• « Tout ne s’explique pas par la grille anti-impérialiste et décoloniale », par les rédchefs de la Revue du crieur
    http://lemonde.fr/idees/article/2016/10/05/islamisme-il-y-a-une-place-pour-la-comprehension-fine-de-ce-qui-advient-aujo

    « Contre l’#islamisme, ni Causeur ni Crieur » est le titre d’une tribune parue dans Le Monde du dimanche 2-3 octobre appelant à sortir de « l’alternative entre les républicains patriotes et les islamo-gauchistes » qu’elle s’évertue elle-même à construire. Le titre et la proposition font beaucoup d’honneur à la Revue du crieur, présentée comme incarnant une gauche « amie des musulmans » refusant de « considérer ce qu’il y a de neuf dans la séquence historique » ouverte par le terrorisme islamiste.

    [tribune citée ici : https://seenthis.net/messages/529943]

    Cette tribune pose au fond très mal des questions très importantes qui travaillent et divisent la gauche. Nous avons besoin d’une plus grande intelligence du présent que ce genre de polarités factices qui ne recouvrent pas l’état réel du rapport de force intellectuel et politique en France, marqué aujourd’hui par l’hégémonie du discours identitaire réactionnaire. A celui-ci, une partie de la gauche, drapée de républicanisme autoritaire, contribue tous les jours à donner des gages de respectabilité, tandis que tout autre discours peine à se faire entendre.

    Ce n’est pourtant pas faire preuve de complaisance avec le djihadisme que de tenter de comprendre pourquoi de jeunes Français musulmans se retrouvent à faire le choix du terrorisme. Ce n’est pas minorer la dérive violente de ceux qui utilisent la religion musulmane à des fins criminelles que de ne pas tomber dans l’amalgame consistant à tracer une continuité entre l’islam, l’islamisme, le salafisme et le fondamentalisme meurtrier de Daech.

    Entre le rien à voir avec l’islam et le tout à voir avec la religion, il y a une place pour une compréhension fine de ce qui advient aujourd’hui, surtout lorsqu’on mesure combien un discours réducteur sur l’islam peut avoir des conséquences politiques concrètes dévastatrices.

    Ce n’est pas, non plus, épouser à tout prix la cause des damnés de la terre que d’observer que les partisans d’une laïcité agressive alimentent une islamophobie politique, médiatique et populaire, à moins de considérer que tous ceux qui s’en démarquent, tels le pape François ou Emmanuel Macron, appartiennent aussi au camp des dangereux « islamo-gauchistes », une catégorie d’analyse aussi floue qu’indigente. Ce n’est pas être de naïfs « amis des musulmans » que d’insister sur la nécessité de lutter contre le danger terroriste sans pour autant céder à l’invention récurrente d’ennemis imaginaires ayant les traits de ces jeunes filles voilées à l’université ou de ces mères de famille en burkini sur la plage.

    Certes, et c’est compréhensible dans ce contexte de stigmatisation des populations de croyance et/ou de culture musulmanes dans lequel nous baignons, une partie de la gauche radicale a choisi de faire de la question « raciale » une cause prioritaire. De même, une fraction du camp indigéniste s’est engagée dans un raidissement identitaire explicable face au rouleau compresseur réactionnaire. Ce choix, nous pouvons le lui reprocher car il engage un type de combat qui la condamne à une impasse stratégique en ce qu’il force ses défenseurs à demeurer plus que minoritaires et inaudibles dans l’opinion.

    Le risque, à terme, est l’enfermement dans un entre-soi ou dans un #gauchisme de campus bien connu des universités nord-américaines, qui alimente sans fin l’autoflagellation et le narcissisme des petites différences à coups d’argumentaires abscons. Une telle position, détachée de toute base sociale, prend le risque de légitimer les sarcasmes des pseudo-républicains ultralaïques prenant pour cible les multiculturalistes angéliques.

    Un minimum d’honnêteté intellectuelle est suffisant pour entendre que tout ne s’explique pas par la grille anti-impérialiste et décoloniale : le Moyen-Orient est aujourd’hui plongé dans une guerre civile et religieuse qui n’est réductible ni aux effets de nos guerres passées et présentes ni à la question des enjeux pétroliers. Et il existe, par ailleurs, suffisamment d’articulations réelles entre question sociale et question « raciale » pour que nous n’ayons pas à choisir entre la défense des ouvriers blancs et celle des « Arabes » musulmans.

    Mais la lucidité, aujourd’hui, ne consiste pas en la recherche d’un équilibre bancal, à la manière de l’hypocrite « identité heureuse » promue par Alain Juppé, des coups de menton suivis de piteuses reculades d’un Manuel Valls, ou d’un François Hollande tentant toujours de ménager la chèvre et le chou jusqu’à l’absurde, comme lorsqu’il proposa que Léonarda, adolescente kosovare expulsée à la descente de son car scolaire, obtienne le droit de revenir en France, « mais sans sa famille ». Sortir de l’impasse où nous sommes tous suppose une réflexion plus profonde que cette pensée tiède et mauvaise qui fait reculer le débat plus que tout autre chose.

    Renvoyer dos-à-dos, au prix d’un exercice d’équilibriste de ce type, la fièvre identitaire d’une droite et d’une gauche durcies par l’échéance électorale prochaine, et les crispations d’une fraction de la gauche radicale et du camp décolonial, c’est d’abord mal mesurer l’écart de puissance et d’influence, incommensurable, qui les sépare, et faire ainsi le jeu de la première. C’est aussi avaliser la posture d’une gauche prétendument tempérée qui refuse de prendre sa responsabilité dans le marasme qui nous est imposé. La raison n’est pas du bord de ceux qui font semblant de chercher une voie moyenne, plus juste, plus raisonnable, en réalité seulement plus frileuse et plus sotte.

    De même qu’une gauche d’antan soi-disant « responsable » avait voulu, hier, disqualifier la #gauche altermondialiste – jugée par elle naïve, archaïque et tiers-mondiste – sans parvenir pour autant à endiguer la dynamique néolibérale responsable de tant d’inégalités et de violences –, une gauche d’aujourd’hui qui se présente comme « réaliste » cherche à se démarquer d’une autre gauche, celle-là émancipatrice, qui condamne la construction récurrente d’un pseudo-problème musulman en guise de dernier masque posé sur les échecs profonds d’une société politique, toutes tendances confondues. Ce sont ces échecs qui constituent la plus grande menace pour la cohésion de notre société.

    #décolonisation #idées cc @mona @baroug