Algérie : au pays de l’heure noire

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  • (20+) Algérie : au pays de l’heure noire - Libération
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    Alors que la colère sociale s’étend d’Alger au Sahara, les pouvoirs publics peinent de plus en plus à redistribuer la rente pétrolière, qui s’amenuise en raison des cours très bas des hydrocarbures.

    Au pays de l’heure noire
    Au pied des tours, Leïla s’impatiente. Foulard noir serré sous le menton, en jean et baskets, cela fait bientôt une demi-heure que cette trentenaire algéroise attend l’arrivée d’un tramway sous le soleil : « On nous a promis un service minimum, mais je ne le vois pas. » Quatre jours plus tôt, les employés de la Société d’exploitation des tramways d’Alger ont lancé un arrêt de travail collectif pour demander, entre autres, une revalorisation des salaires.

    Ce samedi-là, à quelques centaines de mètres de l’arrêt de tramway de Bab Ezzouar, dans l’est d’Alger, une autre grève se prépare au local de la Maison des syndicats. Une vingtaine de syndicalistes de tout le pays, membres du Snapap, une organisation autonome, s’apprêtent à protester avec d’autres centrales contre la réforme de la retraite anticipée. « Il n’est pas question de renoncer à des droits sociaux acquis, estime Faleh Hammoudi, un syndicaliste venu de Tlemcen, une commune située dans le nord-ouest du pays. Les travailleurs algériens sont fatigués avant l’heure parce que l’atmosphère de travail n’est pas bonne. »

    « Faillite »
    Les fonctionnaires des secteurs de la santé, de l’administration mais aussi de l’enseignement ont prévu de débrayer. « Dans l’Education nationale, la plupart des salariés sont des femmes. Elles travaillent quinze ou vingt ans, et ensuite elles arrêtent. Le métier est pénible. Cette réforme est inacceptable pour elles », explique Nabil Ferguenis, chargé de communication de la fédération éducation du Snapap. Depuis l’annonce de cette réforme, qui annulera la possibilité d’obtenir une pension de retraite à taux plein avant 60 ans, des milliers de fonctionnaires ont déposé une demande de départ.

    Trois jours plus tard, dans le quartier de Hussein-Dey, des enfants en blouses roses ou bleues courent sur les trottoirs. Il est 9 heures, mais les écoliers rentrent chez eux, faute d’enseignant. Au volant d’une Fiat blanche, Samira récupère ses deux filles. Elle les emmènera pour la journée dans l’entreprise où elle travaille. « Je comprends les motivations des grévistes, et je les soutiens. On ne peut pas travailler plus de vingt ans comme enseignant. La santé ne suit pas, les rapports entre les générations changent. Il faudrait qu’un enseignant sorte des classes et puisse devenir formateur. Mais en Algérie, ça n’existe pas. » Camilla, institutrice tout juste titulaire, n’est pas gréviste : « Quand l’Etat veut faire quelque chose, il le fait quoi qu’il se passe », dit-elle en haussant les épaules. Une autre enseignante explique sous couvert d’anonymat : « Certains veulent pouvoir bénéficier de la retraite anticipée. Mais s’ils font grève, ils craignent que l’on rejette leur dossier. » En face, devant le kiosque à journaux, Amer, 57 ans, cinq enfants et trois petits-enfants, pense que le problème est plus profond : « La vraie question est "pourquoi ces gens sont-ils enseignants ?" Ils travaillent pour le salaire à la fin du mois. Ils n’ont pas de motivation particulière, et ils attendent que le temps passe pour avoir le droit de quitter l’Education nationale avec un revenu. »

    Face à la colère qui monte, les autorités dénoncent une « politisation » de la réforme des retraites. « Le maintien de la retraite proportionnelle sans condition d’âge mènerait à la faillite de la Caisse nationale de retraite dans les six prochaines années », prévient le ministre du Travail, Mohamed El Ghazi. Si la question se pose aujourd’hui, c’est parce que, depuis la chute des cours du pétrole, les réserves financières de l’Algérie ont fondu. Les exportations d’hydrocarbures, la base de l’économie du pays, représentent 60% du budget de l’Etat et 93% du volume global des exportations. Sauf qu’au premier semestre elles ont rapporté 6 milliards de dollars (5,5 milliards d’euros) de moins qu’à la même époque l’année précédente. Le pays a perdu l’équivalent de deux fois le budget du ministère de la Santé. En 2015, les revenus pétroliers avaient déjà chuté de plus de 40%. Le Fonds de régulation des recettes, ce matelas d’épargne du pays constitué grâce à la fiscalité pétrolière, contenait 4 500 milliards de dinars algériens (37,4 milliards d’euros) en 2014. Il n’y aura plus, selon les estimations officielles, que 740 milliards de dinars de réserves à la fin de cette année.

    45°C l’été
    En raison de la dépendance du pays aux hydrocarbures, le dinar algérien a perdu 20% de sa valeur face au dollar entre 2014 et 2015. Avec pour conséquence une valse des étiquettes. Selon l’Office national des statistiques, l’inflation a atteint 8,1% pour les produits de consommation. C’est l’une des explications des différentes grèves de ces derniers jours. « Les classes moyennes commencent à sentir les effets de la crise. Elles perdent du pouvoir d’achat. C’est tout naturellement qu’elles se tournent vers l’Etat, analyse Abdelkrim Boudra, membre du think tank Nabni (Nouvelle Algérie bâtie sur de nouvelles idées). Depuis plus de dix ans, à chaque demande sociale, il y avait une réponse de l’Etat. Et pour cause, puisque le baril se négociait à 100 dollars, permettant ainsi de remplir les caisses de l’Etat. Les gens ont été habitués à la redistribution de la rente. Il faut s’attendre à ce que les revendications s’amplifient. »

    Ainsi, en 2011, après plusieurs grèves et manifestations, les fonctionnaires ont obtenu des revalorisations de salaire. En 2013, à la suite d’une mobilisation qui avait rassemblé 5 000 personnes dans la ville pétrolière saharienne de Ouargla, les autorités ont réduit à 0% le taux d’intérêt des prêts bancaires pour les créateurs d’entreprise. Pour répondre au chômage des jeunes, les pouvoirs publics ont permis dès 1996 aux jeunes chômeurs de bénéficier de prêts d’environ 100 000 euros. Et nombreux sont ceux qui n’ont jamais remboursé… sans craindre la moindre sanction.

    Voilà deux ans que les revenus des hydrocarbures diminuent. Sans pour autant que le gouvernement ait pris de fortes décisions. Histoire d’éviter le pire. Mais à mesure que la crise s’installe, les taxes ne cessent de croître. Au début de l’année, celles sur les carburants, la téléphonie mobile et l’électricité ont toutes été augmentées. Le projet de loi de finances 2017 prévoit un nouveau tour de vis, avec notamment une hausse de la TVA de 17% à 19% au 1er janvier. Mais dans les villes du Sahara, des manifestations se sont succédé contre l’augmentation du prix de l’électricité. A Adrar, Timimoun et In Salah, où la température dépasse les 45°C l’été et où chaque habitation est équipée de climatiseurs, les factures de la rentrée s’envolent : plus de 60 000 dinars pour certaines familles. Face au mécontentement, le ministre de l’Intérieur a annoncé la création d’une commission chargée d’étudier les possibilités de réduire le montant des factures pour les habitants du sud du pays. « Est-ce qu’on peut se passer d’un réaménagement des prix de l’énergie et des produits alimentaires subventionnés ? Non, rétorque Abdelkrim Boudra. On a habitué les gens à un discours populiste qui déresponsabilise. Le système, par nature, transmet l’image d’un Etat-mère nourricière. Il est difficile pour les autorités de dire que tout ce qu’elles ont fait et dit pendant dix ans était faux, et qu’elles se sont trompées. »

    Les économistes de Nabni tirent la sonnette d’alarme depuis 2014 et préconisent de tabler sur une réduction des exportations d’hydrocarbures à l’horizon 2030 pour pousser à la diversification. Mais dans le projet de loi de finances, le gouvernement a préféré, au contraire, se baser sur l’hypothèse d’une remontée des cours du baril à plus de 60 dollars fin 2017, alors qu’il avoisine les 50 dollars actuellement. Car en réglant les difficultés sociales grâce à l’argent de la rente, l’Etat n’a pas diversifié son économie.

    « Écosystème »
    Dans l’est d’Alger, au bord de la Méditerranée, l’hôtel Hilton trône face à deux autres tours en construction. Au premier étage, le think tank Care organise comme à son habitude une matinée de réflexion. Ce jour-là, le débat porte sur la nécessité de faire travailler ensemble les start-up et les PME. Ghani Kolli, patron algérien trentenaire et formé au Canada, souligne « le manque de confiance des jeunes entrepreneurs vis-à-vis de l’économie en général ». Un participant acquiesce : « Un écosystème ne peut se développer que si une croissance durable s’installe, et pour ça, il faut que le gouvernement intervienne moins, que la dépense publique se réduise, il faut que la dépense privée soit plus présente sur le marché. »

    Mais beaucoup estiment que le poids de la bureaucratie se conjugue avec son manque de stratégie. « On nous parle de diversification de l’économie, mais qu’est-ce qu’on voudrait faire hors hydrocarbures ? On ne sait pas quel type d’industrie on veut développer ! » martèle Ghani Kolli. Dans la petite salle, des chefs d’entreprise, un ancien membre du gouvernement et des responsables de dispositifs étatiques. Personne ne semble très optimiste. Un étudiant prend la parole : « Notre pays a un potentiel humain, de futurs managers qui ont envie de voir une nouvelle Algérie. Mais les investisseurs qui ont réussi sont des analphabètes. Ça nous démoralise. »

    Zhora Ziani correspondante à Alger