financiers. Cette production doit toujours en effet avoir un point de référence dans « l’économie réelle » (Un indice quelconque corrélé à un espoir de production de valeur et projeté dans le futur). Dans le cas des plateformes numériques, ce point de référence, c’est l’accumulation permanente de données dont tous les acteurs de la sphère financière s’accorde à dire qu’elles sont les ressources pour de futures activités marchandes. Certes, ces activités seront marchandes, mais la quantité de valeur qu’elles produiront sera toujours décevante et il faudra donc se projeter encore dans de nouvelles simulations...

  • « Tout ne s’explique pas par la grille anti-impérialiste et décoloniale », par les rédchefs de la Revue du crieur
    http://lemonde.fr/idees/article/2016/10/05/islamisme-il-y-a-une-place-pour-la-comprehension-fine-de-ce-qui-advient-aujo

    « Contre l’#islamisme, ni Causeur ni Crieur » est le titre d’une tribune parue dans Le Monde du dimanche 2-3 octobre appelant à sortir de « l’alternative entre les républicains patriotes et les islamo-gauchistes » qu’elle s’évertue elle-même à construire. Le titre et la proposition font beaucoup d’honneur à la Revue du crieur, présentée comme incarnant une gauche « amie des musulmans » refusant de « considérer ce qu’il y a de neuf dans la séquence historique » ouverte par le terrorisme islamiste.

    [tribune citée ici : https://seenthis.net/messages/529943]

    Cette tribune pose au fond très mal des questions très importantes qui travaillent et divisent la gauche. Nous avons besoin d’une plus grande intelligence du présent que ce genre de polarités factices qui ne recouvrent pas l’état réel du rapport de force intellectuel et politique en France, marqué aujourd’hui par l’hégémonie du discours identitaire réactionnaire. A celui-ci, une partie de la gauche, drapée de républicanisme autoritaire, contribue tous les jours à donner des gages de respectabilité, tandis que tout autre discours peine à se faire entendre.

    Ce n’est pourtant pas faire preuve de complaisance avec le djihadisme que de tenter de comprendre pourquoi de jeunes Français musulmans se retrouvent à faire le choix du terrorisme. Ce n’est pas minorer la dérive violente de ceux qui utilisent la religion musulmane à des fins criminelles que de ne pas tomber dans l’amalgame consistant à tracer une continuité entre l’islam, l’islamisme, le salafisme et le fondamentalisme meurtrier de Daech.

    Entre le rien à voir avec l’islam et le tout à voir avec la religion, il y a une place pour une compréhension fine de ce qui advient aujourd’hui, surtout lorsqu’on mesure combien un discours réducteur sur l’islam peut avoir des conséquences politiques concrètes dévastatrices.

    Ce n’est pas, non plus, épouser à tout prix la cause des damnés de la terre que d’observer que les partisans d’une laïcité agressive alimentent une islamophobie politique, médiatique et populaire, à moins de considérer que tous ceux qui s’en démarquent, tels le pape François ou Emmanuel Macron, appartiennent aussi au camp des dangereux « islamo-gauchistes », une catégorie d’analyse aussi floue qu’indigente. Ce n’est pas être de naïfs « amis des musulmans » que d’insister sur la nécessité de lutter contre le danger terroriste sans pour autant céder à l’invention récurrente d’ennemis imaginaires ayant les traits de ces jeunes filles voilées à l’université ou de ces mères de famille en burkini sur la plage.

    Certes, et c’est compréhensible dans ce contexte de stigmatisation des populations de croyance et/ou de culture musulmanes dans lequel nous baignons, une partie de la gauche radicale a choisi de faire de la question « raciale » une cause prioritaire. De même, une fraction du camp indigéniste s’est engagée dans un raidissement identitaire explicable face au rouleau compresseur réactionnaire. Ce choix, nous pouvons le lui reprocher car il engage un type de combat qui la condamne à une impasse stratégique en ce qu’il force ses défenseurs à demeurer plus que minoritaires et inaudibles dans l’opinion.

    Le risque, à terme, est l’enfermement dans un entre-soi ou dans un #gauchisme de campus bien connu des universités nord-américaines, qui alimente sans fin l’autoflagellation et le narcissisme des petites différences à coups d’argumentaires abscons. Une telle position, détachée de toute base sociale, prend le risque de légitimer les sarcasmes des pseudo-républicains ultralaïques prenant pour cible les multiculturalistes angéliques.

    Un minimum d’honnêteté intellectuelle est suffisant pour entendre que tout ne s’explique pas par la grille anti-impérialiste et décoloniale : le Moyen-Orient est aujourd’hui plongé dans une guerre civile et religieuse qui n’est réductible ni aux effets de nos guerres passées et présentes ni à la question des enjeux pétroliers. Et il existe, par ailleurs, suffisamment d’articulations réelles entre question sociale et question « raciale » pour que nous n’ayons pas à choisir entre la défense des ouvriers blancs et celle des « Arabes » musulmans.

    Mais la lucidité, aujourd’hui, ne consiste pas en la recherche d’un équilibre bancal, à la manière de l’hypocrite « identité heureuse » promue par Alain Juppé, des coups de menton suivis de piteuses reculades d’un Manuel Valls, ou d’un François Hollande tentant toujours de ménager la chèvre et le chou jusqu’à l’absurde, comme lorsqu’il proposa que Léonarda, adolescente kosovare expulsée à la descente de son car scolaire, obtienne le droit de revenir en France, « mais sans sa famille ». Sortir de l’impasse où nous sommes tous suppose une réflexion plus profonde que cette pensée tiède et mauvaise qui fait reculer le débat plus que tout autre chose.

    Renvoyer dos-à-dos, au prix d’un exercice d’équilibriste de ce type, la fièvre identitaire d’une droite et d’une gauche durcies par l’échéance électorale prochaine, et les crispations d’une fraction de la gauche radicale et du camp décolonial, c’est d’abord mal mesurer l’écart de puissance et d’influence, incommensurable, qui les sépare, et faire ainsi le jeu de la première. C’est aussi avaliser la posture d’une gauche prétendument tempérée qui refuse de prendre sa responsabilité dans le marasme qui nous est imposé. La raison n’est pas du bord de ceux qui font semblant de chercher une voie moyenne, plus juste, plus raisonnable, en réalité seulement plus frileuse et plus sotte.

    De même qu’une gauche d’antan soi-disant « responsable » avait voulu, hier, disqualifier la #gauche altermondialiste – jugée par elle naïve, archaïque et tiers-mondiste – sans parvenir pour autant à endiguer la dynamique néolibérale responsable de tant d’inégalités et de violences –, une gauche d’aujourd’hui qui se présente comme « réaliste » cherche à se démarquer d’une autre gauche, celle-là émancipatrice, qui condamne la construction récurrente d’un pseudo-problème musulman en guise de dernier masque posé sur les échecs profonds d’une société politique, toutes tendances confondues. Ce sont ces échecs qui constituent la plus grande menace pour la cohésion de notre société.

    #décolonisation #idées cc @mona @baroug