• Je découvre donc d’une part l’extérieur de la Philharmonie , certes sous la pluie, mais quand même c’est comme si je découvrais la face cachée de la Lune puisque l’autre côté de cette construction je le connais bien pour passer régulièrement devant en voiture et quelle merveille, mais je suis encore loin de deviner ce que je vais découvrir à l’intérieur, un véritable joyau de salle de concert philharmonique, une fosse gigantesque, une scène à la façon d’une île déposée sur le lac qui aurait été formé au fond d’un volcan, le tout surplombé par des nuages aux formes de berlingots très allongés, c’est tout simplement grandiose. Et sur les pentes internes du volcan des modules et des modules de gradins, on n’est pas trop mal assis encore qu’arthritique à grands pieds, et donc peu de place pour ranger les péniches en question, la pliure des genoux est constante ce qui confine rapidement à la torture, mais c’est comme cela dans la moitié des salles de spectacle, on ne va pas braire. D’autant que ce n’est pas souvent que le spectacle est tel que j’en oublie illico , toute mon attention monopolisée, les petites misères de vieillard qui se dessinent dans mon avenir proche.

    Le Concertgebouw est un orchestre qui doit être responsable d’un bon dixième de ma discothèque classique, c’est du sérieux, c’est une chose, mais c’est aussi de ces orchestres véritablement dotés d’une intelligence collective, c’est-à-dire l’exact opposé de la population des conducteurs aux alentours de cette salle de concert, il réagit comme un seul homme et surtout, maintient son niveau sonore dans les moments calmes à une hauteur très responsable ce qui assure de grands contrastes entre les différents passages, cela rend les choses très belles, quand c’est tutti plein gaz, cela sonne et quand cela retourne dans les piano pianissimo , c’est ténu, mais pas fragile, il faut dire l’acoustique de la Philharmonie est d’une neutralité incomparable, mais je vais y revenir.

    L’orchestre est dirigé par un chef letton, Andris Nelsons, un jeune gars extraordinaire qui occupe tout l’espace de son pupitre, se penchant en arrière sur la rampe comme à un bastingage, dirigeant aussi bien de la baguette que des jambes, son jeu est admirablement physique, terriblement expressif et l’orchestre lui rend ses commandements avec une souplesse très étonnante. Les deux préludes wagnériens sont de toute beauté et se terminent par un silence qui a happé les dernières sonorités dans un souffle sur un geste sec du chef, on dirait l’aspirateur de sons interprété par Tom Waits dans L’Imaginarium du docteur Parnassus de Terry Gilliam.

    La deuxième partie de la soirée est consacrée à deux pièces de Johaness Strauss, Mort et Transfiguration et Till Eulenspiegel , deux pièces dans lesquelles l’extraordinaire souplesse du Concertgebouw donne à plein, laissant une très curieuse impression de facilité dans des passages qui font un peu les montagnes russes et qui doivent être un peu coton quand même pour ce qui est de la rigueur rythmique.

    L’acoustique de la salle brille de tous ses feux avec une particularité étonnante pour les derniers rangs où nous nous trouvons, la salle est tellement grande qu’il y a un très léger décalage entre les gestes du chef et ceux des musiciens et les sonorités qu’ils semblent commander, tel un playback mal synchronisé — oui, je sais cela m’amuse de faire circuler la folle rumeur que le Concertgebouw joue en playback — mais aussi quelques rebonds de sonorités sur les parois de la salle qui perturbent l’entendement, tel coup de triangle qui se fraye un passage depuis jardin pour ricocher et nous parvenir côté cour et plus ou moins par derrière. C’est une acoustique magnifiquement matte, neutre et dont la portée est radieuse qu’un violoncelliste approche seulement son archet du chevalet et on devine déjà le grain des cordes.

    En revanche, rien n’est parfait, nous en sommes en France, le parti des tousseurs est donc majoritaire. Et avec une telle acoustique, c’est souvent que cela gêne. Cela pourrait faire partie d’un programme politique que de trouver une solution à ce déplaisir. Mais personne ne m’écoute jamais. Surtout quand je parle de politique.

    Exercice #15 de Henry Carroll : jetez quelque chose à quelqu’un et saisissez sa réaction avec une vitesse d’obturation rapide.

    #qui_ca