• Le réseau John le Carré

    http://www.lemonde.fr/livres/article/2016/10/19/le-reseau-john-le-carre_5016609_3260.html

    Il y a quelques années, caressant l’idée d’écrire une autobiographie, David Cornwell, alias John le Carré, engagea deux détectives. « Dénichez les témoins vivants et les preuves écrites, leur dit-il. Remettez-moi un dossier détaillé sur moi, ma famille et mon père, et je vous récompenserai. Je suis un menteur. Né dans le mensonge, éduqué au mensonge, formé au mensonge par un service dont c’est la raison d’être, rompu au mensonge par mon métier d’écrivain. » L’expérience tourna court. 10 000 livres sterling et quelques somptueux repas plus tard, les limiers durent avouer leur échec. Ils n’avaient rien trouvé, ou si peu.

    Après ces détectives, ce fut au tour d’Adam Sisman, un véritable spécialiste de la biographie, de se mettre au travail. Son ouvrage s’appelle John le Carré. The Biography (Bloomsbury, 2015, non traduit). Le résultat est passionnant. Manque simplement la voix de celui que ­Philip Roth et Ian McEwan, pour ne citer qu’eux, considèrent comme l’un des plus grands écrivains contemporains.

    « Mon autobiographie, je l’ai faite de façon codée, a dit un jour le Carré. Les épisodes de ma vie sont plus ennuyeux, plus monotones que ma fiction. » Si le maître du roman d’espionnage ne succombera sans doute jamais à l’exercice convenu des Mémoires, voici pourtant qu’à tout juste 85 ans – il est né le 19 octobre 1931 à Poole dans le Dorset – il décide de lever un coin du voile en publiant Le Tunnel aux pigeons. Trente-huit chapitres à l’écriture serrée et à la première personne du singulier, qui fournissent quelques clés indispensables pour qui s’intéresse à l’auteur de L’Espion qui venait du froid. En voici quatre.

    Philby

    L’espionnage et la littérature marchent de pair, écrit le Carré. « Tous deux exigent un œil prompt à repérer le potentiel transgressif des hommes et les multiples rondes menant à la trahison. » « J’ai toujours été obnubilé par Philby », ajoute-t-il. Rien qu’en Europe de l’Est, des dizaines, voire des centaines d’agents britanniques furent emprisonnés, torturés et exécutés à cause de lui. Pour quelles raisons Kim Philby (1912-1988), qui était le patron du contre-espionnage au MI6, accepta-t-il d’être enrôlé par le KGB ? « Il fut poussé à trahir son pays par une addiction à la duplicité, analyse le Carré. Ce qui a pu commencer comme un engagement idéologique est devenu une dépendance psychologique, puis un besoin pathologique. Un seul camp ne lui suffisait pas ; il avait besoin du monde comme terrain de jeu ».

    Dans Le Tunnel aux pigeons, le Carré rapporte les confidences en forme d’aveu que lui fit Nicholas ­Elliott, ami, confident et collègue de Philby, lorsqu’il le rencontra pour la dernière fois à Beyrouth. Plus tard, c’est sous le coup de ce récit pour le moins aseptisé et trompeur que le Carré entreprit d’écrire L’Espion qui venait du froid (Gallimard, 1964) et La Taupe (Robert Laffont, 1977).

    Ronnie

    « Il m’a fallu de longues années avant d’arriver à écrire sur Ronnie l’escroc, le mythomane, le repris de justice et par ailleurs mon père. » Pour la première fois, le Carré fait le portrait de ce personnage extraordinaire (1906-1975) dont, plus tard, il s’inspirera pour le personnage de Tiger Single, dans Single & Single (Seuil, 1999). Un chapitre entier, le plus long, joliment intitulé « Le fils du père de l’auteur », relégué à la toute fin du livre parce que, « ne lui en déplaise, je ne voulais pas qu’il s’impose en haut de l’affiche ». Ces quelques pages permettent de comprendre une des principales clés intimes de le Carré : « A l’adolescence, nous sommes tous plus ou moins des espions, mais moi, j’étais déjà surentraîné. Quand le monde du secret vint me chercher, j’eus l’impression de revenir chez moi. »

    Flamboyant, bienveillant, toxique et imprévisible, Ronnie connaissait toutes les astuces du monde pour gruger les financiers. Changeant de nom comme de femme, il pouvait, écrit le Carré, « vous inventer une histoire à partir de rien, y inclure un personnage qui n’existait pas en vrai et vous faire miroiter une occasion en or quand il n’y en avait pas ». Se souvenant de ce que disait Graham Greene – « L’enfance est le fonds de commerce du romancier » –, le Carré ajoute : « De ce point de vue-là, je suis né millionnaire ».

    Avec un père pareil, tout ne fut pas rose. Un jour qu’il était à New York sans le sou, Ronnie rejoignit son fils qui, dans un restaurant chic de la ville, fêtait l’accueil triomphal réservé à L’Espion qui venait du froid. Et que croyez-vous que fit ensuite Ronnie ? Il appela le service commercial de la maison d’édition américaine, commanda deux cents exemplaires du livre en les débitant sur le compte de l’auteur, et les signa de sa main avec son propre nom pour les distribuer en guise de carte de visite professionnelle !

    Smiley

    Amateurs de le Carré, passez votre chemin. Vous n’apprendrez pas grand chose dans Le Tunnel aux pigeons sur George Smiley, son plus célèbre personnage. Pour en retracer la biographie, il faudra vous replonger dans les huit romans où il apparaît, en particulier L’Appel du mort (Gallimard, 1963), où figure une courte biographie du maître espion anglais. « C’est un gentleman, a dit un jour le Carré de son héros. Un amateur de poésie allemande, cultivé, digne, humain. Exactement le personnage que j’aurais aimé être. Lorsque je l’ai créé, je me sentais socialement désorienté et privé de modèles parentaux auxquels me raccrocher. J’ai donc inventé ce père de substitution qui est aussi mon mentor secret. »

    Dans Chandelles noires (Gallimard, 1963), il décrit ainsi Smiley : « Il ressemble à un crapaud, s’habille comme un bookmaker et je donnerais mes deux yeux pour avoir un cerveau comme le sien. » Il faudra attendre la fabuleuse trilogie – La Taupe, Comme un collégien et Les Gens de Smiley (Robert Laffont, 1974, 1977, 1980) – pour que Smiley, tout à sa lutte contre Karla, le maître espion soviétique, son double antithétique, donne la pleine mesure de son génie.

    Pivot

    Surprise : le 31e chapitre s’appelle « La cravate de Pivot ». Récit d’un fameux numéro d’« Apostrophes », c’est avant tout un magnifique hommage à son animateur. « A voir Pivot faire son numéro en direct devant un public qui tombe en pâmoison, écrit le Carré, on comprend aisément comment il a réussi quelque chose qu’aucun autre homme de télévision sur cette planète n’est même vaguement parvenu à imiter. » Il ajoute : « De toutes les interviews que j’ai données, et que j’ai souvent regrettées, celle-ci restera à jamais gravée dans mon cœur. »
    Quant à la fameuse cravate dont l’histoire est narrée dans le livre, ­Pivot l’a toujours. » C’est ma plus ancienne et la plus précieuse, nous a-t-il confié. Elle est bleue avec de petits points rouges. Je la mets parfois. Elle me donne la sensation d’être un agent secret. »

    De fait : quel lecteur n’a pas, un jour, rêvé d’être l’espion d’un roman de John le Carré ?