A la veille des élections générales aux Etats-Unis, nous traduisons cet article paru le 12 octobre dernier dans le magazine de gauche Jacobin. Nous y ajoutons quelques éléments de contexte et d’analyse.
Triomphaliste face aux fraudes électorales imaginaires et aux procès bien réels, Donald Trump est toujours plus extrémiste. Après tout, pour la troisième fois consécutive la victoire présidentielle est à portée de main pour lui. Une victoire qui serait synonyme d’un nouveau déchaînement raciste, sexiste et ultra-réactionnaire, Trump pouvant compter sur une majorité à la Cour Suprême, vraisemblablement au Sénat et peut-être même à la Chambre. Avec tout de même une nuance importante et paradoxale : les classes dirigeantes ne lui sont pas plus acquises qu’en 2016, voire même au contraire.
Or, que font les Démocrates ? Un peu à la façon de Macron, ils mettent la barre très à droite, tout en appelant à la défense de la démocratie. En 2016 déjà, c’était leur stratégie, dans un système électoral qui gonfle le poids des zones rurales conservatrices. Ils croyaient alors que le numéro pseudo-anti-système de l’adversaire leur offrait la victoire sur un plateau, sous-estimant les percées du trumpisme dans plusieurs « swing states » et le caractère décisif de leur propre discrédit dans les classes populaires. On connaît aujourd’hui la suite.
Notons une différence importante avec le bloc macroniste : l’absence d’un bloc de gauche donne depuis longtemps aux Démocrates une sorte de « monopole » sur ce qui dans un autre pays serait un vote de gauche, motivé par la défense des intérêts des exploité‧es et des opprimé‧es. Une grande colère populaire à la fois contre Trump et contre les Démocrates après la débâcle de novembre 2016 avait nourri beaucoup de mobilisations, favorisé une nouvelle dynamique organisationnelle à gauche (Democratic Socialists of America), et imprimé sa marque sur la campagne Biden en 2020.
Mais cette année la gauche a renoncé à lancer une campagne « à la Sanders » aux primaires, et l’administration Biden a remballé depuis un moment ses politiques redistributives, trop modestes pour résister aux dynamiques capitalistes comme pour lui rallier les masses. Les forces qui dominent le Parti démocrate ont entièrement repris la main, balayant les tentatives de l’influencer notamment sur la situation en Palestine (mouvement « Uncommitted » aux primaires).
Tandis que la guerre génocidaire menée par l’État colonial d’Israël contre les Palestinien·nes, et soutenue par les grandes puissances, laisse redouter un terrifiant nouvel ordre planétaire, la campagne étatsunienne s’est donc resserrée autour de multiples facteurs de radicalisation autoritaire, certains dessinant plutôt un certain antagonisme entre les deux partis (statu quo néolibéral sans alternative vs néofascisme), d’autres plutôt des terrains communs de surenchère (impérialisme, racisme d’Etat).
Dans cet esprit, les classes dirigeantes qui soutiennent surtout Kamala Harris ne sont peut-être pas si mal à l’aise avec la puissance législative et judiciaire des Républicains. Pour autant, cette fermeture du champ des possibles et cette montée d’un autoritarisme exacerbé peuvent redevenir des facteurs d’instabilité et de crise politique.
En quête d’un nouveau souffle, la gauche qui renaissait il y a 8 ans mesure ces dangers et se focalise sur les classes populaires qui se détournent de plus en plus de la politique des démocrates.
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Des soutiens républicains, une politique étrangère de droite, un programme de changement graduel peu ambitieux, éclipsé par les attaques contre un adversaire horrible. Où avons-nous déjà vu cela ?
On a toujours eu l’impression que le Parti démocrate n’acceptait pas d’avoir à tirer des leçons de sa défaite en 2016. Clairement, toutes les excuses trouvées alors par le parti – accuser la Russie, James Comey[1], les médias, tout le monde sauf Hillary Clinton et sa campagne – étaient une tentative désespérée d’éviter d’assumer la responsabilité d’avoir laissé Donald Trump gagner, et d’apaiser la colère de la base, de peur que celle-ci ne demande des comptes à ses dirigeants.
Mais à force de répéter un mensonge, on finit par y croire. Et on ne peut s’empêcher de penser que les Démocrates croient vraiment qu’ils ont mené en 2016 une excellente campagne qui aurait pu et dû gagner, si seulement d’ignobles méchants ne leur avaient pas coupé l’herbe sous le pied. Cette année, ils semblent déterminés à démontrer cette thèse.
Au début, l’accession de Kamala Harris à la candidature démocrate avait suscité un certain espoir que la campagne soit animée d’une vision nouvelle et forte. Peut-être même une combinaison des velléités de politiques redistributives du début de la présidence de Joe Biden avec le charisme personnel, l’optimisme et la dimension historique de la campagne de Barack Obama en 2008.
Exit la « stratégie du sous-sol » », autrement dit soustraire la candidate aux apparitions médiatiques non scénarisées. Finis, les avertissements désormais éculés sur les menaces contre la démocratie et les risques dictature : plus simplement, on allait coller aux Républicains l’étiquette de « bizarre »(weird). Le slogan de Harris, « Nous ne reviendrons pas en arrière », laissait entendre qu’elle mènerait le pays non seulement hors du marasme du trumpisme, mais aussi dans une direction différente des désastreuses deux dernières années de M. Biden.
Tout cela semble loin aujourd’hui. Depuis des semaines, il est clair que la campagne Harris a décidé de réitérer la stratégie de Hilary Clinton en 2016. Elle fait le pari risqué que cette année-là n’était qu’un coup de malchance, et que Trump est tellement détesté que les Américains n’auront pas d’autre choix que de voter contre lui. Cela n’a pas fonctionné en 2016, mais cette fois-ci…
De quoi s’agit-il en pratique ? D’abord, abandonner l’étiquette de « bizarre », jugée trop « négative », pour mieux mettre en scène l’expression respectueuse du désaccord. Renoncer à tout geste en direction de l’aile progressiste du parti – et même faire des gestes à son encontre – pour se tourner explicitement vers la conquête de fragments de l’électorat républicain.
Publier des livres blancs et des éléments de programme que peu de gens liront, tout en évitant de répondre publiquement à la question de ce que l’on ferait réellement une fois au pouvoir. Se ranger à la droite de Trump en matière d’immigration et de politique étrangère, en poussant l’absurdité jusqu’à qualifier l’Iran d’adversaire le plus dangereux pour le pays et suggérer que l’on pourrait lancer une attaque préventive contre lui.
D’accord, diront les Démocrates, mais qu’en est-il des autres annonces politiques de Harris ? Comme son programme en matière de logement, par exemple, qui promet de construire trois millions de logements et d’accorder aux primo-accédants une subvention pouvant aller jusqu’à 25 000 dollars ? Ou encore l’annonce récente de son intention d’étendre l’assurance maladie des personnes âgées (Medicare) aux soins à domicile, à la vision et à l’audition ? N’est-ce pas là le signe d’une orientation politique différente et plus progressiste que celle de Clinton en 2016, même si elle n’en parle guère ?
La réponse à cette question est : pas vraiment, parce que ce programme est en fait un grand pas en arrière par rapport aux années Biden. Certes, le président en exercice a souvent semblé réticent à mettre pleinement en œuvre le programme redistributif qu’il avait adopté au départ pour ménager les soutiens de Bernie Sanders, mais ce programme était effectivement assez ambitieux : il prévoyait notamment l’école maternelle universelle, un accès gratuit à certaines universités publiques techniques (pendant deux ans), des subventions pour la garde d’enfants, des congés payés, l’extension du Medicare et un crédit d’impôt plus généreux pour les jeunes parents. À l’exception des deux derniers points, tous ces éléments sont désormais absents du programme de départ de Harris.
Même sa proposition pour étendre le Medicare est en retrait par rapport aux ambitions des précédents porte-drapeaux démocrates : Biden avait promis de l’étendre aux soins dentaires et d’abaisser l’âge d’éligibilité à 60 ans, tandis que Clinton avait proposé de donner aux personnes de plus de 50 ans un droit d’entrée payant (ce que son mari avait proposé près de 20 ans plus tôt).
A part cela, Harris n’a pas de véritable politique de santé pour ceux qui n’ont pas 65 ans, ce qui donne lieu à des scènes comme celles du débat public organisé par la chaîne hispanophone Univision le 10 octobre : des personnes désespérément pauvres et en difficulté qui lui demandent comment elle va réparer un système de santé dysfonctionnel et centré sur le profit, ou les aider à obtenir une assurance, et Harris qui leur offre de longues non-réponses ou propose seulement d’éviter que leurs dettes médicales ne pèsent sur leur capacité à emprunter.
Kamala Harris se dit favorable à l’augmentation du salaire minimum, mais refuse obstinément de dire jusqu’à quel niveau elle l’augmenterait. Ni elle ni son colistier n’en ont parlé lors de leurs débats respectifs, contrairement à Joe Biden. Sans parler de la cour qu’elle fait à l’industrie de la cryptomonnaie et aux grandes entreprises étatsuniennes, de son abandon de l’augmentation de l’impôt sur les plus-values proposée par M. Biden, et de ses velléités de congédier la présidente de la Commission fédérale du commerce (FTC), Lina Khan, alors qu’elle se lie d’amitié avec les entreprises que Khan poursuit en justice.
Le résultat de tout cela est sans surprise : plusieurs sondages de haute qualité montrent maintenant que la course s’est resserrée dans les États clés, avec Harris menant de justesse ou même perdant face à Trump dans des États comme le Michigan, la Pennsylvanie, le Wisconsin et le Nevada, tout en réalisant des contre-performances dans des circonscriptions électorales démocrates importantes.
Il est certainement possible que Harris puisse remporter une victoire avec cette stratégie sans ambition et trop confiante – Trump est vraiment instable et rejeté par une bonne partie de l’électorat, et son programme politique est extrême et aliénant. Mais en faisant ce pari très risqué, qui a échoué une fois dans le passé récent, et comme toujours, les Démocrates jouent avec la vie des travailleurs-euses et des plus vulnérables.