Un Etat européen applique la charia : la Grèce

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    Mosquée en Crète en 1909. Il ne reste plus de mosquées en fonctionnement en Grèce, à part en Thrace occidentale. © Leemage

    Mosquée en Crète en 1909. Il ne reste plus de mosquées en fonctionnement en Grèce, à part en Thrace occidentale. © Leemage

    Alors que la France s’enferme dans des débats sur la place de l’Islam et sur la laïcité, un pays de l’Union européenne a la charia dans ses textes officiels. En Grèce, la population de la Thrace occidentale, région du nord-est du pays, frontalière de la Turquie, est en effet régie par la loi religieuse musulmane. Une situation unique en Europe née de l’histoire complexe et tourmentée de la Grèce.
    Dans un pays d’Europe, de l’Union européenne, la très orthodoxe Grèce, la charia s’applique depuis le début du XXe siècle. Une situation qui vient de l’histoire de la région, quand la Grèce s’est construite progressivement sur les ruines de l’empire ottoman, en pleine déliquescence.

    En 1923, la frontière entre la Turquie moderne et la Grèce se fige quasi définitivement lors du traité de Lausanne, signé le 24 juillet, après un abominable transfert de population entre les deux pays, une partie des Grecs de Turquie étant chassé du pays pour la Grèce tandis que la plupart des Grecs musulmans sont expulsés vers la Turquie.

    A l’issue de cet accord, la communauté grecque d’Istanbul peut se maintenir tout comme la minorité musulmane de Thrace occidentale. Cette dernière forme une communauté d’environ 120.000 à 150.000 personnes.

    Le poids de l’Histoire
    Pour cette population, la Grèce conservatrice de l’époque a décidé d’appliquer le sytème de justice communautariste et religieux qui était en vigueur dans l’empire ottoman. Résultat, l’Etat grec a délégué un certain nombre de pouvoirs de justice aux autorités religieuses musulmanes. « Ce qui est intéressant, c’est que ce droit particulier continue de s’appliquer en Grèce, alors qu’en Turquie la laïcisation du droit, imposé par Ataturk, ne reconnaît plus de statut particulier », nous précise Stéphane Papi, chercheur et professeur en droit public.

    « Dans cette partie oubliée du nord-est de la Grèce, tout est sauvage, même les lois. La minorité musulmane d’environ 120.000 personnes, toutes origines confondues, turque, rom ou pomaque, est régie par la loi islamique », décrivait un article paru dans Charlie-Hebdo.

    A propos de la charia, l’article se voulait léger : « On limite les plaisirs, pas de mains coupées, pas de coups de fouets sur la place publique, ni de polygamie autorisée, mais des mariages quotidiens de mineures, des héritages divisés en deux pour les femmes, des gardes d’enfants automatiquement octroyées au père en cas de divorce, un système éducatif d’un autre siècle, et puis, surtout, une oppression constante, sournoise, quotidienne pour les femmes. Car même light, la charia est avant tout une loi des hommes pour contrôler les femmes. »

    Les raisons historiques ont la vie dure et la Grèce s’est toujours méfiée de cette minorité. Ainsi, jusqu’en 1996, des barrières fermaient la Thrace aux visiteurs. Il fallait un laisser-passer militaire pour s’y rendre et « le couvre feu imposé à la population faisait de la Thrace une grande prison à ciel ouvert », selon cet article.

    Des muftis nommés par Athènes
    C’est sur cette base que la Grèce, dans laquelle la Constitution accorde à l’église orthodoxe le statut de « religion dominante », nomme les muftis, juges religieux musulmans. Dans ce pays très homogène religieusement (97% d’orthodoxes), où les cartes d’identité ont indiqué la religion jusqu’en 2000, la Constitution stipule que « la liberté de la conscience religieuse est inviolable. La jouissance des libertés publiques et des droits civiques ne dépend pas des convictions religieuses de chacun et toute religion connue est libre ». Et aussi que « les pratiques du culte s’exercent sans entrave sous la protection des lois ». Mais dans les faits, l’église orthodoxe conserve d’importants pouvoirs. Dans l’éducation notamment.

    C’est ainsi que malgré une loi qui vient d’être votée, Athènes n’a toujours ni mosquée ni cimetière musulman malgré une population musulmane (liée à l’immigration, sans rapport avec la Thrace) estimée à 300.000 personnes.

    En Thrace, en revanche, le traité de Lausanne de 1923 impose à la Grèce de faire une place particulière aux musulmans avec « libre exercice de la religion musulmane, libre exercice oral et écrit de leur langue maternelle, possibilité d’avoir des écoles musulmanes financées par la Grèce ; enfin, le traité laisse aux trois muftis de Thrace les pleins pouvoirs pour tout ce qui touche aux affaires familiales (mariages, héritages, tutelles), domaines où les règles de droit musulman sont toujours appliquées », note le juriste Stéphane Papi.

    « Les matières liées au mariage entre musulmans, à sa dissolution, aux relations personnelles entre les époux pendant leur vie conjugale ainsi que les liens de parenté continuent jusqu’à ce jour à être régies et jugées selon la charia. Mais depuis des décennies, le rôle des muftis s’est étendu à d’autres domaines, à d’autres personnes, y compris non grecques et/ou non musulmanes, et a débordé le cadre géographique de la Thrace occidentale », affirme l’ancien diplomate Alexis Varende.

    Les femmes premières victimes de ce système
    « Dans cette minorité, c’est une forme de contrôle des femmes par les hommes. Les hommes sous la charia ont plus de privilèges que les femmes. la charia n’est pas un droit à la différence culturelle, c’est un ordre juridique différent », estime pour sa part le juriste grec Yannis Ktistakis.

    C’est ainsi que, par exemple, dans le cas où une dispute a lieu entre deux citoyens de confession musulmane en matière sociale ou familiale, c’est la charia qui s’applique de plein droit, même si l’une des parties au conflit demande à ce que ce soit le droit civil grec qui s’applique.

    Pour la Diplomatie française, cette spécificité grecque a cependant tendance à se normaliser. « Dans la pratique, ce système est toutefois fortement encadré. Le droit islamique ne s’applique qu’aux citoyens grecs musulmans, qui résident dans les juridictions de Komotini, Xanthi et Didimoticho, dans lesquelles trois muftis sont nommés par l’Etat grec. »

    La Cour européenne des Droits de l’homme entre en jeu
    « En dehors de quelques cas médiatisés, on assiste à un phénomène de rapprochement du droit islamique appliqué en Thrace occidentale avec le droit grec. En outre, de plus en plus de litiges, notamment en matière de succession, sont désormais systématiquement portés devant les juridictions civiles grecques. Les décisions de muftis en matière successorale restent aujourd’hui exceptionnelles. On observe également une augmentation des mariages civils au sein de la communauté musulmane de Thrace, le mariage religieux n’intervenant qu’en complément », affirmait ainsi Paris en 2015, à propos de la situation en Grèce.

    Pourtant, la cour suprême grecque a reconnu, en 2013, la primauté du droit religieux sur le droit civil pour les membres de la communauté musulmane dans une affaire d’héritage. « La cour de cassation (areios pagos) elle-même a soutenu l’opinion que le mufti était le "juge légitime" des citoyens grecs musulmans où qu’ils résident, en Thrace occidentale naturellement, mais aussi à Santorin, Eubée ou, plus curieusement, hors de Grèce », précise Orient XXI.

    Pour Stéphane Papi, on assiste à un double phénomène. « Les décisions de justice rendues par les muftis sont de plus en plus conformes au droit commun. Si, en théorie, la répudiation ou la polygamie sont possibles, les divorces se font le plus souvent par consentement mutuel et la polygamie n’existe plus. Paradoxalement, donc, la Cour de cassation grecque a accepté que cette justice s’impose dans d’autres régions que la Thrace et puisse même s’appliquer dans des cas où des couples sont "mixtes", musulman et orthodoxe. »

    Le dernier mot pourrait revenir à la Cour européenne des droits de l’Homme qui devrait se pencher sur cette question car une femme musulmane de cette communauté de Thrace, Chatitzé Molla Sali, l’a saisie à la suite de cette décision de la Cour suprême grecque. « C’est une chance unique, car c’est la première fois qu’une femme de la minorité musulmane s’adresse à la Cour de Strasbourg pour régler ce différend avec l’Etat grec », se félicite le juriste Yannis Ktistakis.

    Mais la Cour ira-t-elle jusqu’à remettre en cause un fonctionnement qui remonte à 1923 et qui est toujours surveillé de près par le puissant voisin turc ?