Sous le plateau d’Albion, la science (presque) sans bruit

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  • Sous le plateau d’Albion, la science (presque) sans bruit

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    Le portail, un tantinet rouillé, est ouvert. Il donne sur un vaste et vide parking en plein air, au bitume fatigué, qui offre une vue splendide sur la vallée. A quelques kilomètres au sud, apparaissent au milieu des arbres les taches colorées des carrières d’ocre du Colorado provençal, petite merveille du Luberon. A l’opposé, le regard grimpe sur des pentes de garrigue, coupées de courtes falaises calcaires, jusqu’au sommet qui masque le Ventoux, à 30 kilomètres plus au nord.

    Le « blockhaus »

    Au pied de cette colline, l’image est moins belle. Un épais mur gris, flanqué d’un Algeco blanc, évoque un blockhaus, éclairé la nuit par un vieux lampadaire.

    Il y a plus de vingt ans, il n’aurait pas été possible d’entrer aussi facilement sur ce site austère. De nombreux sas et contrôles d’identité auraient dû être franchis avant même de pénétrer dans le « blockhaus ». De 1971 à 1996, il abritait en effet l’un des deux postes de commande de tir des missiles stratégiques dit du plateau d’Albion, cette vaste zone de 800 km2 située à environ 1 000 mètres d’altitude, au-dessus du parking. C’est à 1,5 kilomètre de l’entrée bétonnée et à 500 mètres sous terre que, 24 heures sur 24, deux officiers de tir pouvaient à tout moment tourner les clés activant les têtes nucléaires réparties dans les 18 silos enterrés du plateau.

    Désormais, plus de clés, ni de bombes. Le centre névralgique de la dissuasion française est devenu un laboratoire de recherche assez éclectique où se retrouvent physiciens des particules, hydrologues, géologues, électroniciens, biologistes ou même historiens, pour des recherches civiles, publiques ou privées.

    « Lorsqu’on m’a signalé que l’armée abandonnait ce site, j’ai sauté sur l’occasion, se souvient le physicien Georges Waysand, retraité du CNRS. Après ma première visite, j’étais éberlué. »

    En effet, il découvrait là un lieu parfait pour mener à bien ses expériences ultrasensibles de détection de particules extraterrestres, appelée matière noire. Comme la Terre est en permanence bombardée de particules connues, il est difficile de repérer un signal nouveau dans tout ce fatras. En jouant le rôle de bouclier naturel, la roche facilite a priori la détection. C’est pourquoi bon nombre d’expériences de ce genre se retranchent dans des tunnels, comme à Modane (à la frontière franco-italienne) ou au Gran Sasso en Italie.

    « D’ici, on ressent la houle de la Méditerranée »

    Ce qui l’a séduit aussi, c’est le « saint des saints », la pièce centrale dans laquelle les deux officiers passaient leur journée, assis devant les pupitres. Cette capsule de 28 mètres de long pour huit de large est encore plus isolée des perturbations du monde extérieur : mur en béton armé d’un mètre d’épaisseur, blindage en acier mi-doux bloquant toutes les fréquences au-dessus de 40 Hz, suspensions de l’ensemble pour empêcher les vibrations… En toutes circonstances, les deux officiers devaient pouvoir répondre aux ordres de tir. « Il y avait même la fibre optique !, se réjouit Georges Waysand. Ce tunnel n’a pas d’équivalent dans le monde. »

    En quelques mois, il rédige un rapport présentant l’intérêt de ce site pour des activités pluridisciplinaires. Il songe à la matière noire, mais aussi à des mesures précises de champ électromagnétique non perturbées par l’environnement artificiel. Il ajoute aussi la géologie après avoir fait venir des spécialistes qui lui disent que ce site est « meilleur que ce qu’ils imaginaient ». Il se révélera en effet que, au cœur du parc naturel régional du Luberon, l’absence d’autoroutes, d’usines, de voies ferrées, d’éoliennes… garantit un niveau de secousses résiduelles inférieures au bruit sismique minimum mondial ! « D’ici, on ressent la houle de la Méditerranée », déclare Christophe Emblanch, directeur de l’unité de formation et de recherche (UFR) Sciences, technologies, santé de l’université d’Avignon. « C’est magique », savoure-t-il.

    Isolé des perturbations électromagnétiques, des vibrations de surface non naturelles et des variations de gravitation, le laboratoire est idéal pour s’intéresser à des effets sismiques, magnétiques, gravimétriques… minuscules, qui, malgré la précision des appareils, seraient noyés dans le « bruit » environnant. D’où le nom de cette installation, née officiellement en 1998 : Laboratoire souterrain à bas bruit (LSBB). Ici, après la discrétion militaire, règne donc le silence.

    A l’accueil, Daniel Boyer, cheveux très longs, cachant son passé d’ancien sous-officier appartenant au petit groupe de dix personnes en permanence sur le site à l’époque des missiles, est le directeur adjoint du site.

    « Lors d’une de mes premières visites, nous avons eu une coupure totale de courant dans la capsule. C’était impressionnant, se souvient Georges Waysand. Heureusement j’étais avec un militaire, qui, en un quart d’heure, a pu le rétablir. Cela m’a confirmé dans mon choix de conserver les personnes connaissant ce lieu. » Daniel Boyer et Alain Cavaillou, deux permanents du LSBB, ont ainsi rejoint les rangs de l’université de Nice et sont devenus cosignataires de nombreux articles de recherche. « Travailler sous terre n’est pas un problème car on peut sortir facilement : la porte n’est pas loin ! Et ce n’est pas plus dur que d’exercer dans un endroit sans fenêtre comme une salle de contrôle aérien, un bloc opératoire… », constate, serein, Daniel Boyer.

    « Prenez une veste », lance-t-il alors qu’en cette fin d’été les 20° C sont atteints. « Il fait moins de 15° dans les tunnels », ajoute-t-il en montant sur le Fenwick, le véhicule électrique qui servait déjà du temps de la base militaire. C’est parti !

    Pas pour longtemps. Un sas de décompression, rare installation ajoutée par les chercheurs, doit être franchi. « Cela permet de mettre en surpression l’air des galeries afin d’empêcher le radon, radioactif, de sortir des roches », explique Alain Cavaillou. Deux portes sont nécessaires car s’il n’y en avait qu’une, son ouverture créerait une onde minuscule, mais suffisante pour agiter les multiples capteurs posés dans les tunnels et fausser les résultats.

    « Le paradis des géologues »

    Le véhicule redémarre, cahotant légèrement au milieu du couloir gris béton, large de quatre mètres environ et éclairé par une lumière blafarde. La fraîcheur est bien là. Après 400 mètres linéraires, virage à angle droit sur la droite. Nouvel arrêt. « Ici c’est le paradis des géologues », explique Elisabeth Pozzo di Borgo, enseignante-chercheuse à l’université d’Avignon et membre du conseil scientifique du LSBB. Elle pousse une porte dans l’alignement de la première partie du tunnel. Les parois rocheuses sont ici apparentes. Plusieurs trous sont percés dans la roche pour l’étudier et en recueillir de l’eau d’infiltration. Une faille est visible.

    « Ce tunnel nous donne accès au plus grand réservoir calcaire du crétacé d’Europe, du même âge que les roches des champs pétrolifères du Golfe. Cette zone fait environ 1 000 km2 », rappelle Christophe Emblanch. C’est de ce réservoir que l’eau sortira notamment à la célèbre Fontaine-de-Vaucluse, à quelques kilomètres plus à l’ouest. « Après la pluie, comment l’eau circule-t-elle dans cette roche ? Quand et comment sort-elle ? Quels effets ont les pompages ? Comment se diffuserait une pollution ?… Beaucoup de questions se posent aux hydrologues », note Christophe Emblanch, qui comptabilise une soixantaine de prélèvements sur et autour du site, ainsi que plusieurs forages.

    Cette partie du LSBB est un autre cadeau des militaires. C’était en effet la partie anti-souffle du dispositif. Au lieu d’aller en ligne droite de l’entrée au centre de tir, le tunnel fait un coude à angle droit puis, 100 mètres plus loin, un second vers la gauche. Au bout de la première partie, un couloir droit, en cul-de-sac, a été creusé sur 250 mètres de long, là où les hydrogéologues s’égaient. Sur un plan, cela forme un « U ». Si une bombe explosait près du site, le souffle pénétrerait dans la galerie principale, puis s’engouffrerait dans ce couloir vide, au bout duquel l’onde serait réfléchie, revenant vers le souffle initial et l’atténuant.

    Le saint des saints

    Retour sur le Fenwick en direction du saint des saints, atteint après encore 800 mètres. Une lourde porte avec un volant métallique en garde l’entrée. L’ancien poste de commande de tir est au bout d’un étroit couloir dans lequel des ordinateurs enregistrent les données des instruments à l’intérieur de la pièce et les envoient par les fibres optiques aux laboratoires. Sur un écran, un signal mesure les minuscules fluctuations du champ magnétique dans les trois directions de l’espace. Elisabeth Pozzo di Borgo prend alors une chaise et la fait tourner sur un pied. Les courbes se mettent à osciller à la cadence de la chaise ! Le champ magnétique a été perturbé, ce que le magnétomètre, à quelques mètres de là dans la capsule, a enregistré. Evidemment ouvrir la dernière porte de cette fameuse capsule n’échappe pas au détecteur. La pièce qu’on découvre, avec ses couleurs orange et marron, semble surgie directement des années 1970.

    « C’est le fin du fin du bas bruit », salue la chercheuse. « La première fois qu’on a fait des mesures de variation du champ magnétique dans cette pièce, on trouvait zéro », se souvient Georges Waysand. Finalement, la valeur moyenne se révélera cinq à huit fois plus faible que celle du champ magnétique terrestre. Surtout, ses variations sont cent fois plus faibles que l’activité cérébrale d’une personne en phase de sommeil. Au centre de la pièce de 120 m3, au demeurant assez vide, trône l’un des fleurons du laboratoire, un magnétomètre supraconducteur de grande précision. Grâce à lui, les chercheurs ont vu des choses incroyables. Par exemple, en 2012, la « respiration » de la Terre. En permanence, sous l’effet des mouvements des océans, des continents, de l’atmosphère ou des séismes, des ondes de surface apparaissent, comprimant ou dilatant globalement la Terre. Des sismomètres l’ont confirmé par fort séisme, mais ces ondes de surface secouent aussi verticalement le ciel, jusqu’à l’ionosphère, la partie chargée électriquement de l’atmosphère à partir de 60 kilomètres. Et qui dit déplacement de charges dit champ magnétique perturbé… jusqu’aux bas-fonds provençaux.

    « Nous avons aussi “vu” de cette manière des orages magnétiques, des sylphes (des éclairs lumineux de la haute atmosphère) ou des précurseurs des tremblements de terre comme celui du Sichuan en Chine, en 2008 », liste Elisabeth Pozzo di Borgo, qui voit aussi le soleil se lever et se coucher par ses effets magnétiques.

    Ce calme parfait a aussi donné l’idée à une équipe de Vancouver d’effectuer des électroencéphalogrammes dans la capsule. « Cela nous permet de voir l’activité dans une bande de fréquence, supérieure à 30 Hz, comme nulle part ailleurs. Ces ondes sont en effet très difficiles à mesurer de façon fiable dans un environnement hospitalier standard ou même dans un labo de recherche classique. Pour cela, elles sont souvent ignorées », témoigne Guy Dumont, de l’université de Vancouver. « Cela pourrait déboucher sur une meilleure compréhension des fonctions cérébrales, aussi bien chez des sujets sains que chez des sujets présentant certaines pathologies (épilepsie, Alzheimer, Parkinson) ou souffrant de lésion à la moelle épinière. Ou bien sur la mise au point d’équipements plus performants pour le diagnostic, le suivi ou le traitement de certaines de ces pathologies », complète le chercheur, qui compte bien revenir au LSBB après ses deux visites en 2009 et 2014.

    Capteurs sismiques d’un nouveau genre

    A la sortie, une autre porte ouvre sur un espace plus restreint. Le lieu est pile à la verticale du sommet de la montagne, 500 mètres plus haut, où se situait l’antenne transmettant les ordres de tir. Ce jour-là, des capteurs sismiques d’un nouveau genre sont en train d’être démontés après deux mois d’enregistrement. « Si l’on ose dire, nous avons eu de la chance avec le séisme en Italie le 24 août [298 morts] », indique Frédéric Guattari, de la société Ixblue. Cette entreprise française spécialisée dans les gyroscopes à fibre optique pour la navigation va lancer les premiers sismomètres capables d’enregistrer non pas des mouvements de translations du sol mais des mouvements de rotation.

    A l’intérieur de ces instruments, de la lumière circule, dans les deux sens, dans des bobines enroulant près de 15 kilomètres de fibres. Si la terre « tourne », la théorie relativiste montre que les chemins aller et retour n’auront pas la même longueur ; la différence étant reliée à l’angle de rotation. Pour tester leur système, les ingénieurs d’Ixblue collaborent avec le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), qui a disposé des capteurs classiques en plusieurs endroits afin d’estimer aussi les fameuses rotations. Réponse dans quelques mois.

    Au retour, on jette un œil sur une autre activité originale du LSBB : la métrologie électronique de haute précision. Les mémoires et processeurs, malgré tout le soin avec lequel ils sont fabriqués, peuvent faire des erreurs. Une particule peut taper la matière et déclencher une réponse inappropriée. Cette particule peut venir du ciel ou de la décroissance radioactive de certains atomes du circuit. Sous la roche, il ne reste que cette dernière et les constructeurs de circuits, en l’occurrence ceux de l’entreprise américaine Xilinx, qui teste ici la fiabilité de ses composants. D’autres entreprises, Total, Teleray, Staneo… ont aussi loué les services du LSBB.

    De retour dans la salle de réunion, après avoir déposé la lourde veste tenant chaud, on assiste à l’une des scènes qui justifient le concept du LSBB. Des étudiants tchèques venus pour étudier, grâce à des antennes en surface, les éclairs de la haute atmosphère découvrent avec gourmandise un chercheur disposant d’autres instruments, qu’il serait intéressant de comparer. « C’est très pluridisciplinaire. Des sujets naissent en se croisant. Et dans un couloir de 4 mètres de large, ça arrive souvent ! », résume Christophe Emblanch. C’est d’ailleurs comme cela qu’est née la collaboration Ixblue-CEA. « Dès le début, il a été clair pour moi qu’il ne s’agissait pas d’empiler des expériences les unes à côté des autres pour faire du volume, mais bien d’avoir entre elles des échanges, notamment parce que très souvent le bruit des unes est le signal des autres et réciproquement, ce qui ouvre des problématiques et des protocoles nouveaux », insiste Georges Waysand. Tous les deux ans, les utilisateurs de tous horizons du LSBB se retrouvent pour découvrir les travaux en cours, de l’ordre de la vingtaine d’expériences différentes.

    Collaboration interdisciplinaire fortuite

    L’exemple le plus fameux de collaboration interdisciplinaire fortuite est lié au magnétomètre. Peu après l’avoir installé en 2001, en analysant les données, les chercheurs, dont le directeur du LSBB, Stéphane Gaffet, ont vu une anomalie, attribuée dans un premier temps à un problème sur l’appareil. Un géologue à qui les « magnéticiens » parlaient de ce souci constate qu’au moment où la saute d’humeur du magnétomètre se produisait, les sismomètres avaient ressenti un tremblement de terre en Inde. Bien entendu les chercheurs ont vérifié que les fluctuations magnétiques n’étaient pas que de simples mouvements de translation de l’instrument. Ils ont alors démontré que c’était le déplacement des charges électriques – contenues dans l’eau qui s’infiltre dans le massif – qui avait modifié le champ magnétique en bougeant dans le réservoir calcaire sous l’effet du tremblement de terre. D’ailleurs, l’équipe réfléchit à un nouveau dispositif expérimental de suivi des masses d’eau grâce au magnétomètre, même en l’absence de secousses sismiques.

    « Le plaisir de ce travail vient de la diversité des thèmes abordés », estime Alain Cavaillou. « C’est très enrichissant aussi d’échanger avec des correspondants étrangers », ajoute Daniel Boyer, qui, comme son collègue, ne regrette pas cette reconversion rare, qui est d’ailleurs l’objet d’études en sciences humaines et sociales.

    L’histoire n’est pas terminée. Peut-être que bientôt sera signée définitivement la convention faisant du LSBB une unité mixte de service entre les cinq partenaires, CNRS, Observatoire de la Côte d’Azur, universités d’Avignon, de Marseille et de Nice… Peut-être que bientôt aussi un bâtiment plus confortable sera construit pour l’accueil des chercheurs sur le parking, afin, comme toujours, de limiter encore le « bruit » dans ce monde du silence.